Descartes, sur la foi d'un rêve, de Marie-Paule Farina
Ancienne professeure de philosophie, Marie-Paule Farina est devenue une essayiste prolifique qui nous a gratifiés d'ouvrages mémorables sur Sade (1) mais aussi sur Flaubert et sur Rousseau (2) et son dernier opus, Descartes, sur la foi d'un rêve, s'avère de même un vrai bonheur de lecture.
Ce qui fait le grand intérêt de ses essais, outre un style alerte et malicieux, c'est que, renouvelant le genre et toilettant les vieux classiques, ils visent à restituer la vérité de personnages complexes - et donc profondément humains - dont ne sont éludées ni les contradictions ni les évolutions : «J'essaie de lire et moi-même d'accueillir dans leur complexité des philosophes et des écrivains que, pour pasticher Valéry, nous voulons tellement rendre cohérents que nous finissions par les transformer en monstres ou en hipogriffes.»
Et l'on goûte particulièrement son approche à la fois empathique et érudite, d'une subjectivité assumée et d'une grande indépendance d'esprit (l'auteure n'hésitant pas à remettre en question certaines analyses faisant autorité) qui s'appuie avec rigueur sur une fine connaissance de l'oeuvre ainsi que de la correspondance venant l'éclairer et de l'époque dans laquelle elle s'insère, ce qui lui évite certains contre-sens.
1) Comprendre Sade (Max Milo 2012), Sade et ses femmes, journal et correspondance (François Bourin 2016), Le rire de Sade, essai de sadothérapie joyeuse (L'Harmattan 2019), Voilà comme j'étais, autobiographie posthume de Sade (Edition des instants 2022)
2) Flaubert, les luxures de la plume (L'Harmattan 2020), Rousseau, Un ours dans le salon des lumières (L'Harmattan 2021)
Descartes composant son système du monde, 1788, © Bibliothèque nationale de France
Le titre associant malicieusement et pertinemment ce «grand Cartesius» qu'on pourrait penser purement rationaliste au rêve annonce la couleur. S'il fait allusion à ces «trois songes mi hallucinations mi rêves éveillés» qui poussèrent en novembre 1619 le jeune Descartes à quitter l'armée pour emprunter une voie nouvelle et embrasser la philosophie à l'âge de vingt-trois ans, il fait aussi référence à un «philosophe rêveur» (3) non dogmatique qui perçoit le mystère et la complexité du monde tout en désirant illuminer toute chose d'une clarté rationnelle. Un philosophe avouant rêver et tirer de ses rêves des révélations, un «imaginatif» qui, anticipant les objections, échafaude des «hypothèses folles» dans le but de repousser les limites de la pensée et de chercher la vérité, et qui use de nombreuses métaphores pour exposer son raisonnement.
«Il y a quatre siècles, en affirmant simplement que tous, hommes ou femmes, parlant français ou bas breton et même turc, avaient le pouvoir de distinguer le vrai du faux, Descartes offrait à chacun d’entre nous, non un modèle à suivre, mais le récit d’un trajet, le sien, vers plus de vérité, et donc, plus de liberté », rappelle Marie-Paule Farina dans son avant-propos. Elle nous propose donc dans cet «ouvrage qui n’est pas un énième manuel, mais un acte d’amitié pour un homme généreux qui philosophait sur tout ce qui se présentait à lui parce qu’il n’avait rien trouvé de plus innocent et qui lui procurât plus de joie», de suivre également pas à pas le parcours de Descartes dans un enchaînement de parties et de sous-parties dont le ton inhabituel des titres tranche en effet avec celui d'un essai traditionnel.
Et elle réussit à nous montrer toute l'originalité de la pensée et la modernité des sentiments, tout le non-conformisme (dans tous les domaines) de ce philosophe célèbre dont nous avions une idée un peu convenue et parfois fausse, nous faisant partager son admiration pour l'oeuvre et son amitié pour l'homme audacieux, généreux et authentique dont les propos philosophiques s'accordaient avec la vie.
3) Cin d'oeil à ces "philosophes rêveurs" dont Savinien Cyrano de Bergerac fit l'apologie
Le plus grand coup de force de l'histoire de la philosophie
Consacrer sa vie à développer sa raison et rechercher la vérité dans un questionnement continu afin de renverser l'édifice des connaissances et de le reconstruire avec un regard philosophique sans présomptions n'était pas chose aisée à une époque où la philosophie était sous la tutelle de la théologie. Ne se sentant pas en sécurité dans la France de Richelieu, ce philosophe catholique trouva la solitude et la tranquillité auxquelles il aspirait en pays protestant, s'exilant en Hollande. Mais ayant appris la condamnation de Galilée, il renonça prudemment à publier son grand Traité du monde et de la lumière pourtant achevé dès 1634, espérant que le temps travaillerait pour lui (4). Choisissant dans cette attente de parler métaphysique à ses contemporains comme on mène une conversation, il écrivit Le discours de la méthode, un petit discours également écrit en français qui sera publié anonymement en 1637. Et cet ouvrage certes «moins impressionnant mais encore plus insolent» constitue «le plus grand coup de force de la philosophie et des sciences», Hegel y voyant deux siècles plus tard l'acte fondateur de la modernité.
Descartes, qui voit dans la conscience de sa pensée le propre de l'homme, y incite d'emblée chacun à oser se servir de son propre entendement, la raison n'étant pas pour lui l'apanage des professionnels. Une incitation qui résonne de manière très actuelle à l'heure de la désinformation permanente où les soi-disant experts envahissent les plateaux médiatiques et où peu osent s'émanciper de la doxa ...
La capacité à bien juger et à distinguer le vrai du faux – ce qu'on appelle le bon sens ou la raison – est "naturellement égale" entre tous les êtres humains, affirme en effet le philosophe avec une étonnante audace pour l'époque. Et ce bon sens se conquiert progressivement. Aussi, s'appuyant sur le propre parcours de son esprit depuis l'enfance, propose-t-il à chacun une méthode pour bien conduire sa pensée en prônant le doute (5) comme instrument de recherche de la vérité : "Je me résolus à ne tenir pour vrai que ce que je saurais évidemment être tel." ...
L'auteure commente avec finesse les six parties de l'œuvre la plus connue de Descartes qui, outre la méthode, aborde la métaphysique, la physique et les sciences comme la médecine, présentant également une morale provisoire. Mais aussi Les Méditations métaphysiques, ouvrage dans lequel il reprend en partie son propos et le complète quatre ans plus tard sous une autre forme (6) et en latin (la langue érudite habituelle) pour en imposer aux intellectuels ne pouvant prendre au sérieux un ouvrage philosophique écrit en français.
4) Ce dernier ne sera publié, de manière posthume, qu'en 1664
5) Un doute méthodique visant à refonder le savoir sur des fondements certains, n'ayant rien à voir avec le doute sceptique qu'il combattait
6) Descartes n'y raconte plus son histoire - ce qui faisait le charme de son Discours - et le "on" et le "nous" remplacent le "je"
Une amitié philosophique avec Elisabeth de Bohème
Marie-Paule Farina s'attarde aussi sur la correspondance entre Descartes et Elisabeth de Bohème et sur le Traité des passions de l'âme (7) écrit grâce à elle et lui étant dédié qui fut publié en 1649 (juste avant la mort du philosophe). Il y a notamment dans cette correspondance et ce traité des considérations cartésiennes capitales sur la médecine et la morale, même si la mort a empêché le philosophe de les organiser systématiquement. Et cette correspondance s'avère par ailleurs passionnante car révélant beaucoup du philosophe et de l'homme tout en redonnant à la mélancolique et indocile princesse, figure éminemment moderne et séduisante, toute son importance.
C'est en 1642 qu'Elisabeth - alors âgée de vingt-quatre ans - s'adresse au philosophe de quarante-six ans qu'elle désire rencontrer et entame avec lui une intense correspondance. Elle a en effet été sauvée du scepticisme par la lecture de sa Métaphysique et partage avec lui une prédilection pour les mathématiques.
Une correspondance, c'est bien sûr un échange mais les lettres d'Elisabeth publiées seulement au XXème siècle - dont Valéry (8) ne se soucia pas plus que «l'indétrônable commentateur de Descartes Martial Guérault» - sont encore absentes de l'édition de la Pléiade consacrée au philosophe. Et Marie-Paule Farina a le grand mérite de souligner le rôle de cette jeune fille exceptionnelle en analysant cet échange sans concessions d'une grande liberté et franchise entre deux individus se portant une mutuelle estime. Elle montre en effet combien les contradictions argumentées d'Elisabeth, son "meilleur adversaire", aidèrent Descartes à clarifier, nuancer et compléter sa pensée, à élaborer une vérité un peu moins approximative. Et combien leur correspondance reflète aussi la qualité de l'amitié qui les lia, chacun servant de confident à l'autre et lui permettant de parvenir à une meilleure connaissance de soi, et ne désirant avec générosité que le bien de l'autre.
7) Traité écrit également en français afin que ses idées soit mieux diffusées et comprises de tous
8) Valery dont le Mr Teste est autant Descartes que lui- même
Portrait de Descartes par Franz Hals
Une quête de vérité mais aussi un art de vivre
L'auteure dresse un portrait attachant du philosophe mais aussi de l'homme, les deux semblant pleinement s'accorder. Un philosophe prônant l'égalité naturelle entre les êtres humains sans considération de sexe, d'instruction, de fortune ou de religion... qui discutera d'égal à égal avec la calviniste Elisabeth, apprendra les mathématiques à son valet néerlandais, reconnaîtra son enfant naturel (9) né de ses amours avec la servante de son logeur et assurera, semble-t-il, l'avenir de cette dernière. Et qui interviendra pour obtenir la grâce d'un voisin paysan ayant tué son beau-père (d'avec lequel sa mère s'était séparée car il la battait outrageusement), emporté par la colère et non de manière préméditée. Outre ses arguments en faveur de la clémence, il analyse ainsi notamment ce qui a poussé cet homme bon à l'irréparable, personnalisant son crime en lui donnant des circonstances atténuantes - ce qui reflète bien la pleine prise en compte de l'individu (10) émanant à mon sens de sa pensée.
"Je suis du nombre de ceux qui aiment le plus la vie", affirme Descartes dans une correspondance privée, et Marie-Paule Farina met en lumière cet amour de la vie et cette propension à la gaieté venant de la part d'un philosophe ayant quelque religion, ce qui ne pouvait que choquer les bien-pensants de son époque et qui manifestement la touche personnellement. Cet homme audacieux attaque en effet de front tout l'édifice scolastique mais sait aussi que pour vivre il faut suivre une démarche différente afin d'être capable d'accueillir ce qui ne dépend pas de nous. Et il a pris l'habitude de toujours regarder les choses qui se présentent du "biais" pouvant les lui rendre agréables.
S'attachant au dualisme cartésien, elle montre que le philosophe est pleinement conscient des liens unissant l'âme et le corps. Il connaît en effet l'influence de l'esprit sur les maux du corps et n'ignore pas ces passions qui nous agitent mais qu'il ne condamne pas car nous n'en comprenons pas l'origine. Il s'interdit ainsi avec compassion de jouer les procureurs, voyant dans la raison l'instrument permettant de s'élever au-dessus des émotions, de transformer et contrôler ces passions pour jouir de plus de félicité.
Marie-Paule Farina éclaire bien ainsi les deux facettes de la philosophie cartésienne, à la fois quête de vérité dans un monde où règne l'illusion et recherche de sagesse pratique visant à bien vivre, ce qui n'est pas le moindre de ses attraits.
9) Une fille tendrement aimée pour la mort prématurée de laquelle il avouera son profond chagrin, marque d'une sensibilité inhabituelle à cette époque où la mortalité infantile était très importante
10) Chaque individu étant notamment valorisé et responsabilisé par sa possession de la raison et par sa faculté de dire non ou oui (le libre-arbitre)
Descartes, sur la foi d'un rêve, Marie-Paule Farina, L'Harmattan, juin 2024, 190 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Paule_Farina
EXTRAIT :
On peut consulter le sommaire et lire l'avant propos, la préface et le début de la première partie (p. 15/24) : ICI