Kramp, de María José Ferrada

Publié le par Emmanuelle Caminade

Kramp, de María José Ferrada

Publié en 2017, Kramp est le premier roman pour adultes de María José Ferrada, journaliste et écrivaine chilienne internationalement reconnue pour ses livres pour enfants.

Ce roman d'apprentissage délicat et décalé à la dimension métaphorique et philosophique brosse un amusant et chaleureux portrait (1) de la grande «famille flottante» des voyageurs de commerce dans le Chili des années 1980. Se focalisant avec humour sur une très jeune héroïne et sur les relations l'unissant à son père et à ses collègues - et dans une moindre mesure à sa mère -, l'auteure y confronte de plus ses protagonistes à la disparition soudaine de l'univers heureux dans lequel ils évoluaient, menant ainsi une réflexion sur ces mondes terrestres qui soudain s'écroulent, qu'ils soient collectifs ou individuels, réels ou fantasmés.

 

1) Un portrait nourri de nombreux éléments autobiographiques. Le père de l'auteure était en effet représentant de commerce et, comme sa jeune héroïne, elle l'accompagnait parfois, enfant, dans ses tournées

 

 

D. réussit à survivre en tant que voyageur de commerce depuis que, enhardi par l'alunissage de Neil Armstrong en 1969 et désormais convaincu qu'«avec des chaussures bien cirées et un bon costume tout est possible», il a osé entrer dans la quincaillerie de la ville pour y proposer les produits Kramp au gérant. Et, le 13 novembre 1973, la chance lui a même permis une improbable rencontre avec «la plus belle femme du monde» qui lui donnera une fille.

A sept ans, M. va obtenir à force d'insistance d'aider son père dans son métier, la semi-absence d'une mère semblant vivre en partie dans un autre univers facilitant les choses. Et si cette dernière obtient qu'elle ne joue l'assistante qu'après les cours et pendant les vacances, de nombreux accrocs seront portés à cet accord par le couple père/fille.

 Tout le monde essaie de comprendre le fonctionnement des choses avec ce qui lui tombe sous la main. Moi, à sept ans, j'avais tendu la mienne et j'étais tombée sur le catalogue Kramp.

Pendant deux ans, c'est le bonheur pour M. qui bénéficie ainsi d'une éducation parallèle lui permettant de donner sens au monde qui l'entoure en élaborant et retouchant sa propre cosmogonie au fil de son expérience riche de révélations successives sur la marche de la vie. Car «on peut tout comprendre en regardant dans les tiroirs d'une quincaillerie» et en observant l'univers des voyageurs de commerce dont la planète vente (avec ses petits trafics et ses mensonges) tourne autour de ce «soleil particulier» que sont la cafeteria et le bar de l'hôtel où se retrouvent, bavardent et plaisantent les représentants de divers secteurs. Elle se construit ainsi un monde solide, voyant dans les étoiles les «petits clous de 0,69 cm avec lesquels le Grand Menuisier avait tout suspendu au ciel. Nous avec

Mais à neuf ans, suivant avec son père leur ami E., projectionniste du ciné-club universitaire chassant avec son appareil photo la trace des fantômes, elle sera confrontée à la violence de cette réalité de la dictature tenue silencieusement en marge dans son joyeux petit monde matérialiste.

Et ce sera non seulement une rupture familiale, M. abandonnant sa vocation pour entamer ailleurs une nouvelle vie avec sa mère, mais aussi une rupture économique (finis pour elle les petits profits, «le troc et les enveloppes» !) ainsi que spirituelle, sa croyance rassurante en un «Grand Menuisier» ordonnant l'Univers en ayant pris un coup...

 

Kramp est un très court roman aéré et morcelé en quarante et un chapitres séparés de pages blanches leur permettant de respirer avec légèreté. Une fragmentation à l'image de la perception du monde d'une petite fille tentant de classer, d'ordonner les éléments épars qu'elle saisit en un système signifiant.

Après quelques chapitres introductifs à la troisième personne s'enchaînant avec vivacité, M. s'empare promptement du récit, nous communiquant sa vision rafraîchissante d'un monde à hauteur d'enfant avec des mots simples et concrets parfois rehaussés de quelques expressions savantes produisant un effet comique.

Les personnages sont étrangement désignés par des initiales (à l'exception d'un seul) car ils se réfèrent à des personnes réelles connues par l'auteure qui se livre ainsi à une sorte de petit jeu incitant chacune à se découvrir. Mais cela révèle aussi plus profondément l'insignifiance de toutes ces petites vies, simples rouages anonymes et remplaçables d'un mécanisme qui les dépasse : des personnages secondaires de la grande Histoire. Et l'auteure recourt en abondance à la froideur des chiffres et des lettres dans les classifications de son héroïne, ce qui renforce ce peu de considération porté aux individus au sein d'un système.

Quant au seul nom cité, c'est celui d'un disparu durant la dictature de Pinochet, d'un homme dont on ne connaît ni le lieu ni la date de la mort et dont on n'a pas retrouvé le corps. Son nom accompagné de ses prénoms reflète alors tragiquement l'épaisseur de cette absence.

 

Le monde des voyageurs de commerce que  María José Ferrada a connu avec son père fait manifestement partie des «petits bonheurs» méritant «d'être projetés sur la place de la ville»  comme le fut l'alunissage de Neil Armstrong. Et ce roman savoureux à l'écriture poétique humoristique flirtant avec l'absurde - dont la jeune narratrice s'inscrit un peu dans la lignée de la Zazie de Queneau - est d'abord un hommage affectueux et malicieux rendu par l'auteure à cette grande famille qui fut aussi la sienne durant son enfance. Un roman par ailleurs hanté par la disparition, son thème central décliné à plusieurs niveaux.

En trois lignes, la vie de M. va prendre soudain un tour différent au chapitre XXIX. Son petit monde va se fracturer et, sa mère quittant son père, la fillette va passer à «la vie suivante». Une perte d'innocence enfantine  la menant vers l'âge adulte.

Quelques années plus tard, ce sera le monde professionnel du père qui disparaîtra avec le développement inéluctable des supermarchés et la fin du catalogue Kramp. Et se profilera la mort imminente de cette communauté fraternelle et joyeuse des voyageurs de commerce : «tous les voyageurs de commerce tireraient à l'unisson le jour où le dernier magasin fermerait».

Alors que M. avait fait siennes les paroles paternelles affirmant qu'«il était improbable qu'une maison construite à 80% de produits Kramp puisse s'effondrer», toute sa représentation du monde va ainsi finir d'être emportée par ce tremblement de terre. Et ses liens privilégiés avec son père vont totalement s'effacer dans la tourmente  : «Nous avions été profondément unis par un catalogue d'articles de quincaillerie.»

A cela s'ajoute, en fouillant dans le sac à dos de sa mère - antérieur à son existence - la découverte des «pièces manquantes du puzzle». De l'effondrement du monde de celle-ci dans les premiers mois de la dictature (2) où se multiplièrent les disparitions non élucidées.

 

Pour M., l'entrée dans le monde adulte est ainsi la révélation de la précarité de nos mondes et de la fragilité humaine, la compréhension «qu'un des mécanismes de l'existence est la disparition». Et cette découverte ne l'emplit ni de colère ni de douleur car elle s'inscrit dans la nature des choses et que l'on n'y peut rien. Reste seulement un grand vide, une tristesse : cette mélancolie douce-amère qui imprègne toute la fin du livre.

2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Dictature_militaire_d%27Augusto_Pinochet

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

KrampMaría José Ferrada, traduit de l'espagnol (Chili) par Marianne Millon, Quidam 7 avril 2023, 134 p.

 

A propos de l'auteure :

 

María José Ferrada (Chili, 1977) est journaliste et écrivain. Ses livres pour enfants ont été publiés dans le monde hispanophone, en Italie, au Brésil et au Japon et ont reçu de nombreux prix, dont le Ciudad de Orihuela de poésie, Academia du meilleur livre publié au Chili (2013).

Kramp est son premier roman pour adultes. Il a reçu le Prix du Cercle des critiques d’art (2017), du Meilleur roman décerné par le ministère de la Culture (2018) et le Prix de littérature de la ville de Santiago. Kramp a été publié en Argentine, Uruguay, Espagne et traduit en anglais (USA), allemand, polonais, italien, danois et  portugais du Brésil.

(Quidam éditeurs)

 

EXTRAIT :

 

On peut lire un court extrait sur le site de l'éditeur : ici

 

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Publié dans Fiction, Autobiographie

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