Lisière fantôme, de Jérôme Lafargue

Publié le par Emmanuelle Caminade

Lisière fantôme, de Jérôme Lafargue

La forêt, dernier carré de liberté et de rêverie, et son riche imaginaire d'animaux et de sorcières, de guérisseurs et de brigands abrite cette nouvelle histoire de Jérôme Lafargue se situant à la lisière du réel et mêlant une certaine angoisse au merveilleux.

Célébrant la nature, unissant dans un même respect tous les êtres vivants, humains comme non-humains, mais aussi les esprits et les morts en s'ouvrant à l'occulte, Lisière fantôme est une étrange et réconfortante histoire d'amitié fidèle par delà la mort qui permet à son jeune et attachant héros de s'affirmer en confortant ses racines.

 

 

A vingt-six ans, Augustin Loeyna, grand type hypersensible et plutôt beau pouvant «se transformer en tornade aveugle», s'est construit un monde à sa mesure.

Cet original s'est en effet inventé son propre emploi répondant à ses qualités primordiales : «un refus absolu de toute autorité ; une curiosité insatiable ; un don pour la synthèse». Il écrit ainsi «ce que les autres n'ont pas le temps, le désir ou les compétences d'écrire», et découvre de ce fait des domaines totalement hétéroclites allant de la piraterie en Méditerranée et des instruments à trois cordes dans le monde et l'histoire aux directives européennes relatives à la composition des yaourts ou à l'interview des rescapés d'un massacre au Kenya. Un travail passionnant qui l'accapare tout entier et canalise son énergie. Et il s'est installé à Horcaviòt, petite ville imaginaire des Landes de Gascogne possédant une grande bibliothèque patrimoniale où il aime s'isoler pour ses recherches, vivant seul avec son chat Fripoun dans un modeste chalet en rondins niché au cœur des arbres.

Ce solitaire timide et bourru qui craint de s'engager sentimentalement aime néanmoins les gens, et il a l'art de s'entourer de personnes bienveillantes. Car, s'il n'a quasiment pas connu son père, sa mère Mado (désormais disparue) a su lui transmettre ses valeurs de bonté, d'ouverture et d'entre-aide.

Mais sa petite vie tranquille va être bouleversée par la présence invisible d'un fantôme s'immisçant dans son quotidien et lui envoyant de nombreux signes le mettant sur la piste d'une jeune bergère et poète de la fin du XVIIème siècle qui périt sans doute assassinée, tandis que des faits inquiétants le conduisent à un ancien braqueur qui lui révèlera un passé familial inconnu...

 

 

Le livre s'ouvre dans la forêt sur un facétieux épisode mettant en scène deux gamins qui, semblant à première vue étranger au récit, ne pourra être décrypté qu'à la fin, une merveilleuse scène rédemptrice faisant écho à cette innocence enfantine venant clore la boucle. Et sans doute faut-il avoir conservé cet esprit d'enfance à la fois ludique et imaginatif pour apprécier Lisière fantôme à sa juste valeur.

Le choix du présent et un montage narratif elliptique en séquences quasi cinématographiques font avancer rapidement le récit, tandis que la narration à la troisième personne permet de cerner le héros de toutes parts, saisissant ses moindres gestes et décrivant les lieux dans lesquels il se déplace tout en sondant son ressenti et ses pensées. Une narration somme toute classique que vient vivifier la spontanéité d'alertes dialogues menés dans une langue orale "jeune" sonnant très juste.

Grâce à son talent de conteur, Jérôme Lafargue nous entraîne ainsi sans peine dans les aventures extraordinaires de son héros. Une intrigue bien menée dont les multiples rebondissements s'emboîtent parfaitement, comme la notation habile de nombreux petits détails ordinaires dont les effets de réel s'avèrent propices au glissement dans l’imaginaire et la fantaisie nous font en effet accepter tout naturellement la cohabitation avec un fantôme et les événements les plus étranges.

L'écriture légère, souvent teintée de malice, reste simple même si elle fait parfois appel à bon escient à une certaine érudition. Très visuelle mais aussi olfactive, elle s'avère fortement évocatrice, qu'il s'agisse de nous transporter dans la forêt ou sur les dunes côtières ou de nous faire pénétrer les dédales de l'antique bibliothèque. Colorée, l'auteur aimant métisser sa langue (1), elle est parfois traversée d'élans métaphoriques exprimant une extrême sensibilité du héros aux ciels gascons et traduisant l'étrangeté de son regard sur le monde (2).

1)Du franglais à l'occitan et au dialecte gascon, ou aux langues exotiques rencontrées lors d'un voyage éclair au Kenya du héros

2)"Il neige encore lorsqu'Augustin se lève. Les flocons sont comme des danseuses de ballet dépêchées sur scène avec des cordes fragiles."/ "C'est la tombée du jour. L'horizon est comme une bouche de feu vers laquelle converge une flottille de nuages en charpie."/ "Le ciel est bleu indigo, avec, à très haute altitude, de tout petits nuages qui ressemblent à des écoliers batifolant dans l'eau."

 

Si son voyage au Kenya confronte son héros à ce que l'homme peut produire de pire et s'il est de plus en plus touché par ces événements qui «mêlés aux incertitudes climatiques, à la montée des populismes d'extrême-droite [ou] aux risques pandémiques» donnent «une image du monde effarante de violence», Jérôme Lafargue prend délibérément le contre-pied d'une littérature tentant de rendre compte des maux de notre monde. Il s'amuse ainsi à imaginer un monde heureux où les rapports sociaux, dénués de tension et d'hostilité, seraient gouvernés par l'empathie, et où la bienveillance règnerait en maître.

Tout comme sa petite sœur Lucie avec laquelle il entretient une relation de tendre complicité, le héros a très tôt compris l'essentiel de la vie, leur mère ayant l'habitude d'accueillir chez eux tous les «traîne-misère». Ils vivent ainsi dans «un monde simple où l'entre-aide et l'amitié sont plus importants que le paraître». Même l'ancien braqueur a sur Augustin «une emprise bienveillante» tandis que le portrait de la gardienne de brebis Marie révèle également des traits bienveillants. Et l'amour mutuel qu'éprouvent le héros et la jolie libraire Ariane semble présager au mieux l'avenir.

L'auteur s'attache par ailleurs à combler «le fossé abyssal que la civilisation a creusé entre l'humain et le non-humain». Outre que son héros prend un soin extrême de ses plantes et de ses arbres et sent vibrer la nature, il parle volontiers à son compagnon chat – et même à son fantôme – et accueille chez lui avec générosité tout animal. Un héros vivant certes dans sa bulle mais qui, s'ouvrant à toute connaissance et à la perception de mondes invisibles faisant partie de la réalité, s'est construit un monde élargi.

 

Lisière fantôme est ainsi un roman sans prétention nous proposant une vision harmonieuse du monde. Un roman rafraîchissant et rassérénant qui nous fait retrouver une âme d'enfant en naviguant avec bonheur entre rêve et réalité.


 

 

 


 

 

Lisière fantôme, Jérôme Lafargue, Quidam, 3 mars 2023, 190 p.

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/J%C3%A9r%C3%B4me_Lafargue_(sociologue)

EXTRAIT :

On peut lire un court extrait sur le site de l'éditeur : ICI

 


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Publié dans Fiction

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