Nord Sentinelle, de Jérôme Ferrari
Six ans après A son image (dont nous pourrons voir l'adaptation cinématographique de Thierry de Peretti début septembre), Jérôme Ferrari publie Nord Sentinelle, premier volet d'un triptyque intitulé Contes de l'indigène et du voyageur. Un neuvième et très court roman se déroulant en Corse (1) - "merveilleux laboratoire de l'universel" à ses yeux - qui creuse sur le mode caustique la thématique centrale du rapport à l'autre et de la violence, ce qu'indique malicieusement son titre renvoyant à cette petite île du golfe de Thaïlande dont les autochtones accueillent tout voyageur s'aventurant sur son rivage en le criblant de flèches (2). Et il nous conte ainsi une histoire inspirée d'un tragique fait divers local (3) et très ancrée dans une culture insulaire qui, au-delà de ses spécificités, reflète toutes les dérives de nos sociétés modernes.
1) Même si les lieux géographiques n'y sont jamais précisés et le mot "corse" jamais prononcé
2) En 2018 un jeune missionnaire évangélique américain, John Chau, y fut ainsi encerclé et tué par les autochtones
3) Une histoire très librement inspirée, semble-t-il, de l'affaire Martin Mervoyer, jeune étudiant parisien venu en Corse dans une propriété familiale et mort pour avoir apporté un cubitainer de vin dans un bar afin d'éviter de consommer
En plein cœur d'une saison touristique retrouvant son animation après la fin des restrictions sanitaires dues à la pandémie, Alexandre Romani, un jeune Corse plus bête que méchant pris dans un engrenage inéluctable, va être amené à tuer pour un motif futile Alban Genevay, un étudiant en médecine venu en vacances dans la résidence secondaire de sa famille avec sa petite amie Shirin. Un drame d'une violence absurde dont l'enquête sera confiée à l’adjudante-cheffe de gendarmerie Séverine Boghossian et auquel le narrateur (4) est indirectement lié.
Ce dernier a en effet grandi avec les parents de l'assassin et a été le témoin consterné de ce qu'il juge être une «mésalliance» entre son attirante cousine Catilina et son meilleur ami Philippe, arrogant descendant de la sulfureuse famille Romani. Il a par ailleurs été le professeur de philosophie tout aussi consterné de leur fils en Terminale. Et Catilina semble de plus lui attribuer une certaine responsabilité - une de ses boutades coutumières ayant pu influencer Alexandre -, ce dont il se défend.
Le narrateur va alors revenir sur le déroulement des faits et surtout en rechercher la genèse loin en amont dans l'histoire de la famille Romani. Tout en se remémorant avec mélancolie et quelque amertume les souvenirs de son adolescence avec Catilina et Philippe, il fustige alors la culture familiale paternelle dans laquelle a baigné le jeune Alexandre et la déplorable éducation parentale qu'il a reçue. Et, mettant tout cela en perspective, il éclaire par la même occasion sous ses multiples facettes quotidiennes l'enfer qu'est notre monde, portant sur ses semblables comme sur lui-même un regard désabusé.
4) Qui partage certains traits avec l'auteur mais n'est nullement son double
Après avoir situé dans son contexte l'épigraphe de Richard Francis Burton - premier Européen à être entrée en 1855 dans la ville sainte de Harar et à en être revenu, ouvrant ainsi la voie au déclin qui lui était prédit -, le livre démarre sur cette boutade totalement amorale prise au premier degré mais non dénuée de logique selon laquelle il faudrait tuer le premier voyageur étranger posant le pied sur le sol indigène afin d'éviter toute une litanie d'horreurs : «En suivant cette simple règle, l'humanité se serait évité, au prix d’un crime minuscule, une atroce et interminable litanie de massacres, d’épidémies, d’asservissements et de mutilations ainsi que quelques autres abjections mineures au rang desquelles il faut compter la chanson coloniale, les missions évangéliques et, bien évidemment, la pratique intensive du tourisme.» (p.14)
Et, préférant délaisser la grande Histoire, c'est essentiellement à ce dernier fléau que l'auteur s'attaque sans pour autant épargner ses compatriotes insulaires.
Le roman est structuré en cinq parties (comme il convient à une tragédie) dont sont extraites quelques formules stimulant l'imaginaire en guise de titre. Et, sur l'histoire principale racontée de manière morcelée (5) et non linéaire (6) par un narrateur à la première personne - passant parfois au "tu" dans des monologues intérieurs s'adressant au début à sa cousine Catalina et à la fin à son petit cousin Alexandre -, se greffent plusieurs petites histoires dont le narrateur s'avère alors omniscient ou rapporte ce qui a déjà été raconté. Des petites histoires en lien plus ou moins direct avec l'affaire Genevey qui apportent un fourmillement d'éléments cocasses, effrayants ou merveilleux comme dans un tableau de Jérôme Bosch, et montrent que la réalité dépasse parfois la fiction (7).
Avec une fantaisie débridée, l'auteur illustre ainsi le tragique de la destinée humaine. Et tout s'enchaîne et s'emmêle avec une grande fluidité (grâce notamment à des transitions très soignées), les morceaux du puzzle se remettant progressivement en place et nous donnant une vision plus claire non seulement de cette affaire mais de notre jardin des délices terrestre.
5) Ce qui semble illustrer notre difficulté à saisir d'emblée tous les ressorts d'une destinée
6) Les retours en arrière permettant ces anticipations renforçant le caractère inéluctable des événements
7) L'histoire de la folies des bêtes revêtant une tonalité fantastique et grotesque hilarante est ainsi inspirée de faits divers locaux (Cf notamment ici et ici)
On savoure la splendeur d'un style ferrarien parvenu à sa pleine maturité, la puissance évocatrice et la grande clarté et précision d'un texte épuré à la syntaxe classique parfaitement maîtrisée dont les longues phrases s'écoulent sans heurts (8), ainsi que cette tonalité tragi-comique lui étant associée qui irrigue les quatre premières parties et se mue dans la cinquième en une somptueuse et vibrante prose poétique emplie d'humanité. Et cet humour foisonnant rappelle plus le côté iconoclaste du premier recueil de nouvelles de l'auteur (Variétés de la mort, Albiana, 2001) que la distance comique des chroniques de La Croix réunies dans Il se passe quelque chose (Flammarion, 2017), une certaine filiation pouvant s'établir avec ces deux ouvrages non romanesques. Car si Jérôme Ferrari s'attache à épingler avec une ironie affûtée nombre de dérives de nos sociétés modernes ou manifeste son attention au langage (9) comme dans le second, il semble souvent, à l'instar du premier, viser en priorité les autochtones - notamment dans sa façon de moquer la glorification du patrimoine insulaire (10), de tourner en dérision la croyance aveugle en une pureté identitaire et la «certitude d'appartenir, depuis des temps immémoriaux à une race élue» (11), ou de brocarder le mythe du bandit d'honneur (12) dans l'Histoire du bandit Romani... Il caricature de plus de manière délibérément potache ce sexe effréné apporté par les touristes dans Histoire de la vérole australe.
On retrouve par ailleurs, par petites touches disséminées, bien des thèmes développés dans les précédents romans de l'auteur, mais c'est surtout d'Un dieu un animal (Actes Sud, 2009) qu'on peut rapprocher Nord Sentinelle - qui dans certains passages aborde aussi la jouissance procurée par la violence et l'enfer de l'entreprise. Le narrateur en effet s'y adresse à Alexandre dans la dernière partie avec la même intensité compassionnelle que dans ce court roman à la deuxième personne s'adressant à un jeune Corse pris de même dans un engrenage mortifère.
8) Les rares dialogues étant intégrés sans tiret ni retour à la ligne tandis que dans l'Histoire de Shirin et du très puissant Djinn, les échanges concis de Shirin et de l'enquêtrice (présentés en caractères italiques) semblent surnager, comme dissociés de cette longue histoire où le narrateur se place du point de vue de son héroïne - cette dissociation montrant l'impossibilité pour l'enquêtrice de pouvoir pénétrer le riche monde intime de son interlocutice
9) L'organisatrice de la session team building entreprend ainsi de remotiver les participants «dans la langue abominable qui est la sienne, où il n'est question que de challenge, de dépassement de soi, de cohésion, de valeurs, d'opportunité à saisir, de zone de confort»...
10) Notamment «ces mégalithes grossiers constituant le misérable patrimoine archéologique de la région»
11) Raillant ainsi ces «lointains ancêtres» surgis «du sein-même de la terre nourricière» et plus vraisemblablement débarqués «recouverts de loques et de poux, d'un rafiot ligure ou baléare échoué sur une plage»
12) Même si ce dernier est grandement redevable, outre à la nouvelle de Mérimée Colomba, à la presse à sensation continentale de la fin du XIXème et du début du XXème - notamment dans les années 1930
L'enfer, Jérôme Bosch (triptyque du Jardin des délices)
Le cours du destin de chacun est un processus dont les ressorts nous demeurent cachés, ne laissant que peu de place au libre arbitre (ce qu'a bien compris Séverine Boghossian dans L'histoire de l'enquêtrice ne recherchant plus de mobile). Et, le narrateur adaptant au héros sa boutade s'appuyant sur le destin de Harar suite à l'intrusion de Burton, il semblerait qu'il n'existe qu'une solution radicale pour échapper à son destin : celle de ne pas naître !
On ne résoudra jamais l'énigme du mal et on ne peut malheureusement lutter contre la violence et la bêtise humaines (incarnées par la dynastie Romani), l'intelligence et la culture (vénérées par la famille de Catilina et de son cousin) ne faisant pas le poids. Chacun semble irrémédiablement enfermé en lui-même, Shirin ne se sentant plus à sa place avec son petit ami et «l'apprenti-assassin» détruisant, dans ses vains rêves de ressembler à son père, la vie de la victime comme la sienne. Tandis que son grand cousin ayant fui la Corse pour voyager y est revenu une dizaine d'années après, ses efforts pour devenir autre ayant échoué : «Je n'ai cependant pas réussi à devenir étranger à moi-même, pas plus que n'y réussit, je le crains, le capitaine Burton qui fut pourtant tant d'hommes à la fois».
Et si, après avoir constamment manié un humour corrosif et longtemps mis en avant la bêtise crasse de son petit cousin, le narrateur termine étonnamment son récit par un soliloque plein de compassion à son adresse («mon pauvre petit garçon» / «tu es si seul»), c'est qu'appliquant également sa lucidité à lui-même il s'est découvert un point en partage («le sang qui fait de toi un faible, comme moi») lui permettant enfin d'entrer en empathie.
Dans ce nouveau roman Jérôme Ferrari renvoie dos à dos l'indigène et le voyageur : «Nous avons ouvert grand nos bras d'imbéciles au premier voyageur et d'autres voyageurs ont suivi, et nous nous sommes retrouvés pris au piège de l'épouvantable dialectique qui nous oppose et nous lie indéfectiblement à eux dans un face à face de corruption mutuelle où chacun révèle les vices de l'autre en lui exhibant les siens, car je sais bien que nous ne sommes pas innocents (...)». (p.135)
Nous sommes en effet «tous des damnés» même si certains ayant «seulement été placés sur le pont de grands yatchs par l'arbitraire d'une décision infernale» se pensent au paradis. Et inutile d'espérer un paradis sur terre en fuyant vers ces autres mers et les sables du désert «où l'on croirait deviner la présence de Dieu dans la beauté du monde» : on est toujours ramené à son sol natal !
L'auteur nous livre ainsi un constat d'impuissance. L'écrivain démuni ne changera pas ce monde désespérant, ne pouvant que nous offrir ses visions lucides et recourir à cet humour qui, pour Gary (13), était "l'arme blanche des hommes désarmés".
Lucidité, humour, mais aussi compassion semblent alors nos seuls moyens de survie dans cet enfer quotidien.
13) Lors d'un entretien pour Radio Canada (Le sens de ma vie, Gallimard, 2014)
© Marianne Tessier
Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 21 août 2024, 144 p.
A propos de l'auteur:
Né à Paris en 1968, Jérôme Ferrari enseigne la philosophie en Corse. Il a obtenu le prix Goncourt en 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome. Toute son œuvre est publiée aux éditions Actes Sud. À son image a reçu le prix Le Monde 2018 et le prix Méditerranée la même année.
EXTRAIT :
On peut lire les premières pages sur le site d'Actes Sud ici (cliquer sur lire un extrait)