"Un peuple en petit", d'Oliver Rohe
Un peuple en petit, dernier roman d'Oliver Rohe, est un livre d'une grande originalité d'écriture qui développe une narration sur trois fils distincts, parallèles, quoique comportant de multiples résonances. Trois voix auxquelles correspondent trois styles différents.
La première est celle de Karl, acteur dans la troupe théâtrale de Bochum, ville d'Allemagne de l'Ouest reconstruite après la guerre, un acteur (et séducteur) de talent, au sommet de sa carrière qui s'affirme et s'épanche dans une belle langue classique. La seconde appartient à un jeune adulte résidant dans un immeuble parisien et semblant sous la dépendance de son voisin Serge - qui pourrait s'appeler Heinrich, bien qu'il ne déchiffre pas un mot d'allemand (mais il a, visiblement, des problèmes avec les langues et même avec la langue...). Il s'interroge, se cherche et son indétermination, ses hésitations, sont parfaitement épousées par son style. Quant à la troisième voix qui s'étale sur une période d'une dizaine d'années couvrant l'enfance et l'adolescence, elle est tenue par un jeune garçon sans père, livré à la violence et à la destruction d'un pays en guerre, et s'exprime d'une manière saccadée, haletante, à l'image de la fuite perpétuelle à laquelle celui-ci est contraint.
vers 1520, d'après un original perdu
Le livre s'ouvre sur l'évocation d'un souvenir marquant, la première de Richard III de William Shakespeare, le personnage fétiche de Karl, alors que ce dernier répète Mort d'un commis voyageur, une pièce d'Arthur Miller, un auteur mineur, dont il tient également le rôle principal. Et la rencontre d'un acteur, qui fut victime du mépris et de la haine de son géniteur, avec ces deux pièces n'a rien d'anodin. Car elles traduisent toutes deux en creux l'absence du père, sa malédiction, amenant Richard III à transformer sa vie en un jeu féroce, à s'abandonner à la jouissance d'un enfant échappant à toute limite, tandis que Willy rêve la sienne, dans une quête illusoire de célébrité et de grandeur, pour, au contraire, ignorer ses limites.
«Habiter une multitude de personnages en les tenant en même temps à distance», «en creusant des frontières entre sa tête sa bouche son corps et le texte», tel est le jeu auquel s'emploie Karl, ce "je" en représentation qui sait bien qu'il a tous les autres en lui (comme un peuple en petit), à commencer par cet «horrible enfant blond qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau». Pas besoin, pour jouer une partie, «d'idées nouvelles», «de sentiments nouveaux», ni «d'impressions nouvelles» : «on rebat le même jeu de cartes».
Le «personnage deux» double cette première voix. C'est un "je" en interrogation, un rêveur s'évadant par le «plafond» de sa chambre qui «déploie une vie mondaine très riche» et «abrite des espèces invisibles à l'oeil nu». «Et si et si et si» «et ainsi de suite»...
Ce vieil enfant de huit ans («8 Jahre altes Kind») qui «scrute sévèrement ses ongles sales» se «dédouble devant les gens», se demande toujours où est Serge, le voisin obsédé de systèmes de sécurité, ce qu'il dirait , ce qu'il ferait «à sa place». Il tente d'ordonner le monde en une gigantesque «grammaire» qui lui donnerait une unité plus rassurante. «Ayant plus de mots que d'objets», il cherche désespérément à les relier les uns aux autres.
Et, en fond sonore, résonne la voix du jeune garçon qui observe le monde en feu de «son balcon» quand «elles» (sa mère et sa soeur, deux singularités réduites à la globalité d'un pluriel) ne lui intiment pas de regagner l'abri le plus proche ou de préparer ses bagages. Un "je" spectateur, plus qu'acteur, un enfant qui se projette, qui s'imagine «à la place» des grands en attendant d'être à son tour un homme adulte, triple, comme la plupart de ceux qu'il côtoie : «trois blonds» agissant comme «un seul homme»...
Oliver Rohe réussit là une belle composition polyphonique associant le contrepoint, vision horizontale, en mouvement, d'une vie d'adulte se développant sur deux lignes mélodiques distinctes mais respectant des règles de consonance et de dissonance, et l'harmonie, vision verticale s'appuyant sur la brève période de l'enfance qui accompagne cette vie à tous les stades de son évolution. Et il s'attache à perturber, à détruire, lui même ce bel équilibre en ouvrant une brèche.
Survient en effet la maladie de Karl, et avec elle ressurgit une ancienne blessure, la souffrance causée par l'absence de sa fille emmenée au loin par sa mère et qu'il n'a pas vu grandir. Et la tumeur se développe, attaquant les cordes vocales, l'essence même du métier d'acteur. Arrive alors le «dédoublement de soi et de sa carcasse», «cette incapacité à enfiler son propre corps» et il ne reste plus «d'issue que la fuite» : «profiter des grâces de la nuit» pour «échapper à l'impasse de sa chambre».
Bien qu'à bout de forces, à bout de souffle, Karl obtient un triomphe en accomplissant l'exploit de jouer, finissant par se prendre pour Willy, lui, l'obsédé de Richard III ! Et, dès que les «difficultés» surviennent, «les mots se précipitent en nombre», les phrases s'allongent, leur respiration s'épuise pour s'asphyxier dans les derniers épisodes narratifs.
Parallèlement, le «personnage deux» se noie sous l'abondance des mots qui s'accumulent «débordant tellement le cadre des objets» que le style en devient illisible, inaudible. Heinrich sent «sa langue doubler de taille, tripler (logique), devenir géante» et il ne réussit plus à parler. «Complètement éclaté», défaillant, il devient spectateur de sa propre vie , simple «badaud» contemplant son «immeuble incendié».
Et, pendant le même temps, avant «l'assaut final», le jeune adolescent, déjouant les multiples barrages et «lignes de démarcation», regagne sa maison sur une moto lancée à «pleine vitesse», accroché à la taille d'un certain William...
Un peuple en petit est un beau roman traitant du thème des limites, des frontières et de leur porosité, de la liberté, de la prédestination et de la contingence, de la nouveauté et de la permanence, de l'identité et du dédoublement, de la singularité et de la pluralité... Mais c'est, avant tout, un livre qui s'attache à la construction et à la langue, au style. Et si la composition est parfaitement maîtrisée, jusque dans son dérèglement final, il manque cependant à cette partition brillante un peu d'émotion. Certes, on goûte avec jubilation cette virtuosité, mais c'est un plaisir purement intellectuel et on aimerait ne pas se rendre compte de toute l'habileté mise en oeuvre. Il semble que, comme son «personnage deux», Oliver Rohe s'intéresse plus «aux arcanes de la composition» qu' à l'âme de la musique, et c'est un peu dommage.
Un peuple en petit, Oliver Rohe, Gallimard, janvier 2009