"L'arbre d'ébène", de Fadéla Hebbadj
L'arbre d'ébène de Fadéla Hebbadj n'a pas, à mon sens, été accueilli à sa juste valeur par la critique. Au-delà de son apparente simplicité, ce livre, très riche, se révèle en effet d'une grande profondeur et démontre une parfaite maîtrise qui ne semble pas avoir été pleinement saisie.
C'est d'abord, sans conteste, un émouvant récit dénonçant la réalité des sans-papiers par la voix d'un jeune enfant malien ayant débarqué à six ans, avec sa mère tuberculeuse, dans le monde nanti des Blancs, après avoir enduré l'enfer d'une traversée sur un «cayuco». Un premier roman généreux s'attaquant au réel avec force mais sans misérabilisme. Un beau roman, écrit dans une langue simple et imagée, dans un style poétique doté du pouvoir de séduction des fables africaines, qui vous happe dès les premières lignes... Mais le sujet principal du livre c'est l'émancipation. Comment s'émanciper de sa mère en cherchant ses racines ? Comment trouver en soi la force pour maîtriser son destin, pour devenir un adulte libre ?
Fadéla Hebbadj développe une réflexion philosophique et métaphysique avec les mots simples, mais hautement symboliques, du jeune Nasser, s'interrogeant en parallèle sur le sens de l'écriture, ce qui paraît bien légitime dans un premier roman.
Par ailleurs, et ce n'est pas le moindre de son intérêt, son livre s'appuie, de manière plus ou moins explicite, sur de nombreux précédents littéraires qu'elle utilise avec beaucoup d'habileté pour composer une oeuvre originale en forme d'hommage.
Un Momo s'affranchissant de Mama
Fadéla Hebbab reprend le procédé d'Emile Ajar* qui avait redonné dignité à la vieille prostituée juive Madame Rosa et dépassé le clivage Juif/Arabe en faisant parler la tendresse de Momo, ce jeune Arabe qu'elle avait pris sous sa protection. Elle donne la parole au jeune Nasser pour décrire la dure situation des sans-papiers en faisant naître la compassion.
«Quand le coeur parle, on comprend tout», il donne sens et force aux mots, surtout quand ils émanent de la bouche d'un enfant, par nature innocent.
Mais Nasser n'est pas Momo et Mama est sa vraie mère, le «mamelon maigre qui calmait ses peurs» quand il se «recollait à ses seins».
Nasser voudrait «aimer Mama aussi fort que Momo aimait Madame Rosa», mais il n'y arrive pas car les «fantômes» du cayuco l'assaillent et que, «même quand elle n'est pas là, Mama lui presse la gorge de peurs», il n'a plus «la force de la porter avec ses larmes».
«Une mère donne la vie, mais elle donne aussi la peur et la mort.» Il lui faut donc s'émanciper de cette mère qui l'empêche de respirer pour affronter le monde et devenir un adulte.
Il le fera dans la douleur grâce, tout d'abord, à Mario qui lui apprendra à se perdre dans Paris et lui fera comprendre que «le nouveau monde» se trouve «chez lui». Grâce, enfin,à Andrée qui lui fera connaître les livres «pathétiques» qui parlent «de lui, des autres. Du destin», la nourriture qui permet de grandir.
Car l'émancipation , c'est «l'innocence qu'on déracine». Et on ne peut rester «un émancipé sans-papiers», il faut chercher d'autres racines pour devenir vraiment libre.
Pour Nasser, ce seront celles de sa mère-Afrique, racines lointaines d'un peuple de nomade dont «les femmes choisissent leur mari», mais aussi «bois débène» des «Noirs vendus comme esclaves aux Blancs», et celles de son père inconnu : «l'arbre d'ébène». Mais ce sera surtout «la solidarité fraternelle (...) et accueillante» de «l'univers des étoiles» que l'on trouve dans ces «livres qui font croire qu'on a des papiers».
S'affirmant comme «fils des étoiles» qui «au moins ne vous lâcheront jamais», ayant acquis une identité universelle, Nasser pourra exprimer pleinement son amour pour sa mère, même au-delà de la mort.
«Tous les mots qu'elle souffle à son oreille», «un jour, il les écrira». Il écrira «des lignes blanches et noires» pour avoir «toujours auprès de lui son sourire».
Il connaît désormais «la façon d'ouvrir les portes avec la mammographie».
Un Candide noir transcendant les antagonismes
Fadéla Hebbadj prend pour héros un enfant noir qui découvre avec candeur le monde nanti des Blancs, une France désertée par l'humanité où l'«on respire de l'amour pollué», où les «gens donnent le tournis(...), bougent comme des flèches et (...), à force d'aller n'importe où, ne savent plus qui ils sont», un monde où «il y a plein d'hôpitaux mais pas assez de tendresse», où les gens «cachent leur chagrin et leurs sentiments sous la neige et dans les caniveaux».
Candide à la peau noire, Nasser est brutalement chassé de l'Eden et confronté aux horreurs du vaste monde sur la pirogue où commence son voyage initiatique. Il saura «chercher dans son coeur un vrai chemin» et cultiver son jardin.
Et, l'enfant noir dépasse sa première vision un peu manichéenne de la diversité sociale et raciale, grâce à ses rencontres et au «livre d'un Blanc qui a tellement écrit qu'il aimait sa mère qu'il est entré dans sa vie» car «même si celui qui raconte l'histoire est blanc, il ressent la même chose que lui». Il découvre aussi que son père, «l'arbre d'ébène» est «un étranger, blanc comme la neige, blanc comme le sourire de Mireille».
Un bel hommage à Romain Gary
Fadéla Hebbadj se réfère explicitement à La vie devant soi et à La promesse de l'aube, le roman autobiographique de Romain Gary célébrant l'amour maternel. Mais l'ombre du grand écrivain disparu couvre le roman tout entier.
La vie du jeune héros a en effet des points communs avec celle de Roman Kacew qui connut la pauvreté et les adresses précaires et dont la mère se sacrifia avec courage pour qu'il ne manque de rien. Romain Gary, de même, haïssait l'esprit manichéen . «Le blanc et le noir, il y en a marre, le gris il n'y a que ça d'humain», écrivait-il dans Les cerfs volants. Et chacun de ses livres est une histoire d'amour, un combat pour la justice et le respect des faibles.
Nasser aussi trouvera «l'humanité» «en ressentant les autres comme soi-même», il comprendra que toutes «les grandes histoires» disent : «il faut aimer».
Mais alors que Romain Gary se débattra toujours avec un problème d'identité, dû à l'absence du père et à la forte emprise de sa mère, Nasser retrouvera son père, ce qui facilitera son émancipation, sa mère portant aussi son amour sur un autre. Romain Gary avait promis à sa mère de devenir un homme et un écrivain. Ecrivain il le fut, mais il passera sa vie «à mourir de soif auprès de chaque fontaine» et finira par se suicider.
«Les enfants au Mali», bien qu'allaités jusqu'à l'âge de six ans, sont, eux, très vite arrachés à l'Eden maternel et «se débrouillent seuls». Et Nasser trouvera en lui la force de se libérer de sa mère tout en retrouvant son amour pour elle.
Il le fera justement, géniale trouvaille, en lisant le roman de Romain Gary dont le premier chapitre se déroule sur la plage de Big Sur :
«(...)le sac de couchage était rempli de sable chaud et de premières lectures, la plage de Big Sur, le corps de Mama sur lequel je me suis couché. L'amour était étendu sur le sable. Un vrai miracle... On s'était retrouvé.»
Nasser finira d'accomplir la double promesse de Romain Gary, celle qu'il fit à sa mère de devenir un homme , celle qui lui fut faite, à l'aube, par l'amour maternel et que la vie ne tint pas.
Quel plus bel hommage pouvait-on rendre à cet écrivain !
Le souffle de Big Sur
Big Sur, cette plage sauvage de la côte Pacifique, en Californie, fut un lieu providentiel pour nombre d'écrivains, de sages et de philosophes cherchant un refuge contre la civilisation moderne.
Y séjournèrent, outre Romain Gary, Jack Kerouac, écrivain aux racines perdues soumis à l'emprise de sa mère et, bien sûr, Henry Miller, un homme qui risqua tout pour se libérer et trouva la route qui mène à soi-même, aux autres, à l'humanité et à l'univers.
Et l'esprit de l'auteur de Big Sur et les oranges de Jérôme Bosch, qui a enfin atteint une conscience claire du sens de la vie, nourrie de philosophie et de cosmogonie orientale, souffle sur L'arbre d'ébène.
On y retrouve cette identification de l'homme à sa condition terrestre lui permettant d'atteindre sa véritable dimension divine.
Nasser a «percé l'énigme inconnue de la stabilité et de l'éternité» il s'est «ancré dans le présent pour devenir un arbre solide, un homme». Et, tout comme le petit Butch américain de Miller qui s'affirme déjà comme un Ramakrishna, un être de haute spiritualité pénétré d'amour, il possède, depuis sa naissance, «un regard capable de calmer la colère du monde», «une âme intacte (...) prête à transpercer les hommes jusqu'au bout de la vérité» .
Nasser est devenu «une étoile». Il s'est accroché à la vie en «s'enracinant dans l'univers de Ptolémée».
«Il faut que tu comprennes la vie», dit Mama à son fils, «Elle a un sens, une origine qui ne meurt jamais». «C'est à travers l'amour que la vie se poursuit. Porte-le aussi solidement que l'arbre».
Nasser saura faire de son jardin un jardin des délices.
* La vie devant soi ,Emile Ajar (Romain Gary)
L'arbre d'ébène, Fadéla Hebbadj, Buchet Chastel, Juin 2008
EXTRAITS
p.23/24
(...)
L'ambulance est arrivée très vite. Des hommes sont entrés. Ils ont emmenés Mama avec eux. Moi, je suis resté caché derrière le radiateur dans une des chambres du fond. Quand ils sont partis, je suis rentré dans le sac de couchage.
J'ai déterré des souvenirs sous mon duvet bleu marine. Vous savez : les monstres qui agrippent leur vie comme des aimants à la nôtre durant la nuit sont les créatures des souvenirs. Alors, sous la lumière bleue de mon sac de couchage, j'ai cherché l'endroit où ma tête pouvait encore cacher des secrets. Il faut les trouver réveillé sinon la nuit il sort des cauchemars qui frappent nôtre visage d'images qui font peur. Après, au réveil, on a le front en sueur.
Les souvenirs, ça s'attrape par les odeurs, c'est un filet sûr. Les odeurs les dénichent aussi vite que les éclairs. Les craquelures du ciel font des routes de jour jusqu'au bout de la mémoire. Certains fantômes sont capables de rôder une vie entière dans la nuit, alors pour ne plus être poursuivi, c'est moi qui suis allé les chercher avec mes odeurs. L'odeur est le chemin secret du passé. Une seule d'entre elles peut détrousser la peau d'un tas de mystères. Il suffit de respirer très fort pour les décrocher de soi après il tombe des souvenirs comme des olives écrasées sur la terre dure. On n'a plus qu'à les ramasser et les jeter au fond de la mer avec le Diable. L'arôme d'algues chaudes est passé comme une brise. Le parfum de la mer s'est mis tout à coup à surcharger mon sac de couchage de démons invisibles.
(...)
(...)
Je ne sais pas pourquoi on a tant de mal dans le coeur quand on aime quelqu'un qui s'en va. Quand il est parti, j'étais pourtant sûr qu'il reviendrait. Quand le coeur s'attache, il y a un fil magique qui nous tient. Et quand celui qu'on aime s'en va, le fil lâche et nous on tombe dedans, tout en dedans de nous. Comme s'il y avait des escaliers ou une longue échelle dans le vide de notre corps. Je n'ai jamais senti ça avec Mama, parce qu'une mère, ça ne s'en va pas.
C'est fini. La plage de Big Sur est vide, et je demeure couché sur le sable, à l'endroit même où je suis tombé.
C'était la toute première phrase du livre. J'ai lu le chapitre à haute voix, doucement et petit à petit et plusieurs fois pour bien comprendre. En lisant, j'oubliais Mario. Il a disparu entre les lignes de mes souvenirs . Dans l'histoire, j'écoutais le bruit des phoques et d'une mère qui pleure. Je comprenais ce qu'il disait, même si celui qui racontait l'histoire était blanc, je ressentais la même chose que lui. Au départ, ma lecture n'était pas facile. Il y avait des mots difficiles, mais je comprenais quand même ce qu'il disait, parce que quand le coeur parle, on comprend tout.
(...)
(...)
Il faut aimer, disent les grandes histoires. Je commençais à douter de mon livre pathétique parce que je n'avais plus envie d'aimer personne, je ne savais même plus ce que ça voulait dire. Je voulais aimer Mama aussi fort que Momo aimait Mme Rosa, mais je n'y arrivais pas et j'en ai pleuré tout le chemin tellement je voulais l'aimer Mama. Comment je pouvais l'aimer alors que je n'avais plus envie de rentrer chez moi ? La seule chose qui m'intéressait, c'était de me perdre comme Mario dans Paris et de rencontrer des gens dans la rue. Mais je suis sûr que l'amour, ce n'est pas avoir un grand lit et un réfrigérateur plein de bonnes choses. Pour moi l'amour, ce serait trouver le sourire de Mireille sur le visage de Mama. Mais il n'était pas là, alors chez moi j'y retournais avec des larmes, soutenu par un grand livre qui me renvoyait ce message. Quand je pleurais, c'était sur mon sort et pas sur celui de Mama et on n'apprend pas l'amour comme ça. Dans le fond, je suis un peu comme elle, jamais je donnerai un sourire contre un porte-monnaie avec des pièces à l'intérieur. J'avais une piste... J'avais au moins compris que l'amour ne s'achète pas, c'est tout ce que je savais sur lui . Calculer l'amour, c'est un truc de con. Et Mama se trompe quand elle dit que les Blancs sont des cons à force d'oublier leurs parents, si parmi eux certains sont capables d'écrire comme ça.