Palais de verre, de Mariette Navarro
Dramaturge et poète, Mariette Navarro avait publié en 2021 un premier roman remarqué (1), Ultramarins - que les éditions Quidam rééditent simultanément dans leur collection de poche. Naviguant en eau profonde, elle nous y contait de manière enchanteresse l'odyssée d'un bateau ivre et la traversée libératrice de son héroïne commandante. Aussi attendait-on avec impatience ce second roman.
1) https://www.quidamediteur.com/catalogue/made-in-europe/ultramarins
Crystal Palace
Palais de verre, c'est d'abord un titre faisant surgir d'emblée deux images : celle du "plafond de verre" (2) et du "palais de cristal". Des images faisant miroiter la thématique socio-économique autour de laquelle le livre s'articule.
Bien que désignant initialement une réalité invisible limitant l'accessibilité des femmes aux postes supérieurs et aux salaires élevés auxquels elles pourraient prétendre, la première s'applique désormais plus largement à toute discrimination cachée excluant tacitement une catégorie d'individus. Et dans ce roman où l'héroïne, "transfuge de classe", a réussi à assimiler les codes sociaux de l'entreprise, c'est également et surtout de ces codes lui permettant d'intégrer hors travail le groupe de ses collègues qu'il s'agit, la détente étant «plus codée que les journées de bureau».
Quant à la seconde, ce Crystal Palace édifié à Hyde Park en 1851 pour accueillir la première exposition universelle britannique, elle évoque Dostoïevski qui fit un voyage à Londres en 1862 et vit de manière prémonitoire (3) dans cette gigantesque serre un monument dédiée au culte d'un Baal capitaliste, symbole de l'avancée menaçante du progrès technique, de l'utopie globalisante et anesthésiante d'un monde rationalisé.
Et ces deux images se superposent à celle plus banale mais néanmoins tout aussi symbolique de l'immeuble luxueux à la façade de verre translucide abritant les bureaux dans lesquels travaille l'héroïne nommée judicieusement Claire : un palais de verre s'exhibant aux yeux de tous qui éclaire paradoxalement son aveuglement et celui de ses collègues : «Tout est baigné de lumière, à croire que l'architecture entière a été pensée pour l'aveuglement permanent».
2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Plafond_de_verre
3) Dans son roman Carnets du sous-sol, Dostoïevski compare ainsi la civilisation occidentale de son temps à un palais de cristal
«Premier Poucet de la lignée à chausser des bottes de sept lieues», Claire est entrée dans l'institution dont elle rêvait suite à l'éclatante réussite de son cursus, y frôlant «le pouvoir et le prestige». «Fière d'être du bon côté des digicodes et d'emprunter l'ascenseur pour monter», elle en a été longtemps «un parfait rouage enthousiaste et ambitieux», adhérant à tout «trop vite et trop bien». Mais un jour, lors d'une réunion de travail, elle va s'éclipser sans que ses collègues ne s'en aperçoivent, remettre en question toutes les certitudes de son brillant parcours et faire exploser les «théories acquises».
Se laissant happer par une trappe de secours laissée ouverte par erreur puis refermée à son insu, elle passera la nuit sur le toit de l'immeuble et prendra de la hauteur au sens propre comme au sens figuré, une tempête se déchaînant sur la ville en même temps que la tempête intérieure la secouant. Entrée dans le métier «par effraction» et empruntant «une sortie qui n'est pas permise», elle va ainsi sortir de son aveuglement et «renverser son univers».
Dans ce court récit divisé en vingt-cinq chapitres où elle entrelace le "je" solitaire de Claire et le "nous" collectif de ses collègues, Mariette Navarro s'attache aux sensations intimes de son héroïne qui, après avoir longtemps mis ses mots et «[son] corps entier sous contrôle», cherche à revenir à la source et à «dessiner sa place». Et c'est d'une manière organique et quasi primitive que dans le «corps à corps de cette nuit», cette dernière se remémore les signes précurseurs de sa désertion, ces petits incidents, décalages ou glissements ayant entraîné ce basculement soudain. Tandis que, la tempête ayant temporairement immobilisé la ville, ses collègues s'interrogent timidement sur son absence et sur leurs propres comportements au sein de l'entreprise, avant de reprendre docilement leurs habitudes...
Alice entre 2 mondes
Confirmant son goût pour le merveilleux, Mariette Navarro fait de son héroïne une sorte d'Alice s'engouffrant dans une trappe cachée «dans les plis du réel» comme dans le terrier du lapin, débordant et se répandant «de l'autre côté du vase». Une ascension vertigineuse et non une chute où, faisant «l'expérience de [son] nouveau point de vue », de «l'incongruité de [sa ]nouvelle place dans le flux de la ville et sur le toit de cet immeuble», elle va atteindre un état de légèreté proche de l'insouciance de l'enfance : «Je tenais à ce qui m'entourait par toutes sortes d'habitudes, de croyances, d'envies. Aujourd'hui je flotte, dans une légèreté nouvelle.»
Enroulée dans une bâche sous le vent et la pluie glacée, elle découvre alors «un paysage qu'[elle] voyai[t] chaque jour, mais qu'[elle] n'avai[t] pas pris le temps de lire ». Et, surplombant sa vie dans ce «face à face avec le ciel qui enveloppe la ville», elle va pouvoir découvrir la «nouvelle qualité de [sa] présence», ce «découpage de [soi]même sur le monde», le vrai monde n'étant pas celui d'où elle vient mais celui qu'elle redécouvre. Pensant être «du bon côté du monde», elle s'était en effet enfermée dans une bulle hypocrite masquant ses humiliations et muselant sa colère.
Elle réussira au petit jour à réintégrer l'immeuble et, après avoir «traversé les murs et vu ce qu'il y avait de l'autre côté», elle brisera de son poing serré le verre de la façade pour sortir à l'air. Nageant «à contre-courant», elle glissera enfin sous l'eau du fleuve «comme de l'autre côté du miroir», choisissant de sourire sans masque et d'exister pleinement, elle qui avait «appris à sourire avec les dents des autres». Il était en effet illusoire de vouloir exister, «comme le chat de Schrödinger», dans deux mondes «qui ne se rencontrent pas».
Grand écart social
Je suis allée le plus loin possible d'un côté comme de l'autre du grand écart social. (p.64)
Tout comme dans les autofictions d'Annie Ernaux, l'héroïne porte dans sa chair les écarts entre classes sociales. Et Mariette Navarro décrit avec justesse la souffrance de Claire qui n'a pas eu «le plan des labyrinthes dès la naissance», sa solitude, sa peur et sa rage sourde face à la violence invisible exercée sur elle.
Craignant tant de laisser un mot ou un geste trahir la classe modeste dont elle est issue que de renier ses origines auxquelles elle reste néanmoins attachée malgré le «lent chemin d'éloignement» qu'elle a emprunté, son héroïne invisible aux yeux des autres semble écartelée entre fierté et honte. Et, en proie au feu de la colère, elle va découvrir chez elle une violence qui couvait et s'affirmer «dans la résistance et le combat ».
Un vent de liberté
A l'instar de l'héroïne d'Ultramarins, un vent de liberté traverse Claire, changeant profondément son regard sur soi et sur les autres comme sur le monde, et lui permettant de renouer avec l'essentiel.
Claire avait en effet «organisé sa carrière pour la seule assurance d'un alignement de tuiles au-dessus de la tête, de quelques parois pour arrêter le vent» et, en arrivant dans ce quartier elle avait été «surprise par l'absence de vent», sa trajectoire s'y déroulant à l'abri. Mais en débouchant sur le toit, sortant de son confort et de sa sécurité, elle se confronte soudain à la violence d'une tornade qui fragilise les immeubles pourtant robustes, arrachant tout et «déshabill[ant]» la ville qui palpite enfin sous son apparence policée. Elle affronte ainsi le vertige de l'existence.
Et ce vent remettant les choses en place en incarnant la force incontrôlable des éléments face à l'arrogance des hommes s'avère le symbole du changement et de l'émancipation d'une héroïne retrouvant son identité profonde : «Je mets du vent sous mes pieds pour retrouver mon squelette».
Le règne de l'entreprise
De manière très évocatrice, Mariette Navarro éclaire les processus de manipulation exercés par ces entités supérieures auxquelles les salariés, enfermés dans leurs palais de verre, préfèrent s'aliéner plutôt que de trouver le courage de conduire leur vie, d'oser «prendre le risque du conflit», collaborant ainsi à la perpétuation de leur domination. Elle dénonce le climat faussement consensuel de ces écosystèmes déshumanisants extirpant jusqu'à la dernière parcelle d'individualité de leurs salariés dont la vie privée est absorbée par la vie professionnelle. Et notamment l'intégration de ces codes d'appartenance au groupe qui, par peur d'en être exclu, font courber l'échine avec docilité et ravaler ses humiliations : «des nuques penchées chaque jour un peu plus vers le bas». L'auteure s'attaque par ailleurs à l'empire des machines, à ces écrans et ces «ces images dont nous ne voulons pas » qui nous assaillent et programment nos cauchemars, comme à ces ordinateurs qui nous contrôlent. Et son héroïne finit par fabriquer «sur le lino une grande guerre des machines», cassant «ces boîtes auxquelles on confie toutes nos données».
On pense à A l'aide ou le rapport K d'Emmanuelle Heidsieck qui nous plonge dans un univers fantaisiste kafkaïen pour analyser la dégradation des relations humaines au sein de l'entreprise et le rôle des codes langagiers dans la sauvegarde d'un ordre social reposant sur une économie marchande. Mais aussi à la Magali de Jérôme Ferrari (dans Un dieu un animal) portant soudain, comme Claire, un regard lucide sur sa vie confisquée par cette nouvelle divinité de notre monde moderne qu'est l'entreprise, et cherchant une issue pour s'échapper.
Dans ce récit émancipateur à la dimension socio-économique et politique Mariette Navarro donne ainsi une tonalité onirique inhabituelle à la révolte et à la quête de soi de son héroïne, usant constamment d'une écriture poétique recourant à la métaphore et à la personnification (tout en jouant des retours à la ligne et de la taille des caractères), ce qui lui permet d'aborder le sujet d'une manière inventive et sensible.
Palais de verre, Mariette Navarro, 30 août 2024, 144 p.
A propos de l'auteure :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mariette_Navarro
EXTRAIT :
On peut lire quelques pages (p.7/15) : ICI