Le voyage de Jeanne, de Anne-Catherine Blanc
En 1766 le roi Louis XV, afin de découvrir des contrées inconnues et d'enrichir les connaissances scientifiques, confia au capitaine Louis-Antoine de Bougainville le commandement d'une expédition maritime embarquant des savants de diverses disciplines. Ce navigateur explorateur qui devint célèbre en accomplissant le premier tour du monde français partit avec deux bateaux : sa frégate la boudeuse, rejointe en Amérique du Sud par une flûte ravitailleuse, l'Etoile, ayant notamment à son bord le médecin et naturaliste Philibert Commerson.
Pouvant être secondé par un serviteur payé par la Marine royale, ce dernier s'était fait accompagner de Jeanne Barret, jeune femme que, veuf, il avait engagée dix ans auparavant pour tenir son ménage. Une servante qui l'aidait également à classer les végétaux et répertorier ses documents botaniques, et qui était aussi devenue sa compagne. Mais, comme les femmes à l'époque étaient interdites à bord des navires de la marine française, Jeanne avait dû se travestir en homme.
Le voyage de Jeanne, fiction d'Anne Catherine Blanc se déployant sur des bases historiques solides, nous conte le voyage rocambolesque de cette étonnante héroïne.
Louis-Antoine de Bougainville
La vie de Jeanne Barret a déjà fait couler beaucoup d'encre, donnant lieu a des textes pour le moins fantaisistes. Et c'est au contraire avec beaucoup de rigueur et de justesse qu'Anne-Catherine Blanc, se limitant au périple extraordinaire accompli par Jeanne dans le cadre de cette expédition maritime de Bougainville, va se glisser dans la peau de son humble et néanmoins exceptionnelle héroïne pour tenter de la comprendre, imaginant le journal de bord qu'elle aurait pu tenir.
Avant d'en entamer l'écriture, l'auteure s'est longuement reportée, outre à certains documents d'époque, aux nombreux journaux de bord des participants de cette expédition, ce qui lui permit de s'immerger en détail dans les faits, mais aussi dans leur ressenti tributaire des mentalités de l'époque et dans ce langage du XVIIIème comme dans celui, spécialisé, de la marine. Pleinement documentées, toutes les circonstances de ce voyage sont ainsi véridiques.
On connaît à vrai dire assez peu la vie de Jeanne mais les commentaires de ces chroniqueurs sur ses tâches et son comportement lors de ce voyage aidèrent l'auteure "à habiller cette ombre surgie du passé", tout en lui laissant une grande liberté dont elle s'est bien gardée d'abuser. Anne-Catherine Blanc a en effet laissé courir sa plume avec un louable souci de vraisemblance - par rapport à l'époque en évitant tout anachronisme dans ses interprétations, mais aussi par rapport aux traits de caractère récurrents de Jeanne Barret ressortant du croisement des divers documents à sa disposition. Et, summum de l'honnêteté intellectuelle, elle donne aux lecteurs la possibilité de distinguer le vrai, non à proprement parler du faux mais de l'inventé. Un Avis aux lecteurs préalable cite ainsi les nombreuses sources sur lesquelles elle s'est appuyée, tandis que dans un chapitre conclusif (Portrait en clair obscur) elle précise les éléments lui ayant servi à construire le personnage de Jeanne, et permis d'extrapoler en tentant de rester fidèle à son modèle.
Rédiger un journal de voyage tenu par une jeune servante d'origine paysanne du XVIIIème siècle, alors qu'on ne dispose d'aucun témoignage personnel de cette dernière n'était pas facile : dans quelle langue devait-on la faire s'exprimer ? Jeanne Barret ayant laissé plusieurs signatures affirmées sur des documents officiels et quelques notes botaniques attestant qu'elle était loin d'être analphabète (sans qu'on sache quel était son niveau d'instruction en entrant au service de Commerson), l'auteure imagine que c'est son maître qui lui à appris à lire et à écrire. Que, décelant chez elle des aptitudes, il l'instruisit afin qu'elle soit en mesure de l'aider dans son travail, l'ampleur des responsabilités qu'il lui confia par la suite laissant supposer une élève douée en constante progression. Et ceci donne crédibilité à la maîtrise du langage dont l'héroïne fait preuve dans ce journal où elle formule, avec clarté et même ironie dans un beau langage parfois poétique, de fines observations et de profondes réflexions.
A ce parti-pris linguistique s'ajoute un parti-pris romanesque des plus judicieux : celui d'un journal tenu en secret par Jeanne en cachette de son mentor, et dans une conscience, dans une affirmation de soi de plus en plus forte. Dans Le voyage de Jeanne, Anne-Catherine Blanc raconte aussi en effet l'émancipation de Jeanne grâce à l'instruction que Philibert Commerson lui dispensa pour qu'elle puisse mieux le servir. Une instruction qui, par un effet boomerang, va permettre à l'esclave de se libérer de son maître à son insu : «je ne le crois pas capable d'imaginer sa bête de somme écrivant pour son propre compte. Comment peut-il se montrer aveugle, après avoir lui-même éveillé mon intelligence et ma pensée ?»
L'arrivée de Bougainville à Tahiti en 1768
Le journal de Jeanne est précédé d'une Lettre à Françoise - dans laquelle l'héroïne vieillissante lègue ce dernier à sa nièce et fille de cœur - et d'une carte permettant de suivre son parcours maritime de Rochefort à Isle de France (actuelle île Maurice) où elle fut débarquée avec Commerson - qui y sera l'hôte du gouverneur et botaniste Poivre (1). Et il se divise en onze chapitres chronologiques qui nous mènent de décembre 1766 (Baptême) à novembre 1768 (Estran), l'expédition de la Boudeuse et de l'Etoile se poursuivant sans eux jusqu'à son arrivée à Saint-Malo en mars 1769.
La linéarité du récit est néanmoins altérée par de nombreux courts retours en arrière lui impulsant un certain tangage. Jeanne en effet n'a pas la possibilité d'écrire tous les jours et ceci lui donne quelque recul propice à la réflexion, rompant par ailleurs toute monotonie narrative en alternant présent et passé. Anne-Catherine Blanc est à ses dires (2) une maniaque du rythme juste et du mot juste et, pour que son récit sonne harmonieusement, elle a de plus adopté tournures et lexique du XVIIIème mais aussi recouru à moult «mots du bord» et quelques termes botaniques (3), ce qui donne une saveur authentique à ce journal.
1) Après la mort de Commerson en mars 1773, Jeanne épousera un officier de marine en mai 1774 et rentrera avec lui en France, achevant ainsi son tour du monde
2) Cf son entretien du 6 avril 2011 : ici
3) Mots ou expressions vieillis et vocabulaire maritime ou botanique spécifique étant réunis dans un glossaire en fin d'ouvrage
fleur de bougainvillier
Le voyage de Jeanne nous plonge dans l'univers des grands voyages maritimes du XVIIIème siècle, dans leurs multiples dangers et leur lot de souffrances, mais aussi de découvertes et d'émerveillements. Anne-Catherine Blanc y éclaire avec intelligence et sensibilité la figure de Jeanne Barret à laquelle Louis XVI, sollicité par Bougainville, accorda une pension en la qualifiant de «femme extraordinaire». Dépassant les investigations historiques, elle apporte grâce à la fiction le regard neuf d'une héroïne féminine pénétrant un monde d'hommes. D'une femme n'ayant jamais posé le pied sur un bateau, ni même vu la mer, qui apparaît comme une sorte de Candide dépourvu de préjugés venant révéler la face cachée des choses. Et elle décrit habilement, non sans malice, le parcours émancipateur de Jeanne dont l'esprit, stimulé par ce voyage, ne cesse de s'éveiller, l'acte fondateur de cette émancipation étant la tenue de ce journal secret : l'écriture de «ces lignes qui [lui] appartiennent]».
On assiste ainsi au renversement progressif du rapport entre Jeanne et Commerson, tant entre la femme et l'homme qu'entre l'élève (plus encore que la servante) et le maître, l'héroïne s'affranchissant de sa dépendance affective et intellectuelle.
Au départ Jeanne semble pleine d'amour et de reconnaissance, d'admiration pour ce «maître excellent». Mais au cours du voyage elle prend conscience de son égoïsme et de son indifférence, de son absence de compassion et de sa condescendance. Ce qui jadis aurait fait couler ses larmes ne lui inspire plus désormais que mépris et pitié, car elle comprend combien il l' exploite : «Il ne reconnaît plus en moi une compagne, mais me réduit pour de bon au rang de bête de somme. Parfois il daigne m'élever à celui de secrétaire quand le travail l'exige, mais me rabaisse une fois la tâche accomplie.»
L'élève qui sollicitait sans cesse les explications de son maître n'a plus besoin de lui pour «ouvrir les portes de [son] esprit». Observant, comparant son propre vécu et celui de ceux qui l'entourent aux réalités qu'elle découvre lors des escales, se frottant à des êtres différents et des mœurs nouvelles, elle acquiert un esprit critique acéré. Elle réalise combien les préjugés de classe aveuglent Philibert qui est notamment persuadé qu'elle doit sa robustesse à son extraction paysanne. Ayant vu mourir en bas âge trop d'enfants dans le peuple, elle sait en effet que «seuls survivent les plus résistants» et que «jamais naître roturier n'a fait naître plus robuste». Et elle ne succombe pas aux apparences : «sous son aspect riant, ce pays d'apparence prospère qui séduit tant nos beaux messieurs cache autant de misère et d'injustice».
Elle prend ainsi le pas sur son maître et sur tous ces beaux messieurs nourris des idées des Lumières. Cultivant le doute, elle se garde de conclusions hâtives (comme le seront ces affabulations de Bougainville et Diderot sur Tahiti (4)), ne se référant, en bonne scientifique, qu'à «l'expérience probante» : «Peut-être les Tahitiennes, les Fuégiennes ou les Malaises ont elles un sort meilleur, mais de cela je n'ai pu m'assurer moi-même.»
Et si elle n'a pas lu les philosophes mais n'en a qu'entendu parler avec enthousiasme par son maître, elle remet avec bon sens en cause l'état de nature rousseauiste et s'interroge sur cette radieuse égalité entre les hommes, se demandant si le terme englobe «les deux sexes dans une même humanité» ou se limite au genre masculin, décelant bien le machisme des Lumières.
Ouvrage au riche contenu et à l'écriture savoureuse, Le voyage de Jeanne est ainsi passionnant à de nombreux titres.
4) Voyage autour du monde par la frégate du roi la Boudeuse et la flûte l'Étoile en 1766, 1767, 1768 et 1769, Louis-Antoine de Bougainville (1771) / Supplément au Voyage de Bougainville, Denis Diderot (1772)
Le voyage de Jeanne, Anne-Catherine Blanc, Préface de Titouan Lamazou, éditions des Instants, 280 p.
A propos de l'auteure :
On peut lire sa biographie sur son site : ICI
Des critiques de ses livres et des entretiens sur L'Or des livres : ICI
EXTRAIT :
Baptême
De Rochefort au passage de l'équateur
(décembre1766- mars 1767)
p.29/31
18 décembre 1766, Rochefort
Aujourd'hui, j'ai vu la mer.
On m'avait dit : au plus loin que peut porter le regard, de l'eau, de l'eau, à l'infini. D'ici, pourtant, on voit des îles. Les iles apaisent l'oeil, pointillant son envol.
Etrangement, je ressens peu de crainte, bien que jamais je n'aie posé le pied sur un bateau. Il paraît que cela rend parfois fort malade. J'ose penser que cela doit parfois rendre heureuse.
19 décembre 1766
A peine remis du voyage en chaise de poste où depuis le départ de Paris, il y a quatre jours, nous étions secoués comme grains dans un crible, mon maître a fait d'ultimes emplettes chez un apothicaire : pots et flacons aux contenus voués à la conservation des plantes et des insectes. Il m'expliquera l'usage de certains, que j'ignore encore. Je pensais que nos malles contenaient déjà le nécessaire. Mais Philibert fait partie de ces gens qui craignent toujours de manquer.
Chose rare en province, il y avait au mur de la boutique un grand trumeau piqueté de rouille par les ans. Pour la première fois, j'ai pu me voir accoutrée en homme, ailleurs que dans un méchant miroir d'auberge grand comme ma main. Ma foi, cela pourra passer en dépit de mes bonnes joues imberbes, piquetées de son. Un gros garçon de campagne, pataud, le visage rond sous le bonnet.
«A quoi rêvez-vous, Jean ? S'est écrié mon maître. Chargez-vous donc de ces paquets !»
20 décembre 1766
Avant l'embarquement, je dois m'armer de patience. Philibert et moi sommes logés pour l'instant au relais de poste, en compagnie d'autres savants et officiers de bord. En tant que valet, je dispose d'une soupente sous les toits qui m'assure un peu d'intimité et me rassure d'un verrou.
L'Etoile ne peut encore accueillir ni équipage, ni passagers. Destinée au ravitaillement de l'expédition, notre flûte doit embarquer non seulement une grande quantité de vivres, mais aussi des caisses et des caisses de pacotilles qui permettront de commercer avec les indigènes des pays visités, et de nous attirer les bonnes grâces de leurs rois.
Il s'agit de répartir ce fourniment dans tous les espaces possibles sans nuire à l'équilibre ni à la marche du bateau, ce qui semble un casse-tête pour monsieur Chesnard de la Giraudais, notre capitaine, son état-major et surtout, pour le subrécargue. J'ignorais ce mot avant de l'entendre prononcer ici dix fois par jour. J'ignorais surtout que ce métier existât.
Si, une fois en mer, le navire ne va pas bon train, c'est le subrécargue, quartier-maître responsable du chargement qui en portera la responsabilité.
Jamais auparavant je n'aurais imaginé que charger un bateau fût plus difficile que charger un fardier. Il semble que la mer rende toute chose plus complexe que sur notre bon vieux plancher des vaches.
20 décembre, six heures de relevée
Philibert ne m'a point interdit de tenir journal, car il ignore que j'ai commencé. En attendant que prenne le feu tout juste allumé dans sa chambre où, sur son ordre, encre, plume et papier ne doivent jamais manquer, j'étire quelques lignes. Qu'en dirait-il ? Depuis dix ans, je tiens son ménage, ce pourquoi il m'a engagée à peine sortie de l'enfance. Au fil du temps, il a eu la patience de m'instruire, me transformant peu à peu en aide-botaniste efficace, puis en secrétaire, bien que ces fonctions ne soient point d'habitude dévolues aux femmes et qu'il ne m'en reconnaisse la compétence que du bout des lèvres, en privé.
(...)