"RAGA Approche du continent invisible", de J.M.G. Le Clézio
Ce continent invisible, c'est l'Océanie, «un continent fait de mer plutôt que de terre», un continent que n'ont pas aperçu les voyageurs aveugles partis à sa conquête, car les îles du sud «furent le rendez-vous des prédateurs et le fourre-tout du rêve»...
Dans Raga, J.M.G Le Clézio entremêle avec habileté plusieurs types de récits pour redonner visibilité, unité et dignité à un monde morcelé et dévasté, ignoré et méprisé par les grandes puissances coloniales.
L'auteur se livre à une utile approche historique et anthropologique, presque documentaire. Car l'histoire coloniale du Pacifique, largement méconnue, fut très violente et ne se borna pas à l'appropriation des terres et à l'exploitation des ressources naturelles. Elle imposa en effet un système de travail forcé et développa le commerce d' une main d'oeuvre prélevée de force, à une époque où l'esclavage était pourtant aboli. Ce qui, doublé de «l'arme fatale des épidémies» entraîna la dépopulation d'un continent que les diverses puissances coloniales s'étaient employées à éclater, à diviser en s'en répartissant les îles.
Il était de même nécessaire , pour restaurer la dignité de ce peuple, de rappeler les mythes et les traditions qui soudaient sa culture, quand ces grandes puissances n'avaient vu en lui que «des sauvages ou des cannibale» ou, «ce qui revient au même», un peuple doux et soumis, aux femmes faciles. Image exotique qui, aujourd'hui encore, se perpétue.
Mais ce livre est surtout le récit imaginaire du voyage à Raga ( le nom donné à l'île Pentecôte en langue apma), un voyage qui fut effectué autrefois par des hommes pleins d'audace et de génie, «mus par l'urgence et le désir qui leur faisait voir un monde nouveau dont ils avaient besoin». Récit imaginaire d'un voyage réel qui se double d'un voyage imaginaire, d'un voyage intérieur. Car «Raga la silencieuse aux pentes couvertes de fougères», la «mystérieuse (...) aux sommets cachés par les nuages» est bien plus qu'une île. C'est «un long corps noir couché sur la mer», c'est un «musée» dont la mémoire réside «dans la montagne, dans les arbres (...) et les cascades d'eau lustrale», un lieu «où les mythes affleurent et ne sont pas séparés du réel», «où la force des commencements vibre dans chaque pierre», «un temple minéral et végétal», un «Eden».
Et les mots simples et fragiles de l'auteur miroitent sur l'eau, scintillant comme des étoiles. Les symboles prennent vie et les contes endormis ressuscitent l'âme du continent invisible. Grâce à son style épuré et profondément poétique, Le Clézio réussit à transmettre sa relation harmonieuse au monde et sa plume apaisante nous berce et nous emporte dans une rêverie méditative au coeur de l'humain.
La description de la vie à Raga apporte, en outre, une vision pleine d'espoir, non seulement pour l'individu, mais aussi pour nos sociétés occidentales en crise. Le Clézio montre en effet comment un peuple peut surmonter sa «tragique destinée pour devenir autre», refaire son unité après la violence de la conquête, rétablir des échanges, restaurer ses traditions, tout en édifiant une nouvelle culture.
«Volonté de résister et goût d'apprendre» caractérisent ce peuple qui respecte ses anciens et que le progrès et la modernité n'ont pas enchaîné. Un peuple qui honore et cultive la terre dans ses jardins secrets, à des fins nourricières ou curatives, qui sait depuis toujours que la nature ne doit pas s'exploiter et qui a compris que le développement devait se faire dans l'équilibre et le respect de l'environnement. Et qui fut aussi capable de s'approprier la langue des maîtres , de profiter de l'introduction de la monnaie pour valoriser le travail des femmes et favoriser leur émancipation. Un peuple mû par le désir d'aller de l'avant, toujours prêt à l'aventure, qui semble montrer le chemin avec cent ans d'avance.
Et on finit par se demander si ce continent, devenu soudain visible, ne pourrait pas faire «contrepoids», comme dans les mythes de la Renaissance, et préserver l'équilibre de la planète.
RAGA Approche du continent invisible, J.M.G. Le Clézio, Editions du Seuil 11/2006, collection Points 10/2007
Une critique de Serge Koulberg :
Critique publiée également sur le site de Mediapart dans l'édition L'UTOPIE , sous le titre "Approche du continent invisible" :
http://www.mediapart.fr/club/edition/l-utopie/article/160309/approche-du-continent-invisible