Junil, de Joan-Lluís Lluís
Pour cette rentrée littéraire les éditions les Argonautes ont misé sur Junil, le dernier roman de l'écrivain français d'expression catalane Joan-Lluís Lluís qui a remporté en 2021 le prix Òmnium (1) à l'unanimité du jury. Un roman d'initiation et d'aventures d'une fausse simplicité se doublant d'une réflexion sur le pouvoir émancipateur des mots, sur les langues et la littérature tant écrite qu'orale, et s'inscrivant dans une utopie libertaire tout en célébrant l'imaginaire.
1) Le plus prestigieux prix de littérature catalane
Ovide chez les Scythes par Eugène Delacroix
Le roman s'ouvre au début de l'ère chrétienne dans la petite ville fictive de Nyala, capitale de la province des étangs, aux marges de l'empire romain. Junil s'y est très tôt retrouvée seule avec son père, un écrivain public sans scrupules devenu libraire qui la méprise et la maltraite, disposant d'elle comme d'une esclave et la contraignant à coller les papyrus sur ces rouleaux précurseurs du livre. Jusqu'au jour où elle décide d'apprendre à lire et à écrire en cachette avec l'esclave copiste Trident. Elle découvre alors les textes d'auteurs gréco-latins et notamment les vers d'Ovide qui la touchent profondément, la pénétrant de langueur et donnant sens à sa vie. Mais, à son grand désespoir, l'empereur Auguste interdit les oeuvres du meilleur poète vivant et le relègue à Tomis, petit comptoir commercial sur les bords de la mer noire isolé au milieu de nulle part : «à la fin de tout ce qui existe».
Ne voulant pas épouser un jeune patricien d'une puissante famille, Junil sera indirectement responsable de l'assassinat de son père et devra s'enfuir pour échapper à la soif de vengeance des Fermini de la colline et aux lois romaines, traversant les terres barbares du nord pour rejoindre le pays des Alains où l'esclavage, dit-on, n'existe pas. Junil «qui a refusé d'être ce que les autres voulaient qu'elle soit» est ainsi au commencement de ce voyage (le mépris qui lui fut prodigué par son père n'y étant pas étranger).
Collier d'esclave romain
Dans cette fuite émancipatrice, elle sera accompagnée par Trident mais aussi par Lafas, l'esclave érudit voué à la bibliothèque de Minerve qui lui a offert une copie non détruite du premier livre des Métamorphoses, ainsi que par Dirmini, un esclave fugitif autrefois gladiateur. Ce sont ainsi «quatre naufragés qui vont de l'avant mus par la peur de mourir et un certain désir de dignité», Junil étant elle surtout portée par le vertige de ces vers des Métamorphoses lui remuant les entrailles et par son désir de rencontrer Ovide à Tomis - qui se trouve sur leur chemin. Elle espère en effet qu'en lui remettant ce précieux rouleau sauvé il pourra, à partir de cette «pelote de mots retrouvés», «recomposer toute l'œuvre et l'offrir une seconde fois à ses lecteurs et au monde».
Après une première partie retraçant la vie de Junil de huit à seize ans dans cet empire romain esclavagiste avant qu'elle ne s'enfuie de la province des étangs, la partie centrale (Les chemins), la plus importante, raconte ainsi ce voyage au pays des barbares jusqu'à l'arrivée du groupe à Tomis. Tandis que la courte troisième partie (Le bord du monde) s'attache à cette rencontre avec Ovide, débouchant sur une fin plutôt surprenante.
Je n'ai guère été convaincue par les partis-pris formels et stylistiques de l'auteur qui réussit néanmoins à s'extraire de l'enveloppe un peu simpliste donnée à son roman pour lui donner une dimension bien plus intéressante.
Dès son titre original (2), Junil a les terres des bàrbars (Junil au pays des barbares), Joan-Lluís Lluís adresse un clin d'oeil aux romans d'aventures que confirme la structuration de son récit en nombreux courts chapitres (3) dotés d'un titre - typiques du genre. Et cela impulse un rythme feuilletonnesque un peu haché à son roman, le privant à mon sens d'un souffle plus ample.
Avec ses nombreux personnages, peu développés pour la plupart, et son style familier, concret et imagé, plutôt organique et terre à terre, on a par ailleurs souvent l'impression de lire une bande dessinée humoristique truculente. Les péripéties y sont cependant assez peu rocambolesques, l'auteur consacrant plus son inventivité aux comportements et aux croyances cocasses d'une époque où règnent de multiples dieux fantaisistes, ou s'amusant du nom de ses personnages et de leurs jurons (4)...
Dans la seconde partie de plus, il adopte les procédés répétitifs et cumulatifs du "conte de randonnée" qui étirent le déroulement de l'histoire de manière prévisible un peu lassante, son petit groupe en quête de liberté s'enrichissant au fur et à mesure qu'il avance de nouveaux arrivants désireux d'atteindre ce fameux pays sans esclaves. De quatre au départ, il passe ainsi à cinq, six, quatorze et dix-sept pour se retrouver dix-neuf (après avoir été vingt peu de temps).
Et cette petite communauté libertaire, cette «troupe bigarrée» réunissant des individus érudits ou analphabètes ne parlant pas la même langue atteint une harmonie étonnante relevant de la fable. Femmes et hommes s'y partagent les activités sexuelles de manière consensuelle et répartissent les victuailles à part égales, prennent ensemble les décisions importantes en arrivant vite «à un accord qui tient compte des désirs et des craintes de chacun», élaborant même une langue commune.
2) Ce pourquoi je regrette que la traductrice et l'éditrice, en accord avec l'auteur, aient raccourci le titre
3) Soixante-deux courts chapitres malicieusement numérotés en chiffres romains
4) "Vertepeau", "Crèvepuces", "Frappelours"..., le prénom de l'héroïne relevant aussi de son invention / "Nom d'une putain en marbre" ! "Par les couilles noires d'Ablost" !...
L'Empire romain sous Auguste
Le barbare, c'était pour les Romains celui qui ne parle ni latin ni grec et qu'ils ne pouvaient donc comprendre. Dans ces terres du nord de l'Empire où se déroule l'essentiel du roman, «il y en a beaucoup» de ces «foutues langues barbares» et les quatre héros qui s'y aventurent deviennent eux mêmes des barbares dont on ne comprend pas la langue, deux traducteurs improvisés tentant maladroitement d'établir une communication.
Militant de la langue catalane et des langues régionales, Joan-Lluís Lluís semble très sensible au problème des langues et désireux d'établir des ponts entre les cultures, et son utopie libertaire est aussi une utopie langagière promouvant une sorte d'espéranto.
Dans sa petite communauté s'étant élargie à des barbares, tous parlent en effet la langue de tous «car ils ont fabriqué un parler unique rapiécé avec lequel s'adresser à la troupe entière ou à ceux dont ils ne parlent pas la langue» : une langue fluctuante «de petits bouts» qui leur permet de se comprendre. Et comme tous réclament des histoires pour se défaire de l'ennui, les érudits du groupe «les ont reconstituées dans cette nouvelle langue, leurs vers étant parfois mélangés aux mots d'Ovide».
Ovide, fresque de L. Signorelli
Avec Junil, Joan-Lluís Lluís célèbre surtout la fiction. Il situe ainsi son roman dans le monde du livre, abordant avec humour au travers de l'antique société romaine des problèmes toujours d'actualité comme celui du plagiat ou des critiques promotionnelles de complaisance. Il montre le pouvoir émancipateur des mots, de ces poèmes qui bouleversent et changent votre vie, mais qui peuvent aussi être censurés, vous faire bannir ou même tuer. Et il s'interroge sur l'inspiration des écrivains, qu'ils la cherchent en eux «là où les dieux l'ont déposée» ou soient plus ou moins consciemment nourris des nombreux livres lus.
Comme le remarque le copiste Trident, les aventures de ces héros semblent bien similaires à celles de La Falconade de Milcien, poème épique latin retraçant les péripéties d'un peuple qui fuit pour retrouver la terre de ses ancêtres. Même si dans leur cas il s'agit plutôt d'une Odyssée inversée dont le but n'est pas de rentrer chez soi mais d'avancer vers un pays inconnu. La fiction prend ainsi vie dans cette réalité fictive qui nous est contée et Trident propose à ses compagnons érudits d'adapter ce dont ils se souviennent du poème de Milcien pour le raconter aux autres : «ce sera tellement beau de leur raconter une histoire identique à celle que nous vivons» ! L'auteur aime manifestement jouer des mises en abyme, son personnage Lafas ayant d'emblée affirmé : «De nombreux voyageurs ont traversé des terres entières et ont vécu pour le raconter... Pourquoi pas nous ? »
Et il accentue son brouillage entre réalité et fiction en s'immisçant dans son récit, s'adressant régulièrement au lecteur et parfois à ses personnages et faisant moult commentaires malicieux sur le livre qu'il est en train d'écrire (5).
5) "elle est arrivée trop récemment dans cette histoire pour qu'on puisse facilement lire en elle"/ "on précisera plus tard s'il le faut le nom de l'autre"/ "mieux vaut ne rien ajouter et clore ce chapitre" …
Enfin, même si Joan-Lluís Lluís souligne l'émerveillement de la découverte de l'art de lire et du passage de l'oral à l'écrit, il rend surtout un bel hommage (à travers le Vieux, son conteur barbare) à ces antiques conteurs n'ayant rien à envier aux écrivains. Mais aussi à tous ceux qui assuraient la transmission orale de ces contes en les enjolivant et qui, ne se contentant pas d'avoir de la mémoire, devaient «savoir dire les choses». On pense alors à ces aèdes ayant contribué à la naissance de la fiction célébrés par Giono dans Naissance de l'Odyssée, à ces récits colportés faisant surgir "une nuée d'images neuves", "comme un grand genêt d'or" illuminant notre nuit intérieure...
Et, qu'il s'agisse de littérature orale ou écrite, il semble qu'il n'y ait pas à proprement parler de nouveauté mais seulement une redistribution des mêmes cartes en une infinité de nouvelles combinaisons : «un diseur mélange les mots qui sont en lui et les dit dans un ordre différent» et, à chaque fois, c'est un nouveau conte qui naît de ce nouvel ordre.
Junil, Joan-Lluís Lluís, traduit du catalan par Juliette Lemerle, Les Argonautes, 23 août 2024, 288 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Joan-Llu%C3%ADs_Llu%C3%ADs
EXTRAIT :
On peut lire les trois premiers chapitres (p.6/9) : ICI