Cuorebomba (Les coeurs bombes), de Dario Levantino
Après Di niente e di nessuno / De rien ni de personne (Fazi 2018, Rivages 2020) dont le jeune protagoniste palermitain racontait sa douloureuse sortie de l'enfance, Dario Levantino suit son héros adolescent jusqu'à l'orée de l'âge adulte dans Cuorebomba / Les cœurs bombes (Fazi 2019, Rivages 2024), deuxième volet d'une trilogie romanesque de formation (1).
«C'ho sedici anni, una mamma malata e tutta una vita davanti.» (incipit)
Rosario a seize ans et vit avec sa mère à Brancaccio, quartier populaire délaissé de la banlieue, livré à la misère et à la violence et à tous les trafics. Il est ainsi seul à prendre soin de Maria devenue anorexique depuis la découverte de la double vie de son père et de l'existence de son demi-frère Jonathan. Purgeant une longue peine de prison, ce père - qui le hait pour l'avoir trahi en dénonçant son trafic de drogue - ne lui est d'aucun secours.
Dans le lycée d'un quartier bourgeois de Palerme qu'il fréquente (il n'y a pas de lycée à Brancaccio), il est de plus catalogué et marginalisé du fait du lieu mal famé dont il vient, rejeté par ses camarades et ignoré ou méprisé par les professeurs. Et quand, les services sociaux ayant été alertés, sa mère est envoyée en clinique et lui dans une famille d'accueil avec interdiction du juge des mineurs de voir cette dernière, son désespoir et sa colère sont alors à leur comble...
Comment grandir et affronter l'avenir avec un si lourd vécu ? Comment se libérer de ce poids de misère et de souffrances pour gérer sa vie et construire son bonheur ? C'est ce que va nous conter l'auteur dans cet opus à la fois intimiste et social distillant une véritable leçon de vie.
1) La violenza del mio amore (Fazi 2021) contant l'entrée dans l'âge adulte de Rosario n'a pas encore été traduit en français
Brancaccio, Palerme (Sicile)
Le titre, intriguant, nous introduit dans le vif du sujet, dans cette philosophie de la vie que se constitue en grandissant ce jeune héros ayant un lien très fort avec sa mère. Selon ses observations en effet, l'humanité se divise en deux catégories de nature : les cœurs secs, cyniques et indifférents aux autres, qui ne recherchent que leur propre plaisir, et les cœurs bombes, sensibles et empathiques, qui ressentent leurs émotions de manière intense, explosive, et sont pour cette raison vulnérables. Et assurément Rosario, tout comme sa mère, "a une bombe à la place du cœur" !
Dario Levantino donne la parole à ce jeune héros ayant muri précocement même s'il s'exprime encore comme un enfant, adoptant une langue simple et familière non dénuée d'humour mais aussi poétique. Et il recourt souvent au dialecte sicilien, langue spontanée, instinctive et non imposée qu'il s'attache à valoriser, parsemant notamment ses dialogues d'expressions palermitaines en soulignant leur saveur. Il rend ainsi ce roman touchant et authentique, s'appuyant par ailleurs, par souci de vraisemblance, sur de nombreux détails concrets.
Le parcours de son héros est construit en quatre étapes chronologiques (2) et se divise en leur sein en de multiples petites séquences variées se succédant sans transition qui illustrent de nombreux moments et incidents de la vie de Rosario : chez lui avec sa mère, puis en famille d'accueil, dans la rue, au lycée, avec sa copine Anna, au foot …. Dans une narration pleine de contrastes, il reconstitue ainsi habilement une sorte de mosaïque émotionnelle avec les hauts et les bas qui agitent continuellement le cœur de son héros. Avec ces épisodes de violence, de brutalité et de laideur ou de tendresse et de beauté : ces moments de découragement lui dévorant l'âme, ou de joie lui donnant des ailes. Et cette succession de pics d'intensité, de phase d'accélération et d'apaisement, donne beaucoup de rythme à son roman, de nombreuses reprises et anaphores impulsant de l'élan au récit.
2) Nous suivons d'abord Rosario vivant seul à Brancaccio et prenant soin de sa mère jusqu'à ce que les services sociaux interviennent, puis Rosario rebelle en famille d'accueil jusqu'à sa fugue pour retrouver sa mère, Rosario vivant à nouveau à Brancaccio avec sa mère, sous contrôle des services sociaux et enfin Rosario dans une autre famille d'accueil après la mort de sa mère et commençant à devenir adulte
Le triomphe des forces de vie sur les forces de mort
Dans le monde brutal de Brancaccio, grandir, devenir un homme, c'est devenir méchant et impitoyable, frapper les plus faibles et torturer les animaux, ce à quoi le héros ne peut se résoudre. Mais le modèle qui lui est proposé à l'extérieur dans le monde des adultes n'est pas plus séduisant. Un monde absurde dont les lois folles, au nom de la protection des mineurs, cassent les liens familiaux et séparent un fils d'une mère aimante pour le livrer à des familles d'accueil vénales et maltraitantes, où les professeurs comme les psychologues, pleins de préjugés, ne sont pas à l'écoute... Et il se révolte contre l'injustice et l'hypocrisie de cette société qui décourage les plus honnêtes et méritants et enseigne à être fourbe – ce qui permet à l'auteur d'en éclairer concrètement les défaillances.
Heureusement Rosario sera sauvé grâce au sport, aux livres et à son amie Anna, figure lumineuse révélatrice. Rosario est en effet gardien de but et le foot est pour lui une façon de se libérer de la peur pour survivre. De manière métaphorique, les adversaires attaquants représentent ainsi pour lui les incidents de la vie et défendre les buts traduit son urgence de vivre.
Les livres, eux, le nourrissent. La mythologie dont il est féru lui donne des repères pour comprendre le monde et le comportement des hommes et il s'identifie notamment à Oliver Twist qui parle comme quelqu'un de Brancaccio et dont la situation ressemble à la sienne. Il trouve ainsi dans les romans qu'il lit une humanité réconfortante, seule la littérature semblant s'occuper des faibles.
Quant à Anna, elle ne lui apprendra pas seulement à embrasser et à faire l'amour mais à se libérer de sa haine et de son mépris pour avoir le courage d'aimer. Aimer et pardonner pour vivre enfin apaisé.
«La vita è questa cosa qui, questo insignificante segmento di tempo delimitato da due vertici : amore e non amore. Chi sceglie il secondo ha scelto la morte. » (p.261)
La vie en effet est courte, c'est un insignifiant segment de temps délimité par deux extrêmes : l'amour et le non amour. Choisir le second c'est choisir la mort tandis que choisir l'amour, c'est choisir la vie. Et le parcours de Battaglia, professeur différent des autres cherchant à l'aider, semble préfigurer celui du héros. Il était en effet révolté comme lui jusqu'à ce qu'il découvre la philosophie qui enseigne qu'on a peu de temps pour aimer.
Hommage à Brancaccio
Brancaccio est une excroissance de béton armé et d'ordures. A Palerme, il n'y a pas plus laid que ce quartier, annonce d'emblée le narrateur, affirmant paradoxalement quelques lignes plus loin qu'il n'existe pas plus beau que son quartier !
Les nombreuses descriptions qu'il en fera seront ainsi aussi contrastées que ses états d'âme. Et quand enfin l'amour l'emportera et qu'il sera capable de pardonner, la ville de Palerme contemplée du toit d'une maison abandonnée s'accordera au sentiment de paix qui l'envahira une fois la guerre finie.
Dario Levantino a lui-même grandi à Brancaccio, un quartier féroce mais aussi attachant et solidaire (3), où les femmes jouissent du pouvoir de colporter les rumeurs ("le vrai internet" !) et n'ont pas leur pareil sur leurs balcons pour propager leurs appels de leurs cordes vocales "épaisses comme des cables" ! Un quartier concentrant tout un dégradé de laideur et de beauté, avec surtout la proximité de cette mer qui, même avec un littoral chargé d'immondices, resplendit comme une Mecque : comme une espérance de rédemption.
Et si le héros Rosario est attaché à ce quartier avec lequel il se sent en osmose, ce dernier avec son dialecte qui en marque l'identité reste toujours l'unique espace mental de son créateur (4).
3) Notamment entre voisins, l'entre-aide se substituant aux conflits
4) Cf son interview (vidéo en italien) : ICI
Cuorebomba, Dario Levantino, Fazi editore, 2019, 266 p.
Les cœurs bombes,traduit de l'italien par Lise Caillat, Rivages, février 2024, 224 p.
A propos de l'auteur :
Né à Palerme en 1986, Dario Levantino est diplômé de lettres et de philosophie et enseigne l'italien en lycée. Il est entré en littérature en 2018 avec son roman Di niente e di nessuno (De rien ni de personne) qui remporta de nombreux prix en Itallie.
EXTRAIT :
p.9/11
C'ho sedici anni, una mamma malata e tutta una vita davanti.
C'ho sedici anni e ho capito una cosa : i padri, i figli, li hanno sempre odiati. Lo dicono tutti pure i telegiornali, pure gli psicologi, pure la mitologia !
Laio, il re di Tebe, prima ha azzoppato suo figlio Edipo perché si vergognava di lui, poi lo ha abbandonato in montagna, come un bastardino in autostrada.
Crono, i suoi figli, addirittura li ammazzava.
Però li faceva. Ne ha fatti sei, di figli. Li faceva per odiarli.
Appena sua moglie Rea partoriva un bebè, Crono arrivava con la canottiera tutta sporca di sugo e le diceva : «Unn'u mittisti 'u picciriddu, svergognata ?!», pigliava il figlio e se lo mangiava come un selvaggio. Il sangue schizzava dapertuttto, formava a terra pozzanghere di ferro e ruggine:poi era la volta delle urla che si sentivano fino ad Atene, fino a Sparta, pure fino a New York, perché quando capiamo che anche nostro padre ci odia, allora ci sentiamo disperati.
C'ho sedici anni, un papà che mi odia e tutta una vita indietro.
E una storia assurda.
C'ho una storia assurda, io.
Mi chiamo Rosario, come mio nonno.
C'ho un cane, una collezione incompleta di calciatori Panini e una felpa col capuccio.
La metto quando le cose vanno male, quando sono deluso da tutto e tutti, quando non voglio essere riconosciuto da nessuno. Col capuccio adosso assomiglio alla statua di Giordano Bruno : mi sparisce la faccia, mi spariscono i capelli, sparisco pure io nella folla.
Giordano Bruno è il mio personaggio storico preferito perché io e lui somigliamo in mondo assurdo : anch'io sono del Sud, anch'io detesto le regole insensate, anch'io ho un sacco di nemici.
Non so che altro aggiungere sul mio conto, se non che abito a Brancaccio. E questo dovrebbe essere più che sufficente a catalogarmi.
Quando le persone capiscono che abito in questo quartiere malfamato di Palermo, fanno una faccia stortissima. I perbenisti inscenano una smorfia di solidarietà; i figli di papà sgranano gli occhi manco avere visto la morte; e i fini ribelli, cresciuti a rap e paghette, fischiano per complimentarsi con me che vengo da un postaccio, mentre loro vivono in quartieri residenziali dove non succede mai niente e dove bla bla bla.
Ridicoli!
Vengo da Brancaccio, sì e allora? Cosa pensa la gente, che al posto del sangue io abbia fognatura nelle vene? Che per mangiare io rovisti nei cassonetti dell'immondizia? Che io dorma con una pistola sotto il cuscino?
Ridicoli due volte!
(...)