Tortues, de Bruno Pellegrino

Publié le par Emmanuelle Caminade

Tortues, de Bruno Pellegrino

 

Tortues rassemble neuf textes dont la plupart, remaniés pour l'occasion, sont initialement parus entre 2019 et 2022 dans la Revue des belles lettres sous le titre "L'inventaire".

Hanté par la perte et l'absence, par la disparition de toutes ces petites choses qui tissent nos vies, Bruno Pellegrino s'y attache à «sauver l'essentiel» - une obsession remontant à l'enfance. Dans ce recueil autobiographique mené à la première personne (à une exception près), il tire ainsi sur le fil de ses souvenirs, aidé de ses notes prises régulièrement depuis son jeune âge.

Et s'il inventorie les images et les traces de son enfance et de son adolescence familiales et se remémore certains épisodes marquants de sa vie d'adulte, il porte également son attention sur ces vies révolues et presque effacées de personnes inconnues qui nourrissent son œuvre d'écrivain et semblent l'aider à s'orienter dans sa propre vie.

 

Tortue empaillée

 

Le titre résume avec malice cette préoccupation de rassembler ces choses insignifiantes hétéroclites qui remplissent une vie pour tenter, non d'empailler cette dernière, mais d'en percevoir encore le frémissement : une préoccupation exposée de manière allégorique au travers de l'anecdote personnelle faisant office de prologue.

Bruno Pellegrino inscrit ensuite ce recueil dans la continuité du souvenir d'enfance l'ayant initié en faisant de Tortues  une sorte de livre-tiroir où garder les souvenirs de ces moments auxquels il tient. Il y dispose ainsi ses neuf textes en alternant habilement deux fils, le premier illustrant par fragments son travail d'écrivain : un travail d'archiviste-enquêteur puis d'imagination, et le second déroulant une sorte de biographie morcelée partant de l'enfant déjà archiviste qu'il était. Une alternance qui présente de plus l'avantage de rompre la chronologie biographique, évitant toute monotonie.

A mi-parcours, la cinquième partie (La promesse) - évoquant le passage à dix-sept ans du cadre familial à la vie autonome dans d'autres villes et maisons et un travail scolaire à la lisière de son futur métier - s'avère une sorte de charnière entre ces deux fils et de transition entre l'enfance et l'âge adulte. Et l'on peut voir dans cette construction la traduction de cette constatation amusée livrée par l'auteur dans son avant-dernier texte : «Aujourd'hui, j'ai trente-trois ans, et si ma vie s'arrêtait ici, elle serait parfaitement symétrique. A l'exception de huit semaines en Angleterre – pour toujours hors du temps -, mes seize premières années s'écoulent entre les murs d'une seule maison. Je la quitte quelques jours avant mes dix-sept ans, les seize années suivantes sont éclatées dans l'espace. En continuant de vivre, je détruis la symétrie.»

 

© Maude Gyger

Maison d'enfance de l'auteur dans le village vaudois de Poliez-Pittet

 

La première partie (Chez l'écrivaine) éclaire, bien avant sa parution, la genèse de Dans la ville provisoire (Zoé, 2021) - où l'auteur mêle ses souvenirs vénitiens et genevois et mue l'écrivaine en traductrice. Et, après une troisième partie (Marthe) où nous le voyons de nouveau «trier les papiers des morts» et enquêter - ce qui depuis plusieurs années est «devenu son gagne-pain»-, nous le retrouvons dans la sixième (La grande vie) en résidence d'écriture dans un château de Bavière pour la dernière phase de mise en forme du manuscrit de ce deuxième roman. Dans  la neuvième partie enfin (Françoise), reprenant ses notes, il imagine la vie de son héroïne éponyme, complétant (1) ainsi son premier roman Là-bas, août est un mois d'automne (Zoé, 2018).

 

Quant au second fil, il démarre dans la deuxième partie (Le tiroir) où l'auteur-narrateur, abandonnant ponctuellement le "je" de l'adulte ne convenant pas à cet «autre moi», revoit cet enfant qui chaque dimanche dans sa chambre  triait et réorganisait ses affaires, mettant dans le dernier tiroir l'essentiel à sauver dans l'urgence en cas d'incendie. Nous suivons ensuite l'auteur en vacances avec ses parents, d'abord à huit ans en Turquie dans la quatrième partie, puis à douze ans en Angleterre dans la septième. Et dans la huitième, La voilure, nous quittons le jeune adulte prenant son envol.

 

On retrouve avec beaucoup de plaisir le style de Bruno Pellegrino, aussi reconnaissable que le timbre singulier d'un chanteur. Une écriture sensible et précise toute en finesse et en profondeur, un regard de poète faisant surgir des images lumineuses, étranges, et souvent pleines de drôlerie. Les échafaudages et les bâches dans une rue en travaux se transforment ainsi par exemple en une installation d'art moderne digne de Christo, une cave inondée évoque des rats qui «nagent la brasse dans la pénombre», tandis que l'on voit Françoise barrer la route aux bulldozers - façon Tian'anmen - pour en empêcher le goudronnage, et imagine que chez elle «même les chats devaient s'essuyer les pattes avant d'entrer»...

Et le voisinage, le frottement de cet humour poétique léger (doublé d'une subtile autodérision) et de l'angoisse et de la mélancolie imprégnant tous ces textes (2) provoque une dissonance savoureuse.

 

1) Quand il avait décidé d'écrire son premier roman sur la vie de Gustave Roud et de sa sœur aînée Madeleine, il était en effet tombé sur cette Françoise mais elle n'avait pas trouvé place dans son histoire

2) "La mort s'approche, la vie s'évapore", disait ainsi Friedriech Dürrenmatt dans Labyrinth, ce livre qui fascina à dix-sept ans Bruno Pellegrino, un auteur ayant eu très tôt une conscience aigüe du temps qui passe et de sa fatale destinée

 

De la mémoire et de l'oubli

 

«J'ai peur de ma mémoire./ (…) Je déteste avoir oublié.»

Au fil de ce livre, l'auteur développe une intense réflexion sur la mémoire en observant précisément le fonctionnement de la sienne.

L'abyme qui se creuse quand il se retourne sur son passé le terrifie. Des pans entiers de sa vie en effet se sont effacés et toutes ces heures écoulées n'ont laissé que peu de traces. A vingt-trois ans, il a ainsi quitté la Suisse pour Madagascar et il a déjà oublié la couleur d'une tortue, le visage d'une femme, comme le nom d'un légume, ces derniers ne trouvant plus place dans son «palais mnémotechnique». Certaines images disparaissent au profit de nouvelles qui disparaîtront à leur tour, et celles qui restent semblent souvent flotter dans le vide :

«Si je voulais restituer la forme exacte de ma mémoire, mon récit devrait être beaucoup plus lacunaire. Il faudrait renoncer à composer ne serait-ce qu'une seule phrase entière et joncher la page de vides. (…). Mettre un rift entre le pub et l'école, parce que j'ai beau faire, je ne parviens plus à relier ces deux endroits. Détachée du reste de la ville, la galerie marchande flotterait à proximité du bureau de poste et d'un restaurant de fish and chips. Et la forêt qui séparait la plage et la maison serait, comme dans les histoires médiévales, imprécise et changeante (...)»

 

La mémoire de l'auteur ne s'avère pas seulement lacunaire et mouvante mais aussi trompeuse. Il a en effet un vague souvenir d'Istambul : l'image floue d'une rue en pente avec un marché, alors que sa mère lui affirme qu'ils n'y ont jamais mis les pieds, et il ne sait plus s'il se souvient de l'Angleterre ou de leur album sur l'Angleterre. Beaucoup de scènes s'ébauchent dans son esprit sans qu'il sache s'il les a vécues ou inventées car à force d'évoquer ses souvenirs on finit par «enregistrer de fausses images par-dessus les vraies». Chaque fois qu'on se rappelle un événement on le modifie, l'histoire s'altère et, la fois suivante, «on n'a plus accès qu'au souvenir du souvenir».

La mémoire est ainsi éminemment faillible et on ne peut guère la rafraîchir «comme on rafraîchit une page web». Elle sature «comme un téléphone» et il faut faire de l'espace, «apprendre à oublier», l'oubli donnant le privilège de la légèreté. Il faut «arrêter de lutter contre le temps».

Garder ou jeter ?

 

L'enfant et l'adulte dans son métier sont constamment en proie à deux tendances contradictoires : un désir de tout garder, tout dire, lire ou relire et une envie d'être léger : «la pensée éblouissante de n'être définitivement attaché à rien».

A huit ans, si l'enfant angoissé s'attache à conserver et à classer, il aime néanmoins jeter, «voir grossir ce tas près de la porte, sentir que sa chambre s'allège et du même coup peut-être quelque chose dans sa poitrine». A vingt ans lorsque sa mère, contrainte à «réduire la voilure», lui demande de l'aide pour vider la maison, il doit se résigner à jeter tous ses cartons d'affaires scolaires des années écoulées et les peluches de son enfance ... Mais, paradoxalement, ses voyages à la déchetterie l'emplissent d'euphorie puis de sérénité : «la maison s'allégeait et ma mère s'apaisait, moi aussi.»

 

Chez l'écrivaine de même, on lui donne l'instruction de tout garder, contrairement aux enseignements de ce podcast résumant le métier d'archiviste où est affirmé que la tâche principale de celui-ci est de trier. «Tout conserver équivaut à ne rien conserver, la masse s'annule sous l'effet de son expansion.».

Et l'auteur, que ce soit dans sa vie ou son métier d'écrivain, hésite toujours, pensant pouvoir mieux respirer en ayant «tout lu et tout écrit» et trouver ainsi moins terrifiante «la perspective de la nuit», tout en se disant qu'il ferait peut-être mieux «d'arracher les pages de [ses] carnets pour les coudre les unes aux autres, une voile immense prête à claquer au vent».

Et, finalement, c'est bien à l'intuition de l'enfant du Tiroir qu'il semble se ranger :

«Je cherchais le point d'équilibre entre l'angoisse que génère le sentiment d'encombrement et ma peur d'oublier. Ce paradoxe dont j'avais eu l'intuition, enfant, était juste : pour conserver, il fallait éliminer. Garder peu de choses, mais pour toujours.»

 

Dans ce dernier opus dont on savoure l'écriture, Bruno Pellegrino brosse ainsi un délicat et malicieux autoportrait incitant à la réflexion, qui a le mérite d'éclairer les obsessions sous-tendant son travail d'écrivain. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tortues, Bruno Pellegrino, Zoé, 3 février 2023, 144 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bruno_Pellegrino

 

EXTRAIT :

 

On peut feuilleter les premières pages du livre : ICI

 

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Publié dans Recueil, récit, Biographie

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