Le dernier rêve d'Emily Dickinson, de Stamatis Polenakis
Traduit du grec par Myrto Gondicas, Le dernier rêve d'Emily Dickinson est un court monologue théâtral du dramaturge Stamatis Polenakis qui fut publié en 2007 à Athènes et monté notamment sur scène en 2008 par Sotiris Karamesinis et en 2019 au Théâtre 104 par Demosthenes Philippas sur une musique originale de Katerina Elositou. Une pièce s'inspirant de la vie, de l'oeuvre et de la personnalité d'Emily Dickinson, célèbre et prolifique (1) poète américaine du XIXème siècle qui n'accéda à la reconnaissance que de manière posthume.
L'auteur nous y transporte dans l'univers poétique tourmenté de son héroïne, lui donnant voix pour préciser et corriger sa propre légende (2) dans le désir consolateur d'être mieux comprise. Pour nous rendre plus vivantes ses confidences, il la fait de plus s'adresser à un mystérieux et fantomatique interlocuteur muet qui semble bien la connaître et dont elle anticipe les questions. Et, loin de toute écriture théâtrale naturaliste, Stamatis Polenakis - qui est aussi poète - nous offre ainsi un texte poétique onirique d'une grande beauté.
1) Elle écrivit près de 1800 poèmes, dont seulement une poignée fut publiée de son vivant
2)https://fr.wikipedia.org/wiki/Emily_Dickinson
Ce dernier rêve apparaît en effet comme le dernier poème d'Emily Dickinson alors que ses forces l'abandonnent et que la lumière de la vie décline. Un déchirant poème murmuré à voix haute à l'approche de la mort :
Un autre rêve que je fais souvent, c'est celui-ci : je me trouve dans une pièce et je veux désespérément écrire un poème, je regarde autour de moi mais il n'y a ni papier ni plume nulle part, alors je décide de composer le poème à voix haute, je murmure les premiers mots et soudain j'ai la sensation d'être en train de réciter devant un auditoire invisible, alors quelque chose s'empare de moi, je me trouve dans un délire de parole, je n'ai plus besoin d'écrire, le plus beau poème que j'ai jamais entendu s'écoule de moi sans discontinuer, je vois les mots s'incarner devant moi, remplir l'espace. A l'instant exact où je me trouve au point culminant de cet étrange poème, quelqu'un m'interrompt, frappe à ma porte pour m'annoncer ma mort.
(p. 42/43)
Nous pénétrons entre les murs gris de sa maison où règne «une lourde atmosphère de tombeau» avant que «des vagues énormes» viennent l'emporter et qu'elle se retrouve «complètement seule dans la nuit noire». Multipliant les «stratagèmes» pour retarder la mort qui s'avance, Emily s'y livre à un délire de parole.
Le dernier rêve d'Emily Dickinson s'avère une sorte de «prière de vie au seuil de la mort» inéluctable, comme celle de Desdémone implorant «un petit prolongement de vie» à son mari. Et au "kill me tomorrow, let me live tonight" du drame de Shakespeare, répond le «je voudrais exister encore un peu, un jour de plus, au moins jusqu'à demain» d'Emily.
L'héroïne parle ainsi sans discontinuer dans un long chemin l'acheminant «jusqu'à la vraie nudité». «Pour arriver enfin là où la poésie même ne sera plus indispensable.»
Un puissant monologue théâtral poétique appelant un auditoire, et que l'on espère voir porté sur scène, ne serait-ce que pour une simple lecture à voix haute.
Le dernier rêve d'Emily Dickinson, Stamatis Polenakis, traduit du grec par Myrto Gondicas, Quidam, 3 mars 2023, 48 p., 5 €
A propos de l'auteur :
Né en 1970 à Athènes, Stamatis Polenakis est auteur dramatique, poète et traducteur. Au théâtre, il est l’auteur de plusieurs pièces (Berlin, Voyage d’hiver, Soupe de poisson et Le dernier jour d'Emily Dickinson - qui a déjà été traduit en roumain et en anglais ...). Il a publié d'autre part six recueils poétiques (La Main du temps, Les chevaux bleus de Franz Marc, Notre Dame, Les Escaliers d’Odessa, Pierre de gloire et Les Roses de Mercedes), et a traduit de l’espagnol et de l’anglais des œuvres de théâtre, de prose et de poésie.