«Naissance de l'Odyssée», de Jean Giono

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Pour Jean Giono, Naissance de l'Odyssée, son premier roman achevé, revêtit très certainement une vertu thérapeutique. Marqué par les horreurs de la guerre il eut en effet plaisir à se replonger dans l'univers de lecture de son enfance.

«Vers l'époque 1920, je n'avais qu'une bible revenue blessée de la guerre et l'Odyssée. C'est cette Odyssée bleue et verte, toute mouillée des bavures de l'eau, que j'allais lire en colline pour me calmer le coeur», dira-t-il ainsi dans sa préface à l'édition de 1930.

L'évocation de cette nature méditerranéenne, si importante pour lui, aida de plus l'auteur à surmonter l'enfermement «dans un souterrain», auquel le condamnait à l'époque son travail dans le sous-sol d'une banque marseillaise, qui contrastait tant avec la vue sur la mer offerte par la citée phocéenne.

Giono s'employa donc, comme beaucoup avant lui, (notamment Ronsard, qu'il cite par deux fois dans son ouvrage, et Joyce dont il venait d'étudier l'Ulysse, sensible à l' expérience linguistique et à l'imbrication de la légende homérique dans le minable quotidien) à revisiter l'Odyssée. Déconstruisant l'épopée, il en retisse les fils avec fantaisie et malice, selon sa propre logique. Il s'amuse ainsi à présenter un Ulysse craintif et volage, une Pénélope frivole et infidèle, privilégiant, en les accentuant, certains traits de la tradition antique.

Un héros, surtout, inventant «un beau mensonge» pour justifier une absence de dix ans. Un héros, d'abord dépassé et terrifié par l'ampleur prise par son mensonge qui sera, par la suite, servi par cette amplification épique, par la force de l'imagination, et saura jouer consciemment de l'illusion. Car, pour Giono, la naissance de l'Odyssée, c'est avant tout celle de la fiction. Et c'est parce que le sujet choisi sentait un peu trop "le jeu littéraire" que Grasset refusa de publier ce roman qui ne put l'être qu'en 1930, après le succès rencontré par Colline et Un de Beaumuges.

 

"La mer qui sçait ainsi que toy piper"

Les paroles que dist Calypson

      ou qu'elle devoit dire ...

La première épigraphe de Ronsard, définit le champ de l'entreprise : écrire dans les silences de l'Odyssée. Et l'oeuvre s'ouvre sur un prologue à la couleur marseillaise, avec son «caboulot du port» dont l'enseigne l'«Eros marin» illustre bien le sort d'Ulysse, ce séducteur «qui n'était pas embarassé pour les contes», incapable de résister à «l'appel de l'amour», louvoyant «d'île en île», «de femme en femme»...

Ayant échoué sur l'île de Cythère après de multiples aventures, notre héros tombe sous l'emprise d'«une maîtresse-femme» au nom évocateur de Circé, jusqu'au jour où il y rencontre Ménélas qui lui conte «les débordements de Pénélope». Apprenant qu'«elle avait pris des amants, des jeunes,(...) et s'était amourachée d'Antinoüs avec lequel elle mangeait son bien», Ulysse voit son désir pour son épouse se raviver. Tourmenté par la jalousie et l'imagination enflammée par les paroles d'Archias, ce familier des dieux, il surmonte sa peur de subir le même sort qu'Agamemnon à Argos et décide de s'en retourner chez lui.

 

Illustration de A. et M. Provensen pour les éditions des deux coqs d'or (1956)

                                        

La première partie du livre nous conte ce retour.

Emmené «à la côte» par «Patron Potiades», Ulysse débarque près d'une anse sableuse, laissant s'éloigner ce dernier, accompagné d'Archias «dont les folles paroles l'avaient ensemencé de fleurs merveilleuses que son imagination de menteur embellissait encore».

Dès lors, il chemine incognito, partagé entre peur, souvenirs et rêveries qui attisent encore son désir. Au hasard des rencontres, lui parviennent rumeurs et témoignages sur la conduite de Pénélope et le sort dévolu à son époux. Un guitariste aveugle rapporte même la mort de ce dernier dont il aurait été le témoin autrefois. Ulysse ne peux s'empêcher d'intervenir pour démentir ces propos.

- «Mais, s'il est vivant, qu'a donc fait ton camarade pendant dix ans ? lui réplique-t-on.»

Accusé de mensonge, alors qu'il dit la vérité, Ulysse se voit contraint, pour ne pas perdre la face, de faire le récit des aventures «d'un homme qu'un dieu ennemi harcèle». Et ses paroles font «lever» chez le guitariste «une nuée d'images neuves»,«comme un grand genêt d'or» illuminant sa «nuit intérieure».

Ulysse reprend ensuite sa route dans une nature hostile, une nature angoissante et fascinante, peuplée de dieux , de nymphes et de satyres, sentant «grandir en lui la peur». Arrivé à Megapolis, il est chaleureusement accueilli par un riche marchand, Contolavos, qui le convie à boire et à écouter un aède chanter. C'est alors qu'il reconnaît «sinon ses paroles, ses idées, l'essence même de son mensonge» car cet «Ulysse et le beau périple» chanté par le guitariste aveugle a été repris par «tous les poétaillons de la ville», chacun y apportant «son petit morceau à la mode».

Et Ulysse, confronté à cet «hétéroclite amalgame de géants, de déesses charnelles, d'océans battant la dentelle des îles perdues», est saisi d'épouvante à l'idée de paraître devant Pénélope tout «déformé par cette ingurgitation d'aventures trop grosses pour lui».

 

Illustration d'A. et M. Provensen ( idem)

Dans la seconde partie, Ulysse a achevé son voyage et regagné Ithaque, «son île pierreuse». Giono y prend une grande liberté avec le texte original, faisant preuve de beaucoup d'habileté mais aussi de grâce. Son récit s'emplit de dérision et d'humanité (la scène des retrouvailles des deux vieux époux infidèles et menteurs est un modèle du genre). La nature s'apaise et c'est surtout la terre qui parle, une terre natale portant l'empreinte de l'homme. Et le style de l'auteur se fait plus simple, plus limpide, plus touchant, et s'inscrit dans le sillage poétique de son illustre prédécesseur. Un véritable enchantement pour ceux qui ont été bercés par l'oeuvre d'Homère...

Pénélope s'éveille, alanguie par une nuit d'amour, et, d'emblée, la réalité et l'illusion se mêlent. C'est jour de lessive au palais et la conversation évoque justement ce passage de Nausicaa chanté la veille par l'aède (un des plus beaux de l'Odyssée, sans conteste).

Le beau mensonge qui avait échappé à son auteur va permettre d'infléchir positivement la suite de ses aventures. «Jamais depuis vingt ans le souvenir d'Ulysse n'avait été si proche» de Pénélope. Un Ulysse jeune et beau, «dont les caresses neuves et puissantes avaient enchaîné Circé et Calypso». «Peu à peu, le désir de sa chair» s'en va «vers le sublime amant des déesses» et, avec lui, naît l'inquiétude quant au retour annoncé du héros : sera-t-elle à la hauteur ? Et «d'ombrer ses longs cils» et de «refaire au pinceau l'arceau de ses sourcils» en interrogeant son miroir :«suis-je plus belle ou moins belle que Nausicaa ?» Ulysse sait-il ? Et elle se presse de «dresser le décor d'une Pénélope ménagère et sage», envoyant sa servante chercher «le tissage de cette grande toile qui encombre le grenier»!
Encore une fois, l'illusion vient détrôner la vérité.

Ulysse et Euryclée, Bas relief en terre cuite,anonyme 1er siècle

Quand Ulysse arrive au palais, déguisé en mendiant, et découvre «un bras maigre» et «des doigts tremblants», Pénélope n'en croit pas plus ses yeux qu'elle n'avait cru le porcher Eumée lui décrivant son maître sous les traits de la vieillesse. Même Antinoüs,«le plus fort de tous les jeunes» aux «poings pareils à des melons», a peur de ce héros aux «fulgurantes épées» et «aux muscles noueux» qui, dans «la chanson», renversait «ce cyclope montagneux, le tordant contre l'ourlet de la mer», ce qui nous vaut une savoureuse parodie de la vengeance d'Ulysse.

Car la force de celui-ci, c'est désormais celle de son imagination.«Alors qu'il s'apprêtait à fuir au premier geste d'Antinoüs», poussé par un marchand, il «perdit l'équilibre». «La chiquenaude d'Ulysse» frappa ce dernier au menton « avec le poids effroyable du mystère». Et Antinoüs, détalant «jambes au vent», poursuivi par Ulysse, disparaît dans l'éboulement d'une falaise, épargnant au héros le massacre des prétendants. «A l'orgueil d'avoir reconquis sa femme et son bien», Ulysse comprend «la beauté de son mensonge», et «s'il s'en était servi en malhabile» autrefois, il entend désormais «l'utiliser sciemment».

Quand Télémaque, revenant après trois ans d'absence, fatigue «tout le monde avec des récits véritables», il raconte, lui, «quelque chose qui sent la réalité», et le livre s'achève sur le triomphe d'Ulysse qui est aussi celui de la fiction :

«Son imagination étalait sur ce qui , en réalité, était des champs onduleux, la voluptueuse mer». «Il vivait son mensonge,(...)  il sentait gonfler en lui la floraison de récits nouveaux», il «entendait les acclamations, il voyait les auditoires révulsés de joie».

Naissance de l'Odyssée dévoile ainsi le tissage de l'illusion, à la fois comme tromperie et comme fiction, et montre comment une oeuvre collective, liée à la transmission orale, peut être reprise en main par un auteur et atteindre la maturité d'un roman.

 

Jean Giono, Naissance de l'Odyssée, Bernard Grasset 2005, collection Les cahiers rouges, 180 p.

 

Critique publiée également sur le site de Mediapart, dans l'édition LA CRITIQUE AU FIL DES LECTURES :

http://www.mediapart.fr/club/edition/la-critique-au-fil-des-lectures/article/150209/naissance-de-l-odyssee-de-jean-giono

 

 

Publié dans Fiction

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