"Le bal des princes", de Nimrod Bena Dangrang

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Le bal des princes est le troisième volet d'une trilogie tchadienne entamée par  Nimrod Bena Djangrang avec Les jambes d'Alice, puis Le Départ.

Dans cet ouvrage qui navigue entre famille et politique, où l'amour et le pouvoir se font écho, l'auteur retrace un épisode agité de l'histoire du Tchad de juin 1979 à septembre 1982, en mêlant le réel et le ressenti, les espoirs et les rêves, en conjuguant le présent au passé et à l'avenir. Il explore l'infini des contraires en développant une subtile réflexion sur l'exil et l'identité, la trahison et la fidélité, la liberté et la dépendance, l'unité et la diversité...

On a parfois un peu de mal à se repérer dans les multiples rebondissements du conflit qui oppose les Sudistes aux Nordistes, des divisions affectant chacun des deux camps et les grandes puissances qui les manoeuvrent évoluant au gré de leurs intérêts, mais on est emporté par la pulsion de vie qui irrigue ce roman, car le bal des princes, c'est  avant tout «la danse des vivants».

La vitalité du héros nous séduit. Son introspection sincère, sans concessions, révèle l'intensité des désirs contradictoires qui l'animent, le rendant profondément humain, la lucidité du regard qu'il porte sur le monde qui l'entoure ne réduisant pas pour autant l'immensité de ses aspirations et de son énergie.

Et si son héros échoue dans ses tentatives pour faire entrer l'utopie de la République autonome du Sud  dans la réalité, Nimrod réussit, lui, dans son domaine, à inventer un nouveau territoire en déplaçant les frontières de la langue. Il donne une nouvelle jeunesse au français, lui insufflant vigueur et verdeur, sensualité et lyrisme, développant une syntaxe propre qui lui permet de traduire des histoires et des imaginaires d'«outre-ciel», de dire en «langue de France» ce «coeur qui lui est venu» du Tchad.

 

Le livre s'ouvre sur un pays en pleine guerre civile. Les factions nordistes d'Hissène Habré  ont contraint la famille du héros à quitter la capitale N'djamena et à se réfugier à Kim dans la maison de son grand-père où jadis il passait ses vacances avec sa soeur.

Après avoir quitté sa femme et sa fille pour une aventure éphémère avec Alice, ce jeune professeur de lettres retourne dans son foyer, au pays de ses ancêtres, pour tenter de reconquérir sa femme, impatient de lui dire son amour et de se faire pardonner. Mais Maureen ne comprend pas cette «dédicace du pathétique» «d'où montent les parfums, un dieu à forme d'angelot, un bébé d'amour». Désemparé, il continue alors sa route vers Eré, village de l'extrême Sud où viennent tout juste de s'achever les combats.

Sur les rives du Logone, la beauté des paysages de son enfance l'entraîne dans des rêveries poétiques et la nostalgie du bonheur et de la liberté perdus l'envahit :

«Le bonheur s'exprimait en sa saison. Au reste, je ne lui demandais rien qui ne relevât de l'exercice le plus libre, à l'image de ce que fut notre adolescence à Kim.(...) le bonheur, (...) c'est sur les genoux de Grand-père que je l'ai goûté», lors de «ces brèves séances de caresse de l'ouïe. (Sans appareil, il va de soi, ni coton-tige, ni plume d'oie : seulement le contact de la chair avec la chair. Ainsi étions-nous initiés aux futurs brasiers de Cupidon !»

Ce voyage est ainsi pour lui l'occasion de se retrouver :

«se défaire des nombreux pays qui sont en moi, dégager un à un les fils de leurs entrelacs. Se présenter nu enfin. Tel un homme qui se viderait de son sang et vivrait malgré cela.»

Et sa «fugue au coeur du monde» lui apporte l'apaisement, atténuant son «désespoir de n'être pas omnipotent» :

«Alors le tapis de verdure déploie le plus doux des fleuves. Je glisse sur la barque des désirs. Ils s'en sont allés. Dans de tels moments, je ne suis ni père ni amant, ni frère ni fils. (...)Ma vie commence sur des rives lointaines, comme ces jacinthes dont les racines caressent en même temps la transparence des eaux et du ciel. J'apprivoise l'horizon. ( ...) Un homme remonte la sève ténue qui est dans l'air, tout comme l'océan à l'intérieur des poulpes.»

Le fait de se retrouver au front rend «fumeuses les histoires d'amour et les chicanes conjugales» et , ayant «évacué la détresse du petit enfant qui se sent rejeté», l'espérance l'étreint de nouveau :

«Mon agitation dresse entre le ciel et la terre une avenue digne de la Voie lactée.» «Il est temps que je m'enfante moi-même, que je m'invente.»         

Arrivé à Eré l'occasion s'offrira justement à lui d'une rencontre capitale. Dans ce bourg isolé, est annoncée en effet  la visite du colonel Degoto, Ministre de l'Agriculture du Gouvernement provisoire, qui «en fédérant les soldats abandonnés à eux-mêmes» de l'Armée Nationale Tchadienne «avait rendu au Sud une fierté» en scellant une victoire et une partition du grand Tchad. Le chef du village ne parlant pas Français, «bien qu'il parlât une demi-douzaine de langues de la région» et vivant dans «les terres ambiguës où tous ses attributs ne lui servaient de rien tant la modernité les rendait obsolètes» est bien embarrassé pour recevoir celui qui, aux yeux de la population, apparaît comme le guide.

Aussi le héros ayant vécu en France, est-il «naturellement enjoint à prendre place dans le Comité d'accueil». «Interprète sommé de rendre intelligibles les deux ou trois rives du nouveau monde», il se sent «dépositaire des uns et des autres bien qu' incompris des deux camps» :

«Le passé est ma nostalgie, c'est mon arrière-monde, ma profondeur dans le paysage.» (...) «Je suis là en clandestin, et ma joie aussi, et ma peine, et mon chant, et cette souffrance pour trouver un accord rudement négocié entre des langues, des moeurs, des valeurs disparates.»

Il y a foule, les journalistes sont là et le héros se trouve alors galvanisé, «dans le saisissement du monde à venir, un tout à venir qui a le goût de la vie.» :

«L'horizon s'était mis à ma portée. Il me prodiguait une leçon du regard doublement inspiré : le souffle, lyrisme de la pensée. La foule, l'évènement, le ciel, le lointain concouraient à une sorte d'euphorie absurde et pourtant bienvenue. Je ne boudais pas mon plaisir , au contraire. J'inhalais une puissance pneumatique. Je me redimensionnais.»

Une "griserie" qui l'emporte vers le "spectacle politique", "au coeur de la folie des puissants", de la "valse des trahisons".

Il va désormais suivre «l'appel du colonel», le rejoindre à Bongor et collaborer avec celui qui représente «le porte-drapeau d'une attente» où se manifeste «le désir d'être libre de toutes servitudes.» Et il s'invente alors un pays «à sa mesure», travaillant «à l'avènement de la République du Logone», «un pays plus beau, auquel correspondrait le paysage»un terroir d'utopie», «une entité» qui «l'exalte et l'épouvante.»

 

Le héros parvient à ressouder l'unité de son couple, Maureen «devenue femme de pasteur» admettant «qu'il se prenne pour le missionnaire d'une cause», mais les contradictions sont inhérentes à son projet :

«Les miliciens bongorois chantaient en petit-nègre, comme pour souligner l'origine de notre armée ( ...) Notre société était réduite à chanter l'hymne à la mort (...), les nouvelles frontières du pays exigeaient cette forme de martyr. Comme tout le monde, j'acquiesçais à cette vérité puisqu'il en allait de la mort des autres.»

Et les trahisons ne tardent pas à venir, car ni les grandes puissances, dont la France, ni l'OUA ne veulent de l'autonomie du Sud qui redessinerait «les frontières issues de la colonisation». Ces dernières soutiennent en fait la propagande d'Hassane-Hissène prêchant l'unité nationale, ce «nouvel évangile», et mettent en place «une diplomatie des armes, le négoce des hydrocarbures, la géographie de la faim» :

«En nous excluant de la marche du destin, nos anciens maîtres ruinaient nos chances d'être quelque chose à nos propres yeux».

Les factions nordistes finissent donc par reprendre le Tchad en main et le rêve de la République du Logone s'éloigne. Pour échapper aux escadrons de la mort qui poursuivent les collaborateurs du colonel, l'heure est alors venue pour le héros de «fermer les portes de la maison pour étreindre l'exil» en quittant son pays pour se réfugier en France.

 

Le bal des princesNimrod Bena Djangrang, Actes Sud, février 2008

 

Nimrod Bena Djangrang, docteur en philosophie, est poète, essayiste et romancier.

Né au Tchad, pays dans lequel il a grandi, il a fait des études supérieures et enseigné quelque temps en Côte d'Ivoire. Il vit actuellement en France, à Amiens.

 

(Article publié sur Mediapart, sous le titre "Déplacer les frontières, inventer de nouveaux territoires..." : link )

Publié dans Fiction

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