"Une trop bruyante solitude", de Bohumil Hrabal
Je demeure encore sous le choc d' Une trop bruyante solitude, ce petit livre de l'écrivain tchèque Bohumil Hrabal, fable politique et philosophique sur la condition humaine, baroque et flamboyante, à la fois tragique et drôle, triviale et poétique, mêlant avec art le grotesque et le sublime.
Le narrateur, Hanta, ouvrier dans une usine de recyclage de papiers, ivrogne crasseux et solitaire, passe ses journées à jeter pêle-mêle dans son pilon vieux papiers de boucherie sanguignolents, ouvrages des philosophes interdits et reproductions de peintres illustres, écrasant sans sourciller par la même occasion des colonies de souris innocentes, dans le vacarme et la puanteur d'une cave obscure envahie par les mouches. Et dans ce flot, «tel le beau poisson qui scintille parfois dans le courant d'une rivière aux eaux sales et troubles à la sortie des usines, brille de temps en temps (...) le dos d'un volume précieux» qu'il repêche et lit, «sirotant une idée comme un petit verre de liqueur» jusqu'à ce qu'elle se dissolve en lui.
Instruit malgré lui, Hanta travaille sans relâche au rythme de sa presse mécanique, avançant et reculant alternativement le plateau, buvant «pour que le lire l'empêche à jamais de dormir.» Car ses lectures le soustraient à l'aliénation du travail et, dans le brouillard de l'alcool, émergent les silhouettes des écrivains et philosophes qui lui tiennent compagnie ainsi que le lointain souvenir de Marinette et de «sa petite Tsigane en forme de voie lactée» victime de l'extermination nazie.
Ce livre dénonce avec violence tous les progressismes totalitaires et productivistes et la foi insensée en la raison qui les sous-tendent. Kafka et Orwell ne sont pas loin, mais Hrabal nous éblouit par son affirmation grandiose de l'humanité face à la barbarie. L'homme est par essence bivalent, ange et bête, rat au fond de son cloaque obscur avec une petite trappe ouverte sur les étoiles. Aussi, la guerre fratricide des rats se répètera-t-elle à l'infini dans le mouvement circulaire de cette gigantesque presse qu'est le monde.
Et, de même que le style contrasté de l'auteur épouse cette contradiction fondamentale, la construction de son livre, redondante, récurrente, exalte tour à tour l'enfer et le ciel.
Les contraires ne seront jamais dépassés, la dialectique progressiste n'est qu'une illusion, n'en déplaise à Hegel et Jésus n'est pas venu « apporter la paix mais le glaive». Le paradis ne sera jamais sur cette terre, point d'autre choix pour l'homme que de suivre le précepte de Lao Tseu en assumant les deux parts qui sont en lui : «connaître sa honte et soutenir sa gloire», comme le fait Marinette.
Parfois, Hanta aperçoit une lumière, celle du plaisir désintéressé, «ce grand feu qui réchauffe l'âme», mais notre héros vieillissant, dédaignant les jupons rouge et turquoise des Tsiganes qui s'offrent à lui dans une morale toute Kantienne, s'affirme résolument comme disciple de Schopenhauer après avoir reçu la révélation soudaine de son humanité en croisant le regard de la souris qu'il compressait et découvert l'amour véritable, au sens universel de compassion.
Face à la rationalisation du travail apportée par la nouvelle presse hydraulique et à la frénésie de consommation de notre société industrielle, comment la jeunesse, qui ne voit plus dans le livre qu'un objet matériel, accèdera-t-elle à cette culture classique qui perpétue l'humain ?
Contraint d'abandonner «l'encre et la maculature» pour «emballer des paquets d'une blancheur inhumaine» dans les caves d'une imprimerie, notre héros choisira de se libérer en imitant Sénèque et entrera au paradis, illustrant à son tour cette phrase du Talmud :
«Nous sommes semblables à des olives, ce n'est qu'une fois pressés que nous donnons le meilleur de nous-mêmes.»
Brilis Hlucna Samota, Bohumil Hrabal, diffusion clandestine à Prague en 1976
Une trop bruyante solitude, traduction française, éditions Robert Laffont, 1983
Collection Pavillons poche, R.Laffont, octobre 2007
Pour consulter une biographie très intéressante de l'auteur : link