Les grands jaseurs de Bohême suivi de L'oiseau de paradigme, de Raymond Farina

Publié le par Emmanuelle Caminade

Les grands jaseurs de Bohême suivi de L'oiseau de paradigme, de Raymond Farina

Si l'oeuvre de Raymond Farina n'est pas exempte de gravité - le thème de la mort et de la trace comme celui de la folie des hommes s'acharnant à se détruire y étant très présents -, elle est profondément ancrée dans son enfance, éclairée et allégée par cette petite cosmogonie personnelle élaborée dans ce temps béni où le poète comprenait le langage des oiseaux, ces anges qui congédient la "pesante idée du destin". Et plus il avance en âge, plus ses poèmes se teintent d'une subtile ironie et prennent une tonalité apaisée, distillant une véritable "métaphysique de la légèreté" libérant tant du «poids des ans» que de «l'insupportable  poids du monde». L'acceptation de sa propre insignifiance au sein du cosmos invite en effet le poète à s'éloigner de "l'anecdote du monde" et à être d'autant plus sensible à la beauté de la nature et aux joies de la vie.

Déjà, après un long silence, la composition de son anthologie La maison sur les nuages (publiée en ebook chez Recours au poème éditeur en 2015) annonçait cette tendance. Une tendance qui, quand il se remit à écrire, fut confirmée dans ses recueils Notes pour un fantôme suivi de Hétéroclite et La gloire des poussières (N&B et Alcyone, 2020), ainsi que dans son récent Un printemps sans fenêtre suivi de Réminiscences (N&B, novembre 2022)

 

Cyrano de Bergerac, Oeuvres diverses, 1709, illustration anonyme

 

S'insérant dans ce même sillage, ses deux derniers recueils ici regroupés, Les grands jaseurs de Bohême et L'oiseau de paradigme ont ainsi pour critère cette «extrême légèreté/ que Dieu n'accorde qu'aux oiseaux»(1). Et à cet âge où on «songe à la mort, à l'au-delà», celui qui fut dans son enfance un "petit Fibel dénicheur"(2) y approche avec grande malice la langue de ces «petits riens volants» si plein de vitalité bien qu'amenés à disparaître comme nous, moquant notre prétentieux langage humain et évoquant avec une tendre raillerie ces anges qui n'ont plus rien à annoncer «à ceux qui n'ont plus d'espérance».

Et, à l'instar des oiseaux et des anges, sa poésie réussit ainsi à changer l'humeur du ciel d'un seul battement d'ailes  :

«Il est léger, l'homme est pesant

car il fut pétri d'argile

car il se débat dans la bourbe

alors qu'un seul battement d'ailes

fait que l'ange, comme l'oiseau,

peut changer l'humeur du ciel.»

Plaidoyer pour les anges (L'oiseau de paradigme)

 

1) Pouvoir de l'artiste (La gloire des poussières)

2) Fibel, fils d'un oiseleur, inventa un alphabet qui fait chanter l'écriture, où chaque lettre est illustrée d'assonances liées à l'image d'un oiseau.

 

 

Les grands jaseurs de Bohême

 

Structuré en trois parties (3), Les grands jaseurs de Bohême regroupe vingt-cinq poèmes où, comme il le fit déjà dans De mémoire d'oiseaux (Une colombe une autre, éditions des Vanneaux, 2007), le poète désormais devenu un «vieil homme» brosse avec un surcroit d'humour le portrait de ces oiseaux dans leurs activités ordinaires. Des oiseaux observés dans son enfance ou plus tard sous d'autres cieux,  représentatifs de la continuité de son univers :

« J'ai des oiseaux en tête, en cœur

ceux d'aujourd'hui et ceux d'hier,

ceux de ma sagesse en enfance

ceux de mon enfance en vieillesse»

(Ces petits riens volants)

 

3) Ces petits riens volants , Portraits d'oiseaux, La survie de l'espèce

 

Avec malice Raymond Farina y plaisante sur les noms variés donnés à ces oiseaux,  sur ce «serpentaire» (nommé ainsi «car il adore le serpent») aussi appelé «secrétaire, à cause de son air austère», ou étrangement «messager», «sagittaire» l'associant à l'archer lui convenant mieux. Tandis que le bruant zizi semble avoir «piqué dans l'entrelacs/ des racines et des rhizomes/ les z et les i de son nom,/ cette étiquette ridicule»...

Et il s'attache surtout à leur chant, à ces quelques notes qui les caractérisent. Jouant sur les sonorités, il se livre à une débauche d'assonances ou d'allitérations, notamment à propos des étourneaux, de «ces voyous volants, qui, sans vergogne/ et promptement, font leur razzia/ dans les vergers et les vignobles». Il recourt de plus à tous les mots du répertoire ornithologique ou de son propre répertoire pour qualifier le cri de ces «musiciens ailés» en l'imitant. Le bruant zizi ainsi «crécelle ou crécerelle» à moins qu'il ne «coqueluche», d'autres «roucoulent gravement» ou «finement gazouillent», «babillent ou bubullent» «zinzibulent ou zinzinulent» «pupulent ou puputent»... Et tissant une «vaste trame sonore» où «chacune des voix consonne» - les «silences intersticiels» «comptant autant pour l'harmonie», l'auteur nous offre un réjouissant concert où s'entremêlent les voix de ces compagnons aimés dans une joyeuse polyphonie qui nous réconcilie avec cette vie éphémère.

 

L'oiseau de paradigme

 

L'observation des oiseaux offrit tôt au poète un apprentissage qui forgea sa compréhension du monde, sa représentation. Et ce second recueil également structuré en trois parties (4) regroupant près d'une quarantaine de poèmes, et dont le titre joue sur les mots (tout comme celui de sa première partie Chant sémantique), tourne essentiellement autour du sens. L'auteur y use souvent d'un humour décalé tirant vers l'absurde et il semble nous y donner des pistes pour comprendre son œuvre.

 

Il moque tout d'abord en effet ces critiques qui après la mort d'un auteur inconnu (auquel manifestement il s'identifie) tenteront de comprendre son œuvre et «gloseront à l'infini» dessus

«un fin limier débusquera

dans une de ses élégies

un soupçon de Verlaine

un frisson de Virgile

sans même discerner

ce qu'il doit au chardonneret»

(A propos d'un auteur inconnu)

Et l'oiseau semble bien le «gardien du sens» de ses propres poèmes  :

«Hésitant, tâtonnant, je bute

sur un vocable dont le sens

m'échappe comme une fauvette,

ou je cherche, désespéré,

dans le peuple gris des moineaux

bien alignés dans ma mémoire,

l'oiseau rare, gardien du sens

d'une phrase sans queue ni tête

ayant besoin de ses deux ailes

pour voler vers un locuteur.»

(L'oiseau de Paradigme)

 

Le poète ironise à loisir par ailleurs sur notre langage humain :

«Champ sémantique, dites vous./ Est-il couvert de pâquerettes ?»

Sur ces mots mystérieux dont il n'a jamais su le sens, semence de «je ne sais quel arrière songe», ou sur les mots de ces «rigides nomenclatures», découverts longtemps après leur référent … Il se livre même à une délirante «enquête sur une voyelle», vérifiant dans les lexiques et les poèmes «si le a est vraiment la lettre/ des choses qu'on dit graves »...

 

4) Chant sémantique, L'insupportable poids du monde, Plaidoyer pour les anges

 

Peinture d'Honoré Daumier

 

Raymond Farina admire la «réserve de rêves» dont fait preuve Don Quichotte (auquel il semble également s'identifier) :

«de quoi construire un paysage

- comme en surimpression -

pour déployer son aventure,

pour accomplir ses exploits contre

un monde qu'il ne peut comprendre,

un monde qu'il ne veut pas voir.»

(En relisant Don Quichotte)

 

Et pour nous aider à comprendre son œuvre, il nous donne une seconde piste dans l'hypothèse finale de ce poème :

«Et s'il tentait de s'opposer,

en faisant semblant d'être fou,

à un monde devenant fou

en faisant semblant d'être sage.

S'il incarnait la résistance,

- sur un mode tragi-comique -

d'une forme de l'Harmonie

à l'horrible loi d'efficience ?»

 

Annonciation de Fra Angelico, couvent San Marco (Florence)

 

Enfin, dans la dernière partie de ce recueil, il se livre à un long «Plaidoyer pour les anges», des anges qui «sont, évidemment, poètes/ tout en eux n'est que poésie». Raymond Farina, se démarquant des «derniers descendant de Freud» comme de Newton et des Béotiens leur ayant «confisqué l'échelle/ dont ils s'étaient parfois servi/ pour monter au sommet du ciel/ en se passant de l'ascenseur», veut en effet croire aux anges :

«Il se peut que j'en ai vu un,

dans une soirée de Florence :

ce jeune homme vêtu de blanc

-vrai sosie de mon petit-fils

ou possible sosie d'un ange

aperçu dans l'Angelico-

portant un toast à ses amis,

aux précieux instants de gaieté

qu'avec eux il osait ravir

aux morosités de l'Epoque.»

 

Un petit ouvrage enchanteur d'une portée capitale sous sa malicieuse simplicité !


 

 

 

 

 

Les grands jaseurs de Bohême suivi de L'oiseau de paradigme, Raymond Farina, N&B éditeur, août2024, 116 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Raymond_Farina

 

EXTRAITS :

On peut lire quelques poèmes sur le site de l'éditeur  : ICI

 

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Publié dans Poésie, Recueil

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