Portraits clandestins, de Daniel de Roulet

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

Introduit par une préface de Nathalie Piégay, Portraits clandestins regroupe vingt-trois textes de l'écrivain suisse Daniel de Roulet dont la plupart ont déjà été publiés dans des journaux et revues ou diffusés lors de colloques, quelques uns ayant même été extraits de ses ouvrages antérieurs (1). Seuls trois sont ainsi inédits : une longue et érudite enquête italienne de lecteur-voyageur consacrée à Stendhal, et deux textes très brefs éclairant de manière anecdotique et malicieuse une facette de Friedrich Nietzsche et une Marguerite Duras inclassable.

 

1) Le texte sur Roger Vaillant provenant de Ca presse et celui sur James Baldwin de Un glacier dans le coeur, ceux sur Victor Hugo et Louis Pergaud venant de Esthétique de la course à pied, celui sur Blaise Cendrars de Zone d'ombre et celui sur Denis de Rougemont de De l'amour chez les écrivains suisses

 

La boule à écrire de Hansen

 

L'auteur nous fait parcourir une galerie de portraits d'écrivains (2) du XIXème siècle à nos jours - dont un seul est encore vivant (Jean-Christophe Bailly). Une galerie mêlant les écrivains les plus reconnus aux moins connus qu'il présente chronologiquement selon leur date de naissance (de 1783 à 1958). Et s'il qualifie leurs portraits de "clandestins", c'est que n'étant spécialiste d'aucun d'entre eux ni même critique littéraire, il ne se juge pas autorisé à en parler – ce qui relève moins à mon sens de la modestie que de la prudence. Il est en effet un grand lecteur ayant publié une bonne vingtaine de livres, ce qui lui donne toute légitimité. Mais les portraits qu'il brosse s'avèrent assez iconoclastes et "le portraituré ne se tient pas toujours sage dans son cadre" (3).

 

Dans ces portraits à l'éclectisme savoureux, Daniel de Roulet, ce promeneur solitaire parcourant les campagnes et les villes et voyageant un livre à la main – particulièrement pour son portrait de Stendhal (4) -, noue l'écriture et la vie de ses protagonistes tout en s'éloignant tant de la critique littéraire classique que de la biographie traditionnelle. Il enquête, compare et établit des parallèles – notamment entre Cendrars et Le Corbusier ou, plus inattendu, entre Obama et James Baldwin... - ; il élargit son propos de manière digressive ou se focalise sur un aspect que l'on pourrait penser mineur, rapporte moult anecdotes significatives et s'implique fortement, qu'il admire, se moque, ou s'insurge (5)

2) Au sens le plus large, qu'ils soient romanciers, auteurs de récits de voyages, philosophes, dramaturges et poètes ou même journalistes

3) Pour reprendre la formule de Nathalie Piégay dans sa préface

4) S'il s'y réfère aux divers écrits de Stendhal, son portrait doit aussi beaucoup aux essais de Sciascia et Léopardi (Stendhal et la Sicile) et de Jean Prévost (La création chez Stendhal, essai sur le métier d'écrire et la psychologie de l'écrivain)

5) Notamment contre certains propos publics moqueurs et méprisants de Jean Starobinski sur l'éloge funèbre de Dürrenmatt prononcé par Max Frisch ou, plus impardonnable, contre le pamphlet fielleux d'un obscur et ambitieux journaliste ayant poussé au suicide son talentueux collègue Niklaus Meienberg

 

 

L'exercice pourrait être fastidieux mais il ne l'est pas. Tout d'abord car, à quelques exceptions près (notamment les trente-quatre pages - très intéressantes au demeurant – sur Stendhal), ces portraits littéraires sont courts, n'excédant pas pour la plupart quatre à six pages, et même deux à trois pour certains. Et ensuite parce que, dans un style alerte souvent teinté de malice ou d'ironie, l'auteur y surprend le lecteur en variant sans cesse les angles d'attaque et la tonalité, comme le point de vue narratif ou la forme.

Si ces portraits sont brossés à la première personne par l'auteur, il lui arrive ainsi de s'effacer au profit du "je" fictif de Frieda Marmet, la muse de Robert Walser, pour lui faire raconter avec humour et tendresse son étrange relation avec lui, ou de s'adresser dans un "tu" plein d'admiration et de compassion à Annemarie Schwartzenbach. Et il écrit deux poèmes (en vers libres et en prose – seul texte à la troisième personne -) pour célébrer les poètes Gustave Roud et Raymond Carver. Ainsi que deux lettres posthumes respectueuses (donnant du "Cher Monsieur" et du "vous") à son ancien professeur de lettres Jean Starobinski et au désormais obscur Roger Vailland ayant enchanté sa jeunesse, tandis qu'il en adresse une très chaleureuse ("Chère Anna") à Anna Politkovskaïa.

Daniel de Roulet attise de plus l'attention du lecteur en n'éclairant pas les aspects les plus connus de la vie de ces écrivains ou de leur œuvre (6).

Ces portraits d'une grande originalité sont ainsi captivants, chacun à leur manière, à une seule réserve. L'auteur aurait en effet mieux fait à mon sens de ne pas reprendre dans un autre contexte ce qu'il avait écrit à propos de Victor Hugo car, ne racontant qu'un rendez-vous manqué, il se borne à décrire son trajet pédestre pour se rendre à Bièvres en évoquant les songeries qu'il engendre : des songeries n'ayant pas grand lien avec le célèbre écrivain ! 

6) Il ne s'intéresse ainsi qu'à "l'histoire d'un intellectuel en train de devenir aveugle" quand il évoque Nietzsche et la boule à écrire de Hansen, éclaire l'importance majeure de la ville lacustre d'Evian dans l'esthétique proustienne du souvenir retrouvé, et aborde uniquement Jean-Christophe Bailly "par ses gestes et à l'oral" ...

 

Au détour de ces portraits transparaît par ailleurs beaucoup de Daniel de Roulet. A commencer par son besoin d'aller sur le terrain et de prendre en compte les lieux dans lesquels ces écrivains sont nés, ont vécu ou séjourné, et leur influence sur leur vie et leur œuvre : des lieux qu'il sait décrire de manière évocatrice. Mais aussi sa sensibilité au passage du temps, à son impact sur ces lieux ayant gardé ou non trace de ces écrivains comme sur la perception de leurs œuvres (7), l'auteur étant prompt à saisir tous les écarts et les décalages (8).

Et l'on retrouve bien sûr son attachement à la politique (9).

Outre que certains écrivains ont été directement victimes de la politique (comme le Noir américain James Baldwin et la journaliste russe Anna Politkovskaïa) ou de la guerre (comme Louis Pergaud), une œuvre littéraire est en effet le miroir de son temps. Et l'épopée napoléonienne se reflète chez Stendhal, l'affaire Dreyfus chez Proust, tandis qu'on ne peut comprendre la vie d'Annemarie Schwartzenberg ni l'interdiction professionnelle du talentueux journaliste Niklaus Meienberg sans référence au nazisme ...

7) Différence de perception entre une lecture adolescente et une relecture adulte, mais aussi d'une époque à l'autre (notamment pour l'essai de Denis de Rougemont dont l'auteur livre une ironique analyse critique), beaucoup d'oeuvres célébrées en leur temps ne passant guère à la postérité

8) Il note ainsi par exemple l'écart entre la perception allemande et suisse du théâtre de Michel Vinaver, comme les décalages gênants entre les thèses d'un écrivain (Denis de Rougemont) et sa vie personnelle...

9) Il est ainsi pour Nathalie Piégay "le plus politique des écrivains suisses romands"»

 

 

La Suisse est très présente dans ce recueil.

Une dizaine de portraiturés sont en effet suisses et d'autres ont un lien avec la Suisse. La Hongroise Agota Kristof (que l'auteur connut personnellement) vivait en effet à Zurich, le théâtre de Michel Vinaver est particulièrement bien compris et apprécié dans ce pays avec lequel il entretenait un rapport ambigu, tandis que l'Américain James Baldwin fit un détour par la Suisse qui sans doute influença son parcours.

Et au travers des conflits entre générations d'écrivains, Daniel de Roulet livre sa propre vision littéraire et politique de la Suisse d'hier, d'aujourd'hui et de demain, notamment dans ses deux portraits consacrés à l'écrivain-voyageur Nicolas Bouvier et à l'écrivain et poète Jacques Chessex.

Mais quand il évoque les mésaventures du poète et philosophe suisse Michel Deguy, chassé en 1986 du Comité de lecture Gallimard après vingt-six années de service, il nous livre également une peinture acérée du petit monde littéraire parisien de l'époque qui reste toujours d'actualité.

 

Portraits clandestins est ainsi un recueil tout à fait passionnant qui plaira à tous ceux qui, avec recul, s'intéressent à la fabrique de la littérature dans sa dimension tant littéraire que sociétale et politique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Portraits clandestins, Daniel de Roulet, éditions La Baconnière, 3 février 2023, 190 p.

 

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Daniel_de_Roulet

 

 EXTRAIT :

On peut lire les premières pages du recueil (préface + début du texte sur Stendhal) : ICI

 

Retour Page d'Accueil

Publié dans Recueil, Essai, récit

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
F
Passionnant comme toujours. Merci Emmanuelle de me donner envie de lire plus de livres que je ne peux en lire. :)
Répondre