"Le chevalier inexistant", d'Italo Calvino
Tombant par hasard sur Le chevalier inexistant d'Italo Calvino, oublié depuis plusieurs lustres dans ma bibliothèque, j'en entrepris la relecture et constatai que, loin de me tenir rigueur de cet abandon, il me livrait enfin la plénitude de sa saveur.
Dans ce roman réputé à tort pour être le plus pessimiste de l'auteur, Italo Calvino revisite de manière parodique les temps anciens pour mieux condamner l'époque moderne. Son héros symbolisant la conception scientifique, progressiste et mortifère dont elle est le fruit s'affirmant comme un véritable chevalier de l'Apocalypse porteur d'une révélation capitale. Du sombre constat dressé, naît paradoxalement une formidable espérance : l'imagination est en mesure de sauver le monde en lui restituant sa part d'humanité, et c'est là le devoir de la littérature.
La bataille de San Romano, Paolo Ucello
Italo Calvino plonge d'emblée son lecteur dans la société médiévale et lui fait vivre la guerre au coeur de l'armée de Charlemagne, ressuscitant avec invention, humour et sensibilité l'agitation et les tourments de ses paladins.
Piètres héros que ces chevaliers dont l'armure glorieuse dissimule l'égoïsme, la vanité et la cupidité ! «Qu'importe, en fait, la bataille», ils se battent, «oui, avec fureur, mais pour ramasser ces objets hétéroclites» tombés des harnais lors de l'assaut. Ils affrontent les combats singuliers, tripes nouées et langue déliée, en se lançant, tels les guerriers de l'Illiade, dans une surenchère d'injures pour conjurer leur peur. Et le soir, «délivrés de leur heaume et de leur cuirasse, ils sont bien aises d'avoir retrouvé leur réalité d'êtres humains divers et irremplaçables». «D'un régiment à l'autre ... c'est le même relent de soupe au choux» : touchante universalité !
Sous la plume de Soeur Théodora, la nonne consignant ce récit, on sent poindre malgré tout la nostalgie de l'auteur pour ce passé fondé sur une conception du monde dont le déroulement cyclique, conforme à la nature s'avérait rassurant.
Dans cette armée, détonne Agilulfe, le meilleur paladin dont la mise soignée, le port majestueux et le noble idéal séduit la fière Bradamante. C'est un chevalier modèle épris de perfection, un homme d'action, croyant que «tout mouvement est un bien». L'épée «toujours au service... des déshérités», il «s'acquitte de sa tâche à force de volonté et de foi en la sainteté de la cause qu'il défend». Mais son armure est vide, il n'existe pas ! Et quand vient la nuit, ne pouvant dormir comme ses compagnons, il cherche désespérément à s'ancrer dans la réalité en se livrant à de savants calculs arithmétiques après avoir dénombré et ordonné en figures géométriques des pommes de pin. Car la réalité obéit à la froide logique scientifique pour ce chevalier porteur de la conception rationnelle d'un monde en marche vers le Bien-être universel, fondatrice de notre époque moderne.
Il se trompe pourtant. «Rien n'a de sens. La guerre durera jusqu'à la consommation des siècles» et son noble idéal ne laisse que champs de ruines, car «l'amour universel prend parfois l'aspect d'une épouvantable fureur et nous incite à étriper passionnément qui nous résiste pour réussir». Ainsi Agilulfe, avec son délire progressiste, annonce-t-il la fin du monde. Sous son armure immaculée, toute humanité disparaît.
Italo Calvino, comme la fière Bradamante éperdue d'amour pour le chevalier inexistant, fut un temps séduit, par cette idéologie tendant au Bien social universel (marqué par la guerre, il adhéra en effet au Parti Communiste italien en 1945, mais l'invasion de la Hongrie par les troupes soviétiques en 1956 et la révélation tardive des atrocités du Stalinisme l'en détournèrent). Mais quand l'armure tombe, il ne reste plus rien d' Agilulfe et l'illusion se dissipe. C'est alors une révélation : Bradamante regarde enfin son amoureux transi, le jeune et imparfait Raimbaut, «un homme comme tant d'autres, dont chaque geste trahit le désir, l'insatisfaction et l'inquiétude».
L'illusion progressiste du Communisme enfin détruite, Italo Calvino s'interroge, lui, sur son métier d'écrivain : comment raconter la réalité du monde, comment restituer à l'homme sa vérité ? Qui l'assurera de «laisser une empreinte sur cette terre où il marche » ?
Et la métamorphose du narrateur Soeur Théodora en Bradamante nous livre la réponse de l'auteur. Les récits anciens sont «en décalage avec la guerre que l'on fait» et tendent à «grandir l'éclat des prouesses dans la mémoire des peuples». Ceux des froids historiens de l'époque moderne ne racontent que «des actions dûment certifiées, corroborées par des documents irréfutables» et il ne voit plus la littérature comme porteuse d'un message politique.
Seule l'imagination, vivante et imprévisible, peut alors transcrire la réalité humaine. Et, tout comme Bradamante abandonne les chroniques de Soeur Théodora pour «écrire à sa guise», Italo Calvino, refusant de se réfugier dans la nostalgie du passé («la page qu'on écrit n'est pas un refuge»), se tourne résolument vers l'avenir, persuadé que seule l'imagination peut restituer à l'homme sa vérité et sa grandeur, ce à quoi il s'emploiera, notamment dans son chef-d'oeuvre visionnaire et poétique «Les villes invisibles».
La magnifique tirade finale de Bradamante se révélera ainsi prémonitoire :
J'ai conté au passé et parfois le présent, mais voici, ô futur, que j'enfourche ton cheval ! Quels nouveaux étendards brandis-tu vers moi, au fait des tours de cités point encore fondées?... Quels âges d'or imprévisibles apprêtes-tu...,ô toi fourrier de trésors payés d'un prix si cher, toi mon royaume à conquérir, futur...