La faille du Bosphore, de Rosie Pinhas-Delpuech et Max Maillard

Publié le par Emmanuelle Caminade

La faille du Bosphore, de Rosie Pinhas-Delpuech et Max Maillard

La faille du Bosphore réunit une série d'entretiens de l'écrivaine franco-turque Rosie Pinhas-Delpuech, éminente traductrice de l'hébreu depuis trente-cinq ans et directrice de la collection Lettres hébraïques chez Actes Sud. Menés par l'écrivain et journaliste suisse Maxime Maillard suite à une résidence de celle-ci en 2021 au château de Lavigny (1), ces intéressants entretiens portant sur «le métier de traduire et d'écrire» nous font d'abord remonter à l'origine de sa vocation, et notamment à son enfance dans cette ville d'Istanbul qui «était comme un grand pont tendu entre deux continents». Une image évocatrice de ces «passages entre les cultures et les peuples» que permet la traduction.

Et, au-delà du clin d'oeil géo-biographique, ce titre oxymorique associant l'idée de cassure et d'abîme à celle de lien et de passage (Bosphore signifiant en grec "passage de la vache"(2)) se charge de mystère. Cette faille semble aussi en effet, dans une approche conjuguant littérature et psychanalyse, celle obscure et incomblable qu'explore en profondeur l'écrivaine comme «la traductrice [suivant] pas à pas l'auteur ou l'autrice dans sa descente vers l'inconnu à la recherche d'une hypothétique Eurydice». Un très beau titre s'affirmant ainsi comme métaphore du double métier littéraire de Rosie Pinhas-Delpuech.

 

1) Dans le cadre du Programme Gilbert Musy, porté par le Centre de traduction littéraire de Lausanne

2) Passage désignant l'étroite bande de terre qui aurait jadis relié ces deux continents, Eschyle évoquant dans Prométhée enchaîné le franchissement du Bosphore par la princesse Io courtisée par Zeus et fuyant, transformée en génisse, la jalousie d'Héra

 

 

Ces échanges ne sont pas livrés tels quels, nous apprend Maxime Maillard dans un court prologue, mais ont été réorganisés avec l'ambition de «construire un discours plus ordonné, plus cohérent et plus concis». Des éléments - notamment des répétitions - ont été ainsi retranchés, des questions parfois ajoutées et la syntaxe ajustée pour «servir la clarté de l'expression». Plutôt que de les présenter dans leur simple déroulé chronologique, il a préféré les structurer en six parties dotées de titres parfois contestables (3) ne donnant malheureusement que l'illusion d'un regroupement vraiment cohérent du contenu. Car ce dernier reste en large partie hétéroclite et les répétitions et recoupements entre parties sont nombreux, ce qui, s'il n'y avait pas ces titres, n'aurait pas été dérangeant. Cela révèle bien en effet la «pensée en mouvement» de Rosie Pinhas-Delpuech sur la traduction et l'écriture dont son interlocuteur voulait aussi préserver le sillon, avec «ses va-et-vient», «ses détours par la digression, le commentaire et le récit».

Ces entretiens sont perçus par ailleurs par Maxime Maillard comme «un exercice à deux», «comme une forme d'hospitalité, où la complicité humaine jouerait tout autant que la connivence intellectuelle». Mais s'il connaît manifestement bien son dossier et enchaîne questions et remarques pertinentes, on aurait parfois aimé plus d'effacement de sa part (4).

Avant d'entrer dans le vif du sujet, une première partie introductive évoque l'enfance stambouliote et la jeunesse de Rosie Pinhas-Delpuech qui ont initié son rapport particulier avec les sons et les langues. Née juste après la guerre, cette dernière a baigné dans le riche environnement géo-sonore de la ville (cris des marchands ambulants et sirènes des bateaux du port, cloches ou voix du muezzin …) et dans une polyphonie de langues. Au français paternel adopté également par sa mère germanophone et au judéo-espagnol de sa grand-mère maternelle parlés à la maison s'ajoutait en effet le turc de la rue et de l'école (jusqu'à ce qu'elle intègre le Lycée français). Lors de ses études universitaires à Paris, la dureté de la langue de France, si éloignée du français adoré à Istanbul, fit d'elle une étrangère. Et quand elle partit enseigner le français en Israël durant une douzaine d'années, l'hébreu deviendra sa langue adoptive.

 

3) Et notamment un premier titre très journalistique à mon sens déplacé, Maxime Maillard n'ayant pu s'empêcher de jouer sur les mots : L'enfance de l'art !

4) Les nombreux signes d'assentiment de Rosie Pinhas-Delpuech («Oui, Tout à fait, Parfaitement, Bien sûr ...») suffisant à mon sens à cautionner l'intérêt de ses interventions, il aurait pu avoir la modestie - puisqu'il remaniait le texte - d'effacer les commentaires (du type : «J'aime beaucoup votre question / Très joli !/ Votre question est très belle ...»), faisant parfois virer l'entretien vers un exercice de congratulations réciproques, sans doute sincères mais un peu agaçantes !

 

 

Dans les quatre parties suivantes, Rosie Pinhas-Delpuech raconte le parcours singulier l'ayant menée à la traduction puis à l'écriture et expose, avec de nombreux exemples à l'appui, sa pratique de ces deux activités au demeurant assez similaires, et elle s'y interroge sur leur fondement. Quant à la dernière partie, bien séparée des autres par un feuillet noir, elle évoque pour conclure les conditions matérielles - et notamment financières - du métier de traducteur ainsi que les relations de ce dernier avec l'éditeur.

Au centre de ce parcours : la rencontre de Rosie Pinhas-Delpuech avec l'hébreu, puis avec le roman Pour inventaire (Actes Sud, 1992) de l'Israélien Yaakov Shabtaï (5).

A son retour à Paris, elle quitta ainsi l'enseignement littéraire et l'aplomb du savoir pour entrer dans «le cœur bouillonnant de la littérature», se consacrant à la traduction de l'hébreu pour ne pas oublier cette langue. Et très vite, entendant Bach en traduisant le roman de Shabtaï, elle prit conscience de l'essence musicale de la traduction qui s'avère pour elle d'abord «une histoire d'oreille», d'écoute de l'orchestration pour «emboîter son pas dans celui de l'auteur» et «danser avec lui le tango sur le même rythme». Et elle explique précisément comment elle s'empare des «entités sonores» que sont les mots, de leur agencement et de la ponctuation (vue comme une barre de mesure moins liée à la syntaxe qu'à la sonorité musicale) pour faire «sonner le texte traduit comme en hébreu sans que le rendu ne paraisse méchamment artificiel ou maladroit en français». Reprenant à son compte les propos de Georges Perec «faisant voler en éclat l'ancienne dichotomie entre le fond et la forme», elle montre comment en pensant à partir du rythme on s'approche du sens «car il comprend les deux».

5) https://www.actes-sud.fr/node/35408

 

C'est la traduction de l'hébreu, et notamment de Shabtaï, qui la conduisit de plus à assumer son désir longtemps refoulé d'écriture. Traduire, c'est fabriquer, «tisser un texte» en refaisant à tâtons le chemin de l'auteur, tout en articulant de la réflexion : «une création à part entière» qui fut «une passerelle vers l'écriture», écriture et traduction étant à la fois un artisanat et un art. Ce «détour par l'hébreu» lui permit ainsi de «reconsidérer le français» qui reste fondamentalement sa langue d'écriture, les deux langues la faisant bouger.

 

Au-delà du «mille-feuilles» sonore qu'est l'hébreu, sa «parole analytique» l'aide en effet à mettre le monde à distance et à aller au plus profond. Une langue lui convenant aussi car «c'est la langue du passage du passé vers l'avenir», la nostalgie de ses propres écrits étant de même «une manière d'actualiser le temps dans l'écriture» : un temps en devenir. Et tout comme Shabtaï «met en mouvement des personnes qui arrivent en Israël en ayant perdu plein de choses», elle réalise que la langue (et sa langue) se construit sur du manque, «sur ce qu'on ne peut pas dire», sur «l'impossible origine», «l'impossible unité compacte de l'être».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La faille du Bosphore, de Rosie Pinhas-Delpuech et Max Maillard, Editions La Baconnière, 3 novembre 2023, 120 p.

 

 

A propos de l'auteure et traductrice :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Rosie_Pinhas-Delpuech

 

EXTRAIT :

 

SOMMAIRE

L'entretien, une forme d'hospitalité...................... p. 5

(Maxime Maillard )

I - L'enfance de l'art............................................ p. 9

II - Que traduit-on quand on traduit ?.................. p. 21

III - De la musique avant toute chose ….............. p. 41

IV - Lire, une mise en mouvement de l'être.......... p. 65

V - Un goût dans la bouche............................... p. 73

VI - Vivre de la traduction …............................... p. 85

Bibliographie..................................................... p. 110/116

 

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Publié dans Interview - rencontre

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