Le rêve du jaguar, de Miguel Bonnefoy
Après Héritage où il remontait la lignée de son ancêtre paternel, vigneron jurassien ayant émigré au Chili au XIXème siècle et posé "la première pierre des migrations", et L'inventeur où il retraçait l'ascension et la chute d'un obscur savant français inventeur d'une machine solaire sous le second Empire, Miguel Bonnefoy renoue avec ses racines vénézuéliennes et caribéennes qui avaient nourri ses deux premiers romans : Le voyage d'Octavio et Sucre noir.
Dans Le rêve du jaguar, s'affirmant comme le pendant d'Héritage, il s'attache en effet à ses ancêtres maternels : «une étonnante lignée» dont l'histoire se confond avec celle du Venezuela et de Maracaibo, ville originelle où semblent se rejoindre temps mythique et historique.
«Les paysans de Maracaibo sont persuadés que dans toute portée de chats, il y a un jaguar» qui grandira différemment et s'émancipera, et ces jaguars sont «tous les bâtisseurs de cette ville». Aussi le rêve du jaguar est-il celui qui, dans une folle liberté, repousse la limite des possibles. Et si le titre de ce cinquième roman reprend celui d'un poème de Leconte de Lisle (1) célébrant la splendeur luxuriante d'une nature exotique sauvage, la force allégorique qui y est exaltée n'est pas une puissance mortifère mais une vitalité ambitieuse et débridée.
1) https://fr.wikisource.org/wiki/Le_R%C3%AAve_du_jaguar
Transcendant la modestie de leurs origines, les grands-parents maternels de l'auteur sont entrés dans la légende de leur pays. Chirurgien respecté et "recteur éternel" de l'Université de Zulia, Antonio Borjas Romero était en effet «issu des entrailles de la pauvreté». Et il épousa Ana Maria Rodriguez, gynécologue qui fut la première femme médecin de l'état de Zulia. Deux personnes au grand rayonnement, deux démocrates qui s'engagèrent dans la lutte contre la dictature quand Maracaibo fut réduite au silence et bâillonnée par la censure.
De leur union naquit la mère de l'auteur, une femme qui grandit «dans l'élan de l'émeute» de 1958 (2) et réussit à échapper au poids du talent de sa mère et de la renommée éclatante de son père. Rencontrant dans la capitale française le père de l'auteur (3), un exilé politique chilien torturé sous la dictature de Pinochet, elle s'engagera avec lui dans une autre révolution : celle de la famille …
Dans ce roman d'ascension sociale à tonalité féministe, Miguel Bonnefoy navigue «dans la sève d'un arbre familial comme on remonte le fleuve du passé», quatre parties couvrant trois générations le structurant. Les deux premières sont ainsi consacrées à Antonio et à Ana Maria, la troisième à leur fille - nommée symboliquement Venezuela -, l'auteur se mettant en scène dans la dernière sous le nom de Cristóbal : "celui qui porte le Christ". Un nom n'ayant rien d'anodin qui fait surgir l'image inaugurale de ce géant Octavio portant sa table couverte d'écriture (4) et celle, liminale, d'un écrivain portant sa terre. Car si Miguel Bonnefoy semble marcher sur les traces d'un père romancier, c'est bien cette terre maternelle, ce "pays tout entier de mangues et de batailles" qui fit de lui un écrivain.
Le rêve du jaguar est un magnifique roman d'amour pour un pays, mais aussi pour la vie et la littérature dans lequel l'auteur brode sur les récits familiaux et mêle aux descriptions des lieux et aux références au contexte historique, économique, social et politique, mythes et fables variés portés par un imaginaire débordant fusionnant de multiples héritages. Les plus grandes histoires courent les rues qu'il s'agissent d'«une histoire lue dans un roman, ou entendue au détour d'un café» ou «des récits glanés ici et là, maquillés et déguisés comme des poupées» et Miguel Bonnefoy, à l'instar de son héros Antonio dont la mémoire est déjà pleine de ces récits d'ivrognes ou de marins, nous grise ainsi de «mille histoires bouleversantes de beauté, si baroques et invraisemblables» qu'il magnifie encore de son écriture exubérante et précise à la syntaxe parfaitement maîtrisée. Une écriture métaphorique haute en couleurs et poreuse au surnaturel qui, profondément sensorielle, réussit à nous rendre ces histoires crédibles.
2) Qui aboutirent à la chute de la dictature de Marcos Pérez Jimenez le 23 janvier 1958
3) Sous les traits d'Ilario Da, personnage déjà rencontré dans Héritage
4) Octavio qui aurait pu se nommer également Cristóbal : un géant (comme saint Christophe), poussé de cette terre vénézuélienne et portant non à proprement parler le Christ mais l'écriture (Cf le chapitre II du Voyage d'Octavio)
Liberté et métamorphose
Si le narrateur omniscient anticipe souvent dans son récit des événements encore ignorés de ses personnages, c'est que l'auteur aime baigner ces derniers "dans une sorte de présage ou de prédestination" leur donnant "un côté homérique et mythologique"(5). Mais chacun semble néanmoins libre d'écrire sa propre histoire, la vie recélant des potentialités merveilleuses. Et nombre de "jaguars" échappent ainsi aux déterminismes : «félin, prêt à bondir, il s'autorisa à croire à ce nouveau rêve».
Plus encore que dans ses précédents romans, Miguel Bonnefoy, narguant le destin (6), s'attache à dessiner "l'arc transformationnel" de ses héros et, dans une moindre mesure, de ses personnages secondaires. Il exalte ainsi leurs possibilités de faire «peau neuve» pour peu qu'ils s'attellent à un but et croient en leurs rêves ou même sachent réagir aux coups du sort. Antonio, cet "Oliver Twist tropical" (7), en est le meilleur exemple tant l'ascension sociale de celui pour lequel la mère (ou celle qui en tint lieu) «ne pouvait concevoir d'autre avenir que celui d'un voyou des rues» s'avère stupéfiante. Mendiant, vendeur de cigarettes, travailleur de force, homme à tout faire puis barman dans un bordel, il saura «aller vers son risque» et découvrira un autre monde : celui des études et d'une vraie famille. Ana Maria deviendra de même «une nouvelle personne», quittant l'apathie de sa prime enfance pour étudier avec voracité. Quant à Venezuela, elle refusera un destin tout tracé de médecin, se donnant les moyens de renaître à Paris, son fils trouvant lui sa voie en découvrant cette terre vénézuélienne revivifiante.
Une audace et une liberté qui ne firent pas non plus défaut à Don Victor Emiro, bienfaiteur d'Antonio ayant su briser le système familial de marins de père en fils pour devenir avocat. Ni à la mère d'Ana Maria, Eva Rosa. Cette dernière en effet «que cinq siècles de répression et d'assujettissement avaient taillée pour refuser toute avance, que seize ans de catéchisme avaient murée d'achères et de meurtrières, qu'un continent de forteresses et de silences avait asséchée comme une douve», osa se rendre au rendez-vous de Chinco, impressionnée et fascinée par sa hardiesse.
Des personnages qui savent de plus jeter, faire le vide et se libérer du poids des souvenirs pour renaître autres (8) .
5) Cf masterclass du 20/08/2023: ici
6) La chute de l'histoire d'Ana Maria résonnant comme un malicieux clin-d'oeil
8) Comme notamment la Colombienne Leona Coralina coupant ses cheveux pour payer son voyage à Maracaibo, ou papa Zoïlo Rodriguez jetant son fusil au fond du lac, ce qui fut pour lui "une résurrection"...
Les métamorphoses des personnages trouvent écho dans celles de Maracaibo, ce «petit village au bord d'un golfe oublié» voyant son destin changer suite à la découverte d'un gisement de pétrole : «La découverte du pétrole changea tout. La ville se transforma en même temps qu'Antonio. Ce qui n'était encore il y a quelques mois qu'un village de pêcheurs et de glaneuses devint, avec l'arrivée massive de convois d'hommes avides, une cité babélique qui poussa en une nuit.» Plus tard, avec l'embargo de la guerre du Sinaï, la ville prit un phénoménal essor. Les investisseurs les plus féroces y débarquèrent, les rues se transformèrent en un «supermarché géant» et les architectes érigèrent des «édifices mésopotamiens» au bord du lac... «La petite Venise» devint ainsi la «Venezuela Saoudite».
Et cette «vitalité palpitante» ruisselant dans les personnages et dans la ville est aussi celle d'un peuple qui en deux siècles connut moult insurrections, révoltes, coups d'état et révolutions. D'un peuple «qui a tant aimé la liberté qu'il en est devenu son esclave», les révolutions politiques s'avérant plus aléatoires que les révolutions individuelles car les nouveaux détenteurs de pouvoir ont malheureusement tendance à reproduire ce qu'ils ont quitté.
Université de Zulia (LUZ)
Une architecture complexe aux ramifications souterraines
S'ils sont foisonnants, les romans de Miguel Bonnefoy sont solidement construits, l'auteur veillant à leur unité. De nombreux petits motifs, détails ou répétitions (9), relient ainsi les différentes histoires contées dans Le rêve du jaguar et, de manière magique, deux objets assurent la continuité du récit.
La petite machine à rouler les cigarettes glissée dans ses langes de nouveau-né balise dans la première partie le fil mouvementé de la vie d'Antonio, réapparaissant à deux moments-clés : lorsque, tournant le dos au destin de voyou qui lui était promis, il décide de travailler pour vivre, et quand il change à nouveau radicalement de trajectoire. Et l'extraordinaire histoire du pingouin marque d'emblée le destin non moins fabuleux d'Ana Maria, la broche en or en étant inspirée (reçue par Chinco de son père joailler) poursuivant l'histoire familiale sur plusieurs générations. Donnée à Eva Rosa, elle passera en effet à Ana Maria puis à Venezuela, permettant à cette dernière de réaliser ses rêves et de rencontrer à Paris celui qui sera le père de l'auteur.
9) Motif notamment des miroirs et de la couleur rouge flamboyant … Tandis que se répètent le souci de ne pas mourir le ventre vide, de vider la chambre des défunts et de jeter les objets dans le lac, mais aussi de rechercher une cache secrète recélant des objets plus personnels, plus intimes
...
Mais c'est surtout entre ses différents romans que Miguel Bonnefoy établit des connections, ce qui, au-delà de l'aspect ludique présent chez d'autres auteurs, révèle chez lui une volonté manifeste de les intégrer dans un ensemble, de construire une œuvre.
Chaque nouveau livre reprend des personnages des précédents romans, établissant des ponts entre eux. Nous retrouvons ainsi évoqué ce Benoît Bramont apparu dans L'inventeur (10), cet «ouvrier français qui vendait de curieuses machines solaires et qui déclarait être le disciple d'un certain Augustin Mouchot, un inventeur que personne ne connaissait». Mais aussi l'omniprésente fratrie métisse Bracamonte (11) en la personne de Babel le sorcier, le chaman fou. Nous retrouvons de plus Ilario Da et Pedro Clavel, ce guérillero militant du MIR apparu dans Héritage, dont on apprend qu'il est le fils adoptif d'Ana Maria et le père d'Eva Fuego (la fille adoptive de Serena et Severo Bracamonte dans Sucre Noir). Tandis qu'est mentionné ce pétroglyphe volé par le dandy cambrioleur Rutilo Guerra dans Le voyage d'Octavio. Sans compter la lettre envoyée de Paris par Venezuela, indiquant avoir rencontré dans une pharmacie ce géant porteur d'une table sur laquelle était écrite une ordonnance et répondant au nom d'Octavio (ce qui nous renvoie à une scène se déroulant dans une pharmacie de Saint-Paul du Limon et à une Venezuela célibataire plus âgée, incarnation de la littérature, qui fera découvrir l'amour des mots et de son pays à Octavio). De quoi donner le tournis !
Plus on avance dans l'oeuvre de Miguel Bonnefoy, plus on réalise que celle-ci constitue un immense puzzle dont les pièces peu à peu se complètent sous nos yeux. On prend conscience que l'auteur anticipe sans cesse la suite avec une grande maîtrise, laissant de multiples "harpes d'attentes" - nom donné en architecture à ces pierres saillantes qui seront utilisées (ou pas) postérieurement pour agrandir un bâtiment. On s'aperçoit notamment que dans son troisième roman Héritage il avait déjà anticipé les deux suivants. Il y évoquait en effet "les ateliers impériaux de Napoléon où un mathématicien appelé Augustin Mouchot construisait des machines solaires", mais aussi la famille de Pedro Clavel à Maracaibo : "sa sœur magnifique Venezuela dont le destin allait croiser bien des années plus tard celui d'Ilario Da à Paris".
Dans ses cinq romans d'une veine épique les inscrivant dans le temps éternel du mythe, Miguel Bonnefoy retrace les trajectoires fascinantes - fictives ou réelles - d'hommes et de femmes (Octavio, Augustin Mouchot, la famille Ottero dans Sucre noir, la lignée de ses ancêtres paternels et maternels), tout en embrassant les transformations économiques et politiques des pays respectifs dans lesquels ils se déroulent et en établissant de multiples passerelles entre eux. Aussi, accompagner la construction de cette œuvre au fil des ans s'avère-t-il pour le lecteur une aventure vertigineuse passionnante.
10) Benoît Bramont dont on avait appris dans ce quatrième roman qu'il était ce géant ayant engendré Octavio, le héros du premier roman de l'auteur
11) Severo Bracamonte, le chercheur d'or, fut ainsi le héros de Sucre noir, Tandis que nous retrouvons son père le vieux porteur d'eau Ferdinand Bracamonte, et un autre fils, l'anarchiste Hector Bracamonte, dans Héritage...
Le rêve du jaguar, Miguel Bonnefoy, Rivages, 21 août 2024, 304 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Miguel_Bonnefoy
EXTRAIT :
On peut lire les premières pages des deux premières parties : ici