Tout autre chose, de Claro

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

Evoquant d'une verve acérée et sous un angle inhabituel et dérangeant cinquante-trois choses plus ou moins matérielles faisant partie de sa réalité la plus quotidienne, Claro a réuni ces très courts textes (1) dans un petit opus en forme d'inventaire. Avec une froide et caustique ironie il y porte sur ces choses – terme se prêtant au jeu par son imprécision – un regard poétique et philosophique qui nous révèle tout autre chose. Et de Secret du couteau à Contingence de l'ombre en passant par Tyrannie de la bûche, Cosmogonie de l'ampoule, Violence de la porte, Moralité de la prise ou Phénomènologie du savon..., les titres de ces textes associant en général deux noms montrent bien qu'il faut moins se centrer sur le nom de la chose que sur celui qui l'introduit.

1) Textes d'une seule page, et souvent moins (ne dépassant que très rarement la page de quelques lignes)

 

 

Contrairement au Parti-pris des choses de Francis Ponge, Tout autre chose ne célèbre pas d'humbles choses familières oubliées, enfermées dans leurs stéréotypes, pour leur rendre leur essence et leur dignité. Il est plus proche d'Album de Marie-Hélène Lafon, empoignant le réel paysan à partir de fragments de matière signifiants et nous conduisant vers "l'épicentre du séïsme vital" de son écriture comme dans ses Chantiers, même s'il n'est nullement un hommage organique à un monde spécifique aimé. Ce qui intéresse Claro, c'est surtout en effet le rapport trouble qu'il entretient avec ces choses, ces dernières ne semblant qu'un miroir révélateur reflétant une tout autre vérité.

Dans cette étrange dissection creusant en profondeur, il interroge ainsi avec une moqueuse et cruelle lucidité cette relation biaisée que nous entretenons avec nous-mêmes et avec le monde, le "tu" narratif, au-delà du dédoublement du "je", s'adressant plus largement au lecteur qu'il interpelle et démasque, ne craignant pas de se mettre à nu ni de le mettre à nu. Et, ne se fiant pas à ces yeux «qui ne savent voir que le contour décalé des choses» (Vie et mort du coussin), il préfère se laisser porter par ses hallucinations qui lui donnent paradoxalement une perception plus exacte de la réalité.

Une démarche cherchant dans la matière l'essence de nos vies qui inscrit Tout autre chose dans le sillage de Hors du charnier natal , livre dans lequel l'auteur, plongeant en apnée vers les sources de l'écriture, disséquait sa création, dénouant les ficelles de son art pour en interroger les fondements et remonter aux racines de son être-écrivain.

 

 

L'auteur traque nos feintes (2), notre refus de voir «à même la vitre derrière laquelle il n'y a rien, la goutte de [notre] être qui va s'étrécissant» (L'eau sans honte). Notre illusion de nous croire endormis dans un lit «alors qu'on recule en gisant» (Le lit qui te fera). Mettant au jour nos angoisses et nos aveuglements, il pose le doigt là où cela fait mal, nous faisant apercevoir «la faux qui ratera [la] barbe mais pas la gorge» (Généalogie de la barbe).

Si nous faisons naïvement «semblant de vivre» dans l'ignorance de notre «affreux destin», nous menons pourtant, comme le ventre, deux vies : l'une apparente et l'autre intérieure; et ce dernier s'avère aussi «un sac rempli de vase douteuse» qui nous digèrera «dans un rôt funêbre» (Vanité du ventre). «Homme[s] de la peur», nous trichons et nous mentons car la vie ne peut se déployer qu'en oubliant cette finitude anxiogène, qu'en esquivant la violence de la mort : «Que se passerait-il si on cessait de donner le change, si on tombait les masques, si on ne prenait la peine, la peine laborieuse et néanmoins enjouée, de faire semblant ? Que serait alors cette vie dépouillée d'apparence, de semblance, de feinte ?» (Le feindre).
 

Maniant avec brio un humour sombre et acerbe, Claro, écrivain refusant le confort de l'illusion, dialogue ainsi dans ce court recueil avec cette ombre «qui te pousses de l'avant, mais vers quoi, tu ne l'apprends toujours que trop tard» (Contingence de l'ombre).

2)Terme employé de manière récurrente ("tu feins d'ignorer/ feint d'inventer/ feint de reculer"…, "Le feindre" étant même le titre de l'avant-dernier texte

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tout autre chose, Claro, éditions Nous, 18 août 2023, 70 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Christophe_Claro

 

EXTRAITS :

 

 

 

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Publié dans Micro-fiction, Recueil

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