Tombola, de Jérémie Gindre
Recueil de courtes histoires plus que de nouvelles à proprement parler, Tombola s'apparente à une sorte d'album photographique et kaléidoscopique de voyage. Dans un jeu de miroirs produisant de nombreuses combinaisons de motifs se faisant écho, Jérémie Gindre y suit en effet une héroïne multiple sous des ciels différents dans une succession de moments singuliers, se montrant très sensible à ces paysages naturels grandioses ou marqués par l'histoire qu'apprécient les touristes, ainsi qu'aux variations des éclairages saisonniers et aux caprices de la météo.
Castelrigg
Au fil cyclique des saisons, il nous fait voyager avec ses héroïnes d'une randonnée solitaire dans le massif du Devoluy (Le sifflet) aux souvenirs d'une excursion aux chutes du Niagara (Histoire d'un voyage fait aux fameuses chutes du Niagara). Et nous passons ainsi d'une visite au cercle de pierres de Castelrigg (Le cercle du passé & des gens du présent) à celle d'un chalet montagnard estival familial isolé dont le toit a été enfoncé par la chute d'un sapin (Instructions pour quitter le chalet), nous nous introduisons dans un parc animalier du Jura bernois (Plus d'espace pour les dindes) et empruntons la véloroute québécoise longeant les rives de l'estuaire du Saint-Laurent (Parlez-vous baleine ?), ou assistons à de difficiles retrouvailles paternelles dans un hameau du Morvan (Un papa, mille bouddhas).
Qu'elles s'appellent Zita, Willa, Espe, Anna, Joanne, Saskia ou Charline, c'est toujours au travers du point de vue d'une femme indépendante et sagace à l'esprit toujours en mouvement, de ses observations et de ses réflexions intimes, que le narrateur à la troisième personne, calant son rythme sur le flux de ses pensées, nous conte dans un alerte présent ces sept petites histoires qui n'ont pas véritablement de fin (1). Une femme dont les décisions, longuement mûries ou plus impulsives, vont être perturbées par des incidents imprévus, car «comment savoir à l'avance ?».
La thématique centrale de ce recueil est en effet celle du choix et du hasard toujours prompt à faire basculer le cours des choses, ce qui nous entraîne parfois dans «la spirale des si». D'où ce titre désignant un jeu de hasard dont l'étymologie renvoie au "tombolare" italien signifiant "renverser", "basculer". Et l'incipit de la quatrième histoire expose bien cette part d'inconnu, d'imprévisible à laquelle l'homme se heurte : «Le soir où Anna remporta un jambon à la place d'un téléviseur quarante pouces dans une tombola, un homme qu'elle connaissait à peine lui cassa une dent sans faire exprès.»
1) Le fil de ces récits ne semble en effet qu'interrompu - parfois même comme au beau milieu d'une phrase -, ce qui facilite leur enchaînement
Siky parc de Crémines
Jérémie Gindre relie avec malice ces histoires en déclinant plusieurs petits motifs parfois prosaïques nous faisant passer de l'une à l'autre, et il sait leur donner de l'élan en introduisant juste ce qu'il faut de suspense et de petites frayeurs les pimentant.
On goûte particulièrement ses phrases bizarres un peu loufoques et intrigantes (2) qui interrogent en profondeur, à la manière de celle de l'écrivaine Laurie Colwin citée en exergue ("C'était la semaine de l'Ananas au supermarché de la Grosse Prune."), car à partir de ces propos ingénument terre à terre, c'est tout un regard poétique et critique qu'il déploie sur notre monde. Et l'auteur partage avec cette écrivaine une capacité d'observation quasi entomologique du comportement des individus, ses héroïnes observant notamment les hommes comme de "drôles d'oiseaux" : Karim et «son attitude de reproches muets», JD et «sa façon de se nourrir en ne tenant compte que des protéines, des lipides et des glucides», de faire la promotion de la forêt ou de vous adresser des «encouragements infantilisants», Francis et «ses habituels discours sur les valeurs perdues dans le monde d'aujourd'hui», Wim avec son habitude de postillonner et «sa façon de s'énerver et de devenir tout rouge» ... Partant de situations très banales, il a de plus l'art de faire surgir des scènes singulières éclairant l'aspect dérisoirement comique de la vie et l'absurdité du monde tout en sondant l'intimité de ses héroïnes et préservant leur part d'ombre, à l'instar d'Amy Hempel également citée en exergue.
Plaçant d'emblée son recueil sous la tutelle de ces deux grandes nouvellistes américaines, l'auteur leur adresse un hommage appuyé. Il semble même envoyer un clin d'oeil à la première et à son intérêt connu pour la gastronomie en nous détaillant le menu de chaque repas ou pic-nic, et à la seconde - qui mena une carrière au service du monde animal - en faisant plusieurs fois s'indigner ses héroïnes sur la maltraitance des chiens.
2) Deux («et il faudrait vraiment plus d'espace pour les dindes» et «Parlez-vous baleine ?») sont même reprises en titre, auxquelles on peut ajouter, outre l'incipit de la quatrième histoire déjà cité : «Ce que j'aimerais, c'est laisser le chalet aux abeilles.», ou «L'orignal vit entre la boîte aux lettres et le frigo.»...
Edward Hicks, The Falls of Niagara
L'auteur porte un riche et complexe regard sur cette nature plus ou moins sauvage dans laquelle ses héroïnes ont décidé de se rendre, le plus souvent pour de courts séjours, randonnées ou excursions. En peintre attentif aux formes et aux matières, à la lumière et aux variations chromatiques, il promène tout d'abord son pinceau de la débauche de couleurs du printemps au noir et blanc de l'hiver et à cette absence de variations quand le blanc du sol neigeux rejoint celui du brouillard. Et il se montre particulièrement sensible à cette relation intime entre météo et paysage, la première pouvant rendre spectaculaire le second ou l'annihiler.
Il nous décrit de plus un univers intensément peuplé d'animaux surgissant au détour de multiples phrases, donnant leur nom aux lieux ou servant d'étalon aux comparaisons, une des héroïnes envisageant même de laisser son chalet aux abeilles et des cours enseignant le chant des baleines. Tandis que les roches et la végétation s'y animent : «le soleil de printemps éclipsé par le passage rapide des nuages» donne aux pierres «un air vivant» et, la nuit, dans le faisceau des phares, les plantes aussi «ont l'air plus vivantes».
L'homme n'est plus ainsi au centre de l'univers et nous glissons insensiblement dans une sorte de royaume enchanté, «dans ce temps du mythe où les humains et les animaux parlaient le même langage», le recueil se transformant parfois en une sorte d'album illustré pour enfant ou de BD (3) faisant de la nature un décor de fiction. On croise parfois «un petit château type Moulinsart», des maisons rénovées en imitation PVC à l'«aspect playmobil», des paysages s'apparentant à une pâtisserie avec leurs bois touffus et leurs prés gras et des villages dont les noms semblent «sortis d'un imagier pour enfant». Les télescopes d'un observatoire astronomique nous renvoient à Tintin dans L'étoile mystérieuse et ses antennes paraboliques géantes rangées sur des rails à Star Wars, certains personnages nous évoquant Petit Jean, le compagnon de Robin des bois, ou des figurines articulées en plastique, comme JD (surnommé G.I. Joe) ou Brad dont les muscles «semblent si nombreux, si gonflés, qu'il faut en déplacer trois pour en bouger un à la façon d'un Rubik's cube».
3) Impression amplifiée par le fréquent recours à des lettres capitales et des onomatopées : «Tchac.PAN ! / Rhaaaaa !»/ «AYOYE ! Aaaah ! ARRETE !» ….
Observatoire astronomique du Pic de Bure
Avec drôlerie, l'auteur se livre par ailleurs à une critique des effets délétères combinés du tourisme et de la technique sur la nature sauvage, nature transformée en spectacle clinquant et «exploitée jusqu'à la moelle par le tourisme». On présente ainsi les animaux sur fond de faux rochers et de cocotiers en plastique au «ranch des rapaces» et le célèbre site des chutes du Niagara est envahi de parcs d'attraction et de casinos. La nature est victime dans son ensemble de pollution visuelle et sonore : vue altérée par les glissières et les poteaux électriques et toute sorte de panneaux indicateurs, pancartes intempestives et images publicitaires, ou par les camping-cars stationnés sur la crête des dunes..., tandis que le silence est traversé par le grésillement des lignes à haute tension, qu'on entend le sifflement du vent dans les antennes au Pic de Bure et le bourdonnement d'un drone au coeur de la forêt. Et si, face au spectacle sublime de la mer, un conducteur de quad éteint enfin son moteur, c'est pour allumer son autoradio ou nous faire profiter de ses conversations téléphoniques diffusées par la sono des hauts parleurs.
L'auteur met de plus ironiquement en scène la revanche de cette nature : une simple piqûre de moustique ou une averse soudaine font ainsi virer une excursion en cauchemar et, le portable et son GPS se révélant impuissant dans le brouillard, l'antique sifflet, la carte, l'expérience et l'intuition reprennent leur importance. Et il souligne malicieusement «le paradoxe de se trouver dans un observatoire capable de scruter le fin fond de l'univers, et de ne pas voir à plus de dix mètres devant soi» quand tombe le brouillard !
Jérémie Gindre nous conte ainsi sur un ton très personnel, avec beaucoup d'humour et de poésie, de petites histoires bien insérées dans notre époque qui ramènent l'homme à plus de modestie devant cette nature qu'il ne pourra jamais véritablement domestiquer ni dominer.
Tombola, Jérémie Gindre, Zoé, 15 septembre 2023, 208 p.
A propos de l'auteur :
Né à Genève en 1978, Jérémie Gindre est un artiste et écrivain suisse qui a décidé de ne pas choisir entre arts plastiques et littérature. Sa pratique comprend l’écriture comme le dessin ou l’installation, et explore ici des thèmes aussi variés que la formation des orages, les techniques de chasse préhistorique ou le folklore western. Il a notamment publié On a eu du mal aux éditions de L'Olivier en 2013, Pas d'éclairs sans tonnerre (Zoé, 2017) et Trois réputations (Zoé, 2020).
(Editions Zoé)
EXTRAIT :
Le Sifflet
p.9/10
Le ciel s'est couvert pendant la nuit. En observant les nuages défiler le long des montagnes, Zita ne se laisse pas intimider. Elle a le sentiment que quelqu'un comme elle, par une journée comme celle-ci, dans le monde d'aujourd'hui, peut parfaitement se permettre d'aller marcher. Alors elle pose sa tasse dans l'évier sans la rincer, et ouvre le frigo pour y prendre le saladier. Son sac est prêt, bourré de tout ce qu'elle a jugé utile à une randonnée de deux jours dans le Dévoluy, ce massif griffé et déchiré, déserté, mal balisé, taillé par des torrents brutaux et drapé d'éboulis. C'est de ça que Zita pense avoir besoin : de falaises, de vent et de solitude, plutôt que de querelles larvées avec Karim, de ses remarques plaintives à propos des câpres dans la salade niçoise, ou de sa manie de faire la lessive les jours de congés. Et donc le reste de la délicieuse salade sera pour elle, augmentée de pâtes et tassée dans un Tupperware, et ce sera très bien de la manger toute seule ailleurs que dans cette cuisine.
Le choix de l'itinéraire est fait, pensé hier soir au lit et confirmé sur la carte IGN au réveil : le tour du pic de Bure au départ de Rabou. Deux grosses journées avec pas mal de dénivelé et beaucoup de kilomètres. Très bien. Sur la route, Zita se représente mentalement le début du parcours et ses étapes : le torrent, un premier col, la forêt. Le chemin qui erre sur tous les plis de la montagne avant d'y grimper. Grosse montée par une combe escarpée, traversée du haut plateau, enfin descente vers le refuge. Cette première journée risque d'être longue. Allez, c'est parti. Zita claque le coffre de sa Berlingo et lui dit à demain. C'est motivant de parler à sa voiture.
(…)
Le Cercle du passé & des gens présents
p.45/47
Bonne ou mauvaise idée, Willa a décidé de rouler jusqu'à Keswick à cause des photos de nudistes trouvées dans l'ordinateur de sa mère. Quatre heures de voiture pour comprendre le pourquoi de ces fesses à l'air et, peut-être, percer le secret d'une vie épanouie. C'est peu, ou beaucoup trop, mais comment savoir à l'avance ?
Sa mère l'a appelée au secours le mois dernier parce que là vraiment plus rien ne marchait : Internet quittait inopinément à chaque fois qu'elle essayait de l'ouvrir et sa souris ne faisait pas ce qu'on lui commandait. Le dimanche après dîner, pendant que sa mère jouait au Memory avec son fils, Willa a donc entrepris de faire un peu de ménage dans le vieux PC de son ancienne chambre, en commençant par effacer un nombre incroyable d'alias, de captures d'écran accidentelles, de doublons et de documents sans titre sur le bureau. Et puis elle est tombée sur ces photos rangées au mauvais endroit dans un sous-dossier de sous-dossier. On y voyait son père ou sa mère posant nus en plein air, mains sur les hanches ou bras ouverts, par tous les temps et même parfois en hiver. Dans ce cas, l'un et l'autre portaient leurs chaussures enfilées à la va-vite et souriaient comme des enfants devant un gâteau. Les attitudes n'avaient rien de suggestif : chacun son tour, ses parents se contentaient de poser debout devant le décor, toujours de face, comme pour signaler quelque chose. Leur audace peut-être, ou le simple plaisir de relever un défi.Ce qui était étonnant, à part la chair, les poils et les sexes que Willa n'avait presque jamais vus avant, c'était que toutes ces photos montraient aussi des monuments historiques.
(…)