Les orages, de Sylvain Prudhomme
Sylvain Prudhomme est un écrivain qui aime raconter la vie des hommes dans le temps qui passe de manière toute simple, jamais spectaculaire (1). Comme Matt dans Légende, il semble fasciné par le miracle de la vie et de ses multiples ramifications au cœur de cette coulée implacable : par "le nombre infini de films possibles".
Mais pour ce dernier opus publié en 2021 et privilégiant les formes brèves, c'est plutôt une succession d'instantanés (2) qu'il nous livre en se focalisant sur de petits moments d'une grande intensité révélatrice.
Conçu dès le départ comme un ensemble, Les Orages est ainsi un recueil de treize histoires, écrites pour la plupart entre mai et septembre 2020 (3), qui suspend le cours du temps pour sonder ces moments décisifs pour les protagonistes, avant de laisser ces derniers replonger dans le flux de leur vie ordinaire.
1)"La vie qui passe. Le temps qui s'en va. C'est tout simple, il n'y a jamais rien de spectaculaire. Simplement les hommes et les femmes qui naissent, grandissent, désirent, deviennent adultes, aiment, n'aiment plus, renoncent à leurs rêves ou au contraire s'y accrochent, vieillissent. S'en vont peu à peu, remplacés par d'autres.
Qu'est-ce qu'il faudrait raconter de plus, j'ai dit. C'est la seule chose à raconter."
(Par les routes, p. 43)
2) Instantanés que l'on retrouve avec le diptyque de Paola de Pietri en couverture
3) Dont cinq histoires écrites auparavant pour des revues qui ont été reprises pour ce recueil : Awa beauté, Balzac, L'île, La vague, La tombe
Gustave Courbet : La mer orageuse et La falaise d'Etretat après l'orage
Les Orages s'inscrit plus particulièrement dans le sillage du précédent roman de l'auteur (4) (Par les routes), et de cette "moisson d'autostoppés" racontant leur vie dont les polaroïds accumulés laissaient une trace. Seulement, ici, l'anonymat prime (5) car nous entrons dans la profonde intimité des personnages. Et dans ces petites expériences intenses et singulières touchant souvent à des cordes sensibles très secrètes concernant le rapport au monde, à l'autre et à soi, beaucoup peuvent se reconnaître.
Le titre porte en lui la dynamique renaissante de la vie. Après ces instants suspendus, ces bouleversements intimes qui aiguisent la conscience existentielle des protagonistes, tout s'apaise en effet et le mouvement de la vie reprend : "toujours le ciel s'essuie après l'orage"(6).
Tout est ainsi balayé et le ciel redevient lumineux une fois la perturbation passée, ce petit orage intérieur ne transparaissant pas le plus souvent aux yeux des autres.
Et l'on retrouve cette dimension météorologique symbolique dans la quasi-totalité de ces histoires, et notamment dans L'île :
«Elle le regarde qui dort près d'elle. Qui ne saura rien demain de la tempête. N'aura pas entendu qu'un orage leur passait dessus. (…)
Elle saute du lit, se précipite sur la terrasse.
Dehors le ciel est blanc. La terrasse jonchée de feuilles arrachées par l'orage (…)
L'orage a lavé les ardoises et les chemins. Lavé le ciel.» (p. 109/110)
4) Une des histoires (La tombe) reprend même cette idée d'un héros en crise s'interrogeant à mi-parcours de sa vie qui est exploitée dans Par les routes
5) Les personnages ne sont le plus souvent désignés que par un pronom ou une lettre, et quand ils sont nommés, hormis Awa dans Awa beauté, il s'agit quasiment d'inconnus (Ehlman dans la première histoire)
6) Pierre Perrin, poème Ouvrir la porte, Des jours de pleine terre
Les Orages n'est pas un recueil de nouvelles mais une sorte de coulée dans laquelle s'insèrent treize histoires ne se terminant nullement par des chutes (7) mais s'estompant, s'effaçant en douceur. Et la fluidité d'un style se privant délibérément des points d'exclamation ou d'interrogation et des tirets du dialogue permet à l'auteur de ne pas monter la voix, de ne pas rompre ce flux continu.
Sylvain Prudhomme a porté un soin extrême à la composition de son recueil, ménageant des contrastes qui empêchent toute lassitude. Une composition équilibrée jouant sur les rythmes et les tonalités (en alternant histoires longues et courtes et passant de la gravité à l'humour) et faisant chatoyer les couleurs. Et il diversifie les procédés narratifs mais aussi la respiration et la présentation de ses textes : récits à la troisième ou à la première personne, au passé simple ou au présent de narration, entrant directement dans le sujet ou précédés d'un récit cadre, récits aérés avec de fréquents retours à la ligne ou plus compacts avec de longs paragraphes (ne comportant parfois qu'une seule phrase comme dans Balzac)...
7) A l'exception peut-être de Balzac qui se termine moins par une véritable chute que par un clin d'oeil léger et malicieux
Nu dans le bain, Pierre Bonnard
Les orages est habilement encadré par deux histoires à la première personne introduites par un récit cadre : une longue et une brève lui faisant écho. Empreints de gravité, ce sont deux moments très intimes où la lumière surgit de l'obscurité, deux moments de grâce et de gratitude ayant à voir avec le miracle de la renaissance - qu'il s'agisse d'un enfant sauvé (Souvenir de la lumière) ou du retour à la joie, à la vie, d'une femme traumatisée par une épreuve (La nuit).
Et, à mi-parcours, la sixième et très courte histoire (La Baignoire) introduit une sorte de respiration, de pause avant d'enchaîner les autres histoires. Une femme disposant de deux heures pour elle y prend simplement un bain au goût d'éternité lui donnant la possibilité de se retrouver avant de reprendre ses occupations.
La mort est omniprésente dans ces histoires, et si deux d'entre elles démarrent à l'occasion d'une visite au cimetière (La tombe) ou d'un enterrement (Cendres), on évite le pire et ne fait que la frôler (8) ou l'imaginer à plus long terme.
Elle est ainsi le plus souvent abordée de manière légère et tout le recueil est imprégné d'une sorte de mélancolie joyeuse - oxymore rendant parfaitement compte de la vie -, le sourire et le rire (9) comme le soleil et le ciel bleu revenant en motif dans l'ensemble des récits.
Prolongeant la mise en abyme du grand réalisateur italien Fellini dans son film Huit et demi, l'avant-dernière histoire du même nom résume de plus parfaitement toutes ces imperfections, ces failles et ces crises mais aussi ces joies qui font la beauté de la vie humaine.
Et ces histoires réunies dans Les Orages déclinent ainsi treize variations célébrant la vie.
8) Le pire (la mort de l'enfant ou la crise du couple) est ainsi évité dans Souvenir de la lumière et dans L'île et, si le rire domine dans Le taille-haie, on y frôle sans cesse la catastrophe ...
9) Certains rires comme celui de l'héroïne de Awa beauté semblant plus proches du cri et des larmes
Les orages, Sylvain Prudhomme, L'arbalète, 2021, 178 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Sylvain_Prudhomme
http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/prudhomme-sylvain.html
On peut feuilleter les premières pages (p.9/18) : ici