Philippe Rahmy, Le voyageur de cristal, de Lou Lepori
Le 1er octobre 2017, un mois seulement après la publication de Monarques qui l'emplit de joie (1), et alors qu'en résidence d'écriture à Montricher (2) il mettait la dernière main à Pardon pour l'Amérique, disparaissait brutalement Philippe Rahmy à l'age de cinquante deux ans.
Atteint d'une maladie génétique incurable lourdement handicapante (dite "des os de verre"), ce poète et écrivain suisse à la vitalité exubérante laissait non seulement neuf livres et deux publications en format numérique - auxquels s'ajouteront deux ouvrages posthumes (3) -, mais aussi tout un chantier littéraire fourmillant de projets et regorgeant de textes en cours d'écriture ou achevés et même de romans inédits. Une œuvre dense et fulgurante, d'abord poétique puis romanesque qui, marquée par des «préoccupations philosophiques fondamentales», navigue entre l'intime et l'ailleurs et entremêle fiction et non-fiction, l'outil privilégié de la littérature et de la langue permettant à ce grand écrivain de transcender son rapport au corps et à la douleur et de l'élargir au monde et à l'autre.
C'est sous l'impulsion des éditions genevoises Double ligne, dans le cadre de leur collection consacrée aux "Figures de l'itinérance", que l'écrivain Lou Lepori - qui était aussi un ami de l'auteur - se lança dans la tâche ardue d'écrire une première monographie consacrée à Philippe Rahmy. Une magnifique et nécessaire entreprise qui bénéficia des conseils de la mère et de l'épouse de l'écrivain (Roswitha et Tanja Rahmy) ainsi que du soutien de l'Association des Amis de Philippe Rahmy et de la Fondation Jan Michalski pour l'écriture et la littérature.
1) C'est de manière apaisée et pour la première fois avec joie que, la veille de la sortie de Monarques, il attendait en effet la livraison au public de ce nouvel opus : "Jour émouvant. Et surprise : de livre en livre, découvrir l'émotion qui lui est associée, entre extrême tension à joie. Première fois que cette joie se présente." (Message privé Facebook du 30/08/2017)
2) Maison d'écriture créée en 2016 par Vera Michalski
3) Pardon pour l'Amérique (La Table ronde, 30 septembre 2018) et Où je me rêve (Editions d'en bas, mars 2023), recueil d'inédits publié sous la direction de son éditrice et amie Françoise de Maulde et de son épouse Tanja Rahmy
Philippe Rahmy le voyageur de cristal est bien plus qu'une biographie. Il aurait été d'ailleurs difficile d'approfondir cette dernière tant «le tissage d'éléments biographiques vrais ou fantasmés» dans les écrits de cet auteur rend difficile la vérification de ces données, tout comme des détails qu'il fournit sur ses voyages. Et une simple chronologie de la vie de Philippe Rahmy en fin d'ouvrage suffit à fixer les repères essentiels.
Lou Lepori avait avant tout pour ambition de «construire un chemin qui raconte à la fois l'homme et son œuvre en sachant que la frontière entre les deux est volontairement brouillée». Et son ouvrage, loin d'être un essai critique sur l'oeuvre de Philippe Rahmy, s'avère un long et riche «voyage dans sa pratique d'écriture» éclairant sa foisonnante trajectoire littéraire.
Précédé d'un avant-propos, ce dernier est structuré en douze thèmes/étapes et balisé par des phrases-clés reprises en gros caractères blancs sur fond de pages bleues en résumant l'essentiel. Tandis que vingt-cinq belles photographies en noir et blanc réalisées par Philippe Rahmy et présentées en pleine ou double page viennent pertinemment l'illustrer, aérant de plus cet essai dense et pointu s'appuyant sur moult extraits et citations de l'auteur.
Si l'essayiste s'intéresse surtout à la figure de l'itinérance, à l'écrivain-voyageur s'étant révélé lors du choc de sa rencontre avec Shanghaï (qui avait engendré dans la foulée son percutant et bouleversant récit de voyage Béton armé), il n'en analyse pas moins sa première période créatrice poétique (2001/2011) flirtant sur la fin avec les arts visuels (4) - notamment ces deux ouvrages publiés chez Cheyne éditeur (5) lui ayant apporté reconnaissance. Une période certes plus sédentaire mais ayant une place importante dans la trajectoire littéraire de Philippe Rahmy.
«L'exploration intérieure et lyrique» d'une poésie en prose «profondément arrimée au corps et lézardée de théorie littéraire» va ensuite laisser place au voyage «comme nouvelle perspective, un rêve, puis comme une réalité qui déferle, mettant en branle sa puissance créative». Dans les moments où la maladie lui laisse quelque répit, Philippe Rahmy multiplie en effet les voyages malgré leur prise de risques et leurs conséquences inévitables sur sa santé, le voyage devenant «le principal moteur de son activité littéraire».
Et c'est surtout sur cette prolifique deuxième période (2011/2017) que porte cet essai.
4) Cellules souches avec le peintre Stéphane Dussel (Mots tessons, 2007) et plusieurs vidéolivres, "formes nouvelles du texte pensé pour et par l'écran". L'activité de vidéaste de Philippe Rahmy se double de plus d'une passion pour la photographie qui va accompagner l'élaboration de son œuvre littéraire
5) Mouvement par la fin, Un portrait de la douleur (2005) et Demeure le corps, Chant d'excécration (2007)
Philippe Rahmy au travail (© Keystone / Bott)
L'auteur a pu avoir accès à un important et très diversifié matériau d'archives - notamment numériques. Philippe Rahmy, qui cofonda le site collectif remue.net avec François Bon et Jean-Marie Barnaud en 2001, avait en effet une intense activité numérique, publiant de nombreux travaux en cours sur ce site. Il avait de plus une intense activité épistolaire (entretenant une correspondance avec beaucoup d'amis tournant le plus souvent autour de la littérature et de ses voyages). Plus de dix mille mails ont ainsi été conservés ! A cela s'ajoutent lettres, demandes de bourses et de résidences d'écriture, brouillons et manuscrits achevés inédits et, bien sûr, tous ses textes publiés.
Il nous fait ainsi pénétrer, pour notre plus grand bonheur, dans le bouillonnement entourant la fabrique littéraire «rahmysienne», «dans le labyrinthe des projets, des versions, des repêchages intertextuels qui constituent l'établi de tout écrivain», celui de Philippe Rahmy, un écrivain toujours actif à la curiosité insatiable passant du doute et de l'auto-critique à l'élan et l'enthousiasme, étant particulièrement riche.
Lou Lepori souligne ainsi les influences livresques, philosophiques et littéraires de l'écrivain comme celles de ses rencontres et de ses voyages, et éclaire l'évolution de ses recherches formelles. Grand lecteur et fondamentalement poète, Philippe Rahmy fut, au-delà du classicisme de ses premières et nombreuses lectures, séduit par l'avant-garde et il sera toujours à la recherche de formes nouvelles dans «une quête optimale de l'expression». Il nous livre ainsi avec Béton armé un très singulier récit de voyage et, «après l'expérience de Shangai, Rahmy cherche encore une forme, qui se situerait entre un monde brutal, réel et fantasmé et une évocation romancée des territoires de l'enfance».
L'essayiste met aussi en lumière la prééminence de certains thèmes (la ville, la violence, la culpabilité et le pardon...) et la manière qu'a Philippe Rahmy non seulement de mythographier son enfance mais de se démultiplier. L'auteur dégage ainsi certains motifs récurrents centraux dans son oeuvre comme les motifs généalogiques, montrant comment «Rahmy-Wolff, le Juif-arabe», cet écrivain genevois d'origine allemande et juive par sa mère et franco égyptienne par son père «se forge une identité mouvante pour mieux appréhender le réel par les chemins de la fiction».
Et si l'on se perd parfois un peu dans ce chantier labyrinthique dont les ramifications prolifèrent et s'entrecroisent, l'aventure n'en reste pas moins captivante, surtout quand on a lu les ouvrages marquants de l'auteur (6) – dont la genèse donne lieu pour chacun à un chapitre. Mais cela aiguise aussi l'intérêt pour ceux que l'on ne connaît pas, et notamment pour ceux qui n'ont pas été publiés.
6) Ceux de la seconde période : Béton armé, Allegra, Monarques, Pardon pour l'Amérique. (Je n'ai personnellement lu que des extraits des œuvres poétiques qui sont regroupées dans un même chapitre)
(© Keystone / Bott)
Avec Philippe Rahmy, le voyageur de cristal nous assistons à la construction d'une œuvre engagée et rayonnante d'humanité, ce qui lui donne toute son universalité et sa puissance. La maladie fut en effet chez Philippe Rahmy un «accélérateur d'humanisme» lui ouvrant une porte sur l'empathie et la révolte.
«Figure de l'exclu, du cloîtré», il «a découvert par les livres puis les voyages une multitude friable, vulnérable qui l'a ouvert à un humanisme sans complaisance». Il réussit en effet à muer sa souffrance en ouverture sur le monde, la douleur devenant une langue commune qui rapproche des autres et de l'ailleurs. Une manière de faire corps avec la douleur du monde et de s'engager aux côtés de toute une humanité blessée :
(...) il y a mon rapport au langage, à la littérature, qui ne tient qu'à un fil, trois fois rien … Ce fil, c'est l'empathie pour tout ce qui existe, non pas la mienne, mais celle de l'écriture. Je ne vois pas d'autre lieu pour écrire. L'humanité. Pas d'autre projet. L'humanité. Pas d'autre dieu, d'autre souci, d'autre banal quotidien. On écrit petit et avec le petit (je n'ose pas dire "pour", pas cette prétention ou ce courage), on écrit déjeté avec les déjetés. Se savoir faible et écrire la faiblesse, quelle qu'elle soit, quel que soit le coin ou l'angle où un individu est acculé (...)
Lettre à Jérôme Bourdon, 5 mars 2016 (p.58)
Lou Lepori voulait aussi à ses dires «restituer l'image d'un voyageur heureux», ce qu'il réussit pleinement. Tout cet ouvrage semble en effet galvanisé par l'énergie vitale de cet homme solaire toujours en mouvement, et les huit portraits en pleine page d'un Philippe Rahmy (7) souriant au regard vif qui le scandent affichent la joie de vivre de cet écrivain qui, ne cédant jamais au pathos, à l'auto-apitoiement, s'affirmait comme un homme heureux :
«Je suis quelqu'un d'heureux. Je n'échangerais pas ma vie contre celle de quelqu'un d'autre. Je trouve dans l'écriture une prolongation de mon corps souvent réduit à l'immobilité. Je cours, je nage, je vole dans mes phrases, je pousse les murs, je vois du pays depuis le fond de mon lit. Et puis, heureusement, j'ai aussi des moments de solidité physique. J'en profite alors pour aller voir si le monde tel que je le raconte avec mes lunettes introspectives correspond au monde réel».
Lettre à Jean-Claude Guillebaud, 24 septembre 2012 (p.16/17)
Philippe Rahmy : un homme-écrivain qui avançait vers une sorte d'absolu de la littérature, qui s'élevait dans l'authenticité d'un langage libéré, délesté de tout souci de plaire.
7) Photographies en noir et blanc prises par son épouse Tanja
Philippe Rahmy, le voyageur de cristal, Lou Lepori, éditions Double ligne, 9 mars 2023, 140 p.
A propos de l'auteur :
Lou (Pierre) Lepori est un auteur et traducteur suisse. Né à Lugano, il a publié de la poésie, des romans (en italien, sa langue maternelle, et en français) et des essais. Metteur en scène, il dirige à Lausanne la Cie TT3.
A propos de Philippe Rahmy :
Voir sa biographie et bibliographie sur le site des amis de Philippe Rahmy : ICI
https://remue.net/philippe-rahmy
EXTRAIT :
Table des Matières
(p.179)
Avant-propos. Un voyageur paradoxal ................................................. 11
Face à la douleur. Un corps de cristal …............................................... 19
Le roman des origines. Rahmy-Wolff, le Juif-Arabe …............................ 35
Au pays de l'avant-garde. La géographie du langage …......................... 45
Laisser son corps en gage. La poésie arpente l'indicible …..................... 55
Voyager...Bégayer. Géopoétique du labyrinthe...................................... 65
Scriptopolis, la ville où il fait bon vivre................................................. 77
Shanghai n'est pas une ville. Le choc d'une rencontre …....................... 85
Terre sainte. Se reconnaître à Tel-Aviv …............................................ 105
Allegra. Le tabou du roman …........................................................... 115
Monarques. Il faut vivre davantage …................................................ 125
Pardon pour l'Amérique. Sur la route du pire …................................... 143
«We were born sick». Réinventer la figure de l'étranger …................... 161
Bibliographie des principales œuvres de Philippe Rahmy ….................. 167
Chronologie de la vie de Philippe Rahmy …......................................... 169