Conversations à Bilbao, de Jean-Marie Broucaret et Alain Simon
Conversations à Bilbao est né d'une succession de désirs.
Ses deux auteurs, Jean-Marie Broucaret et Alain Simon, deux hommes de théâtre à la longue carrière d'acteur, de formateur d'acteurs, de metteur en scène et de directeur de compagnie (et également d'auteur (1)), ont ainsi ressenti l'envie d'écrire sur leur pratique artistique. Habitués à débattre entre eux de leur passion, ils ont utilisé pour cela une méthode particulière qu'ils avaient déjà utilisée : celle d'un échange de mails avec la double contrainte d'une durée fixée à l'avance et d'un délai de réponse n'excédant pas 24 heures après la réception du texte de l'autre. Un exercice reposant sur la stimulation de l'un par l'autre et permettant de présenter leurs réflexions de manière vivante sous forme d'une conversation rebondissant sur les propos de chacun.
Pour évaluer l'intérêt de leur échange, ils en firent des lectures publiques à haute voix, notamment dans un hôtel de Bilbao - d'où le titre du livre. Et ces lectures publiques, rencontrant du succès, initièrent une demande de la part d'auditeurs désireux de pouvoir lire le texte, ce qui incita les auteurs à chercher un éditeur.
Bernard Duperrein, séduit par la clarté et la profondeur de ces échanges faisant pénétrer avec simplicité dans cet autre monde qu'est le théâtre en empruntant les voies du corps pour aborder ses dimensions plus théoriques, et connaissant l'intérêt des deux auteurs pour l'univers scolaire, leur demanda alors de prolonger leurs échanges sur leur expérience de la formation théâtrale (celle des scolaires et du public comme des comédiens).
1) le second ayant aussi à son actif, outre ses essais sur le théâtre, l'écriture de dix-sept pièces originales
L'ouvrage publié par La ligne d'erre dans sa collection Récits & Témoignages se divise ainsi en cinq parties, les conversations à Bilbao éponymes qui abordent de nombreux aspects du théâtre (en 45 échanges numérotés rappelant chacun leur auteur) s'enrichissant de quatre parties plus spécifiques et plus courtes (comportant 19 à 22 échanges). La première d'entre elles porte sur l'option théâtre au bac (2) qui mit «en relation le théâtre avec la formation de l'individu», sur ses apports et ses dérives au fil du temps. La seconde s'attache à l'importance d'un lieu théâtral ancré dans un territoire, dans un rapport étroit non seulement avec son public mais avec sa population. La troisième est, elle, centrée sur cette scène indissociable de la salle : sur ce «pays à part» où la lumière est autre et où «le regard du public vous renvoie votre propre image». Tandis que la dernière nous ramène au «point de départ» de l'art théâtral, à cette «présence physique» de l'acteur, même immobile et silencieux, et à ce travail intense qu'elle nécessite même s'il existe chez certains des prédispositions.
2) Option à fort coefficient introduite en 1986 durant l'ère Mitterrandienne, instaurant une collaboration entre la culture et l'éducation
Jean-Marie Broucaret et Alain Simon ont une grande culture théâtrale, et s'ils citent nombre de penseurs du théâtre, d'acteurs et de metteurs en scène (et plus largement d'artistes) célèbres et se référent à des lieux et des événements théâtraux renommés, ils s'appuient également sur des expériences plus modestes avec ces compagnies professionnelles ou amateures tissant le territoire et avec ces ateliers populaires ou concernant les scolaires qui font vivre cet art, déroulant ainsi «le panorama théâtral dans son ensemble». Et, de manière très pédagogique, ils usent abondamment de la métaphore pour clarifier leur propos que viennent souvent étayer moult anecdotes signifiantes.
Aussi ces échanges, tout en étant très pointus, ne sont-ils pas réservés aux seuls spécialistes et s'adressent-ils à tous ceux qui s'intéressent au théâtre. Tournant autour de ce «mystère si humain qui nous suit depuis des millénaires», ces témoignages d'expériences et les réflexions qu'ils suscitent leur permettront en effet de mieux comprendre ce qu'est la machine théâtrale - «machine révélatrice» du fait de son impact sur l'imaginaire - et les fonctions de cet art du vivant (et même «art des vivants») dans lequel «on n'est sûr de rien». Car le direct détient «les enjeux et l'angoisse de ne pas savoir ce qui va se passer» et la mort rôde toujours, le théâtre s'avérant ainsi «essentiellement tragique».
Conversations à Bilbao éclaire et exalte avec une grande sincérité - parfois non exempte de quelques contradictions – une approche contemporaine du théâtre, les deux auteurs ayant manifestement à cœur d'échapper à «une sclérose héritée de siècles d'enseignement et de tradition théâtrale», et revendiquant le «tout est possible». Bien que ces derniers aient personnellement abordé cet art sous différents angles, c'est surtout leur vision du metteur en scène, de celui qui fait advenir le théâtre en portant le texte sur un plateau, qui semble prévaloir, ainsi que celle de l'acteur, les deux influant sur leur conception de la formation (sur laquelle l'accent a été mis à la demande de l'éditeur). Et la thématique du rapport au texte, s'avère de ce fait très récurrente dans cet ouvrage : une thématique qui m'a particulièrement interpelée en tant que lectrice "laboureuse" s'appuyant sur le texte en sondant l'arrière-texte pour l'interpréter – dont le blog de critique littéraire comporte un certain nombre de pièces de théâtre au catalogue (3), mais aussi en tant que spectatrice de théâtre.
3) Cf ici
De manière non anodine, cet échange démarre ainsi sur le problème de l'adaptation théâtrale d'un très court roman de Marguerite Duras, toute œuvre à explorer se prêtant pour Alain Simon au théâtre. Mais, paradoxalement, non pour en éclairer les facettes mais pour faire briller le théâtre de toutes les siennes : «Au théâtre, la vraie vedette, c'est le théâtre, les textes lui permettent d'apparaître sous toutes ses facettes» !
Je suis bien loin de penser l'adaptation d'une œuvre en terme littéral - ce qui serait très réducteur -, mais la fidélité à l'esprit du texte me semble primordiale, un peu comme pour une traduction, opinion que manifestement Jean-Marie Broucaret ne partage pas, car pour lui «la seule dette que nous ayons vis à vis du texte premier est de nous tenir à la hauteur du désir qu'il a éveillé chez nous».
Et ces deux premières répliques auxquelles je ne souscris aucunement me paraissent justifier les abus de certains metteurs en scène contemporains qui se servent d'un texte pour se faire plaisir en innovant gratuitement sur le plan formel et laisser libre cours à leurs fantasmes. Pas étonnant alors qu'Alain Simon affirme plus tard (p.123) que pour que «le public apprécie une petite chose singulière qu'on lui a préparée, il faut lui donner le mode d'emploi» (le comble pour moi : une mise en scène venant obscurcir une œuvre au lieu de la rendre lisible, d'où la nécessité d'être expliquée !). Il rajoute même de manière quelque peu narcissique que «le théâtre mérite une sensibilisation du regard, ne serait-ce que pour que le public repère et apprécie nos efforts !»
Je ne connais rien des réalisations de ces deux hommes de théâtre, mais les propos qu'ils tiennent ne sont pas à mon sens rassurants. Jean-Marie Broucaret avoue ainsi qu'en général il ne lit pas plus d'une vingtaine de pages pour se décider à monter un texte et Alain Simon qu'«on monte quelques fois un texte pour le découvrir par les moyens du théâtre», son interlocuteur ironisant alors sur le respect de ce texte : «certains te diront que le pays à visiter, c'est précisément le texte, tout le texte et rien que le texte»...
Le statut du texte théâtral est ainsi profondément rabaissé. Et si Alain Simon nuance timidement son propos en affirmant quand même ne pas pouvoir «faire dire n'importe quoi» aux œuvres qu'il monte même si - ce qui est vrai - «un auteur n'a pas toujours conscience de ce qu'il écrit», son interlocuteur, lui, n'est «pas du tout convaincu que l'on ne puisse pas faire dire n'importe quoi à un texte» ! Et, de mon point de vue de spectatrice, je ne trouve pas du tout comme lui que «les grands textes supportent tout ce qu'on leur inflige».
On l'aura compris, le texte n'est pour eux qu'un faire-valoir, ou le simple instrument d'une quête personnelle : «Je me sers d'un texte pour accéder à la partie de mon univers personnel qui entre en résonance avec lui et qu'il débusque.»(Alain Simon).
«Bien entendu la création doit rester le moteur de toute entreprise théâtrale», mais qui donc est au théâtre le créateur ?
On ne trouvera curieusement qu'un passage mentionnant l'auteur : «L'auteur, le seul créateur de cette histoire, fournit le point de départ. Pas seulement le texte mais l'avant-texte» (Jean-Marie Broucaret). Phrase sans cesse contredite de manière consensuelle au fil de l'ouvrage par une exaltation de la «liberté de création» des metteurs en scène qui mettent en place les «conditions de cet art de créer» qu'est le théâtre et repoussent «les frontières de l'infaisable». Qui, loin d'être les interprètes d'une œuvre, sont moins des archéologues dégageant «les pierres qui encombrent la route» que des découvreurs avançant vers l'inconnu : «Et si nous n'étions pas des archéologues mais Christophe Colomb ?»
Pour les deux auteurs de Conversations à Bilbao de même, «l'acteur ne peut être réduit à la simple interprétation d'un personnage», l'acteur «citoyen du monde» et le personnage se confondant. Un acteur qui par sa présence corporelle «parvient à prolonger le texte», donnant à sa partition «une singularité qui la réinvente». Et le texte est également pour lui un simple «matériau de base» lui permettant «d'accéder à des dimensions ignorées, insoupçonnées de soi-même».
«Un texte de théâtre appelle le plateau» sans la pratique duquel «il est incomplet» : une évidence incontestable. C'est pourquoi j'attends personnellement d'un metteur en scène qu'il monte les grands textes en leur ajoutant cette dimension scénique et corporelle qui leur est nécessaire, avec inventivité mais sans les dénaturer, comme le fit notamment Peter Brook aux Bouffes du Nord (4). Et cet étonnant mépris affiché par les deux auteurs pour le texte me semble découler de leur volonté manifeste de désintellectualiser le théâtre.
Pour Jean-Marie Broucaret en effet, le théâtre «n'est pas une branche de la littérature», il «s'adresse d'abord au corps», ayant plus à voir avec une activité sportive. Et il entend nettoyer les esprits de cette conception qui n'est pour lui que «poussière académique». Tandis que pour Alain Simon la perception du sens d'un texte par l'acteur ne serait «pas due à son analyse mais à une irrigation des terres corporelles par la sensation de dire». Et il reprend à son compte la citation surprenante d'un metteur en scène qu'il avait notée («Le comédien qui interprète le rôle Hamlet n'aura jamais l'intelligence de Shakespeare») en la complétant : «C'est la qualité de la transmission par la voix, impliquant le corps entier qui donne à l'auditeur accès au fond du texte».
Je ne vois pas comment un acteur pourrait par sa seule voix impliquant le corps entier donner ainsi accès au fond du texte s'il n'a pas auparavant analysé celui-ci, car la compréhension profonde des mots de l'auteur et la qualité de la transmission orale ne peuvent pour moi qu'aller de pair même si, au moment du jeu, l'analyse textuelle s'efface, reléguée à l'arrière-plan pour laisser la place au corps (un bon acteur devant être capable de servir sa compréhension du texte par la qualité de sa prestation orale et corporelle). Et je ne comprends surtout pas ce besoin réducteur des auteurs de mettre en opposition binaire «cérébralité» (rimant bien sûr avec sclérose) et «corporalité» (rimant avec vitalité), alors que les deux s'enrichissent mutuellement.
Tout au long de cet ouvrage, les deux auteurs s'attachent de manière très concrète à définir ce qu'est le théâtre en explorant toutes ses facettes, tous les moyens qu'il met en jeu. Et ces vivants et profonds échanges sont bien des conversations et non un débat tant ils s'avèrent consensuels. Si les expériences sont différentes, les réflexions ne se différencient en effet que par quelques rares nuances. D'une grande qualité d'écriture, ils s'avèrent aussi passionnants que dérangeants et permettent une clarification des choses propice à l'ouverture d'un véritable débat, ce qui n'est pas le moindre de leurs mérites.
4) Spectatrice assidue à l'époque des scènes parisiennes, je garde notamment encore en mémoire l'émerveillement de La Tempête montée en 1990 par Peter Brook aux Bouffes du Nord
Conversations à Bilbao, Jean-Marie Broucaret & Alain Simon, La ligne d'erre, avril 2024, 212 p.
Titulaire d'une maîtrise de lettres, Jean-Marie Broucaret est traducteur, metteur en scène et comédien. Il est aussi directeur du Théâtre des Chimères de Biarritz et du Festival Théâtre franco-ibérique et latino-américain de Bayonne.
Premier prix au Conservatoire National de Région de Nancy, diplômé de l’Institut d’Études Théâtrales de Paris 3 Sorbonne Nouvelle, auteur, metteur en scène, comédien et pédagogue, Alain Simon assure la direction artistique du Théâtre des Ateliers d'Aix-en-provence depuis sa création et a créé une compagnie de formation associée, “La compagnie d’entraînement”.
EXTRAIT :
CONVERSATIONS A BILBAO
p. 13/15
1. Jean-Marie Broucaret
Je suis devant l'océan, il est dix heures, je prends un expresso, le ciel est clair, je me sens bien... Raconter sa vie …? Le journal intime...? Le journal de bord …? la plume-stylo...? Le texte-photo ? Alors quoi ? La distance …? Assez loin pour tempérer, suffisamment près pour s'engager ? Trop crevé ce soir pour creuser ; je sors de l'état de travail d'un spectacle que je mets en scène. Je laisse passer le train mais je reste en gare et prends une couchette.
2. Alain S.
Aujourd'hui, elle m'a demandé un texte pour mettre dans le hall à côté de l'affiche de L'homme assis dans le couloir de Marguerite Duras. Lui m'avait dit que c'était un texte qui ne se prêtait pas au théâtre ! Alors j'ai réagi, j'ai écrit sur un coin de table de l'Unic Bar : les textes de certains auteurs sont comme des pays à découvrir, il faut y aller équipé des moyens du théâtre ! Je pense que le théâtre est un bathyscaphe qui permet d'explorer les profondeurs d'une œuvre.
3. Jean-Marie B.
Partons pour une fois du principe que le théâtre est un divertissement : du latin divertire qui veut dire détourner. Vu sous cet angle, le théâtre opère un détournement de l'oeuvre non écrite pour lui. Une manière de rapt. L'oeuvre initiale s'en trouve déplacée et ce déplacement projette sur elle un éclairage imprévu, la déformant et la révélant parfois. Ou pas. Et cela n'a guère d'importance. La seule dette que nous ayons vis à vis du texte premier est de se tenir à la hauteur du désir qu'il a éveillé en nous, de l'écho qu'il y a fait résonner et de l'utopie dans laquelle il nous a entraînés. Dire qu'un texte n'est pas fait pour le théâtre n'a de sens que si on souhaite le reproduire sur scène dans une adaptation fidèle à sa lettre. S'il s'agit de dialoguer avec lui, ou bien de s'en laisser imprégner, contaminer, pour finalement aller son propre chemin, alors il était fait pour le théâtre...que l'on en fait. Autrement dit, à partir du moment où l'on passe sur le plateau, il n'y a plus que du théâtre, et l'oeuvre adaptée est cette corde qui guide le plongeur en apnée dans les profondeurs marines.
4. Alain S.
C'est vrai qu'au théâtre la vraie vedette c'est le théâtre, les textes lui permettent d'apparaître sous toutes ses facettes, ils sont son révélateur ! Je suis jaloux de ton océan, quel que soit notre entrain, les marées montent et descendent. Même quand les plages sont désertes, sans témoin, elles font leur office sans faiblir ! Pour un peu, dans la maison éloignée, on sentirait dans les fondations les coups de boutoir des vagues contre la grève ! Mes marées à moi, c'est le marché qui devant le bar se monte et se démonte chaque matin. Il arrive qu'après être resté penché sur mon livre, me redressant devant le café froid, je réalise soudain que les forains ont disparu, remplacés par les employés municipaux lavant le sol à grands jets.