Entretien avec Jérôme Ferrari
Jérôme Ferrari est l'auteur du magnifique roman Un dieu un animal , publié chez Actes Sud au début de cette année.Son livre a été retenu dans la sélection du prix Landerneau et du prix Orange du livre qui seront décernés ce mois-ci.
E.C.
Un dieu un animal est votre cinquième livre, le troisième à être publié par une maison d'édition nationale ( Actes Sud) , mais seulement le premier a obtenir une certaine visibilité dans la presse nationale et surtout dans la blogosphère littéraire.
Qu'apporte à l'écrivain que vous êtes cette rencontre avec un public de lecteurs plus large ?
J.F.
L’existence effective d’un roman en dépend. Sans lecteurs, un roman n’est rien. Et il est inévitable qu’un énorme pourcentage de la production littéraire passe totalement inaperçu. Aucun être humain ne peut lire l’ensemble des nouveautés d’une rentrée littéraire. C’est un fait déplaisant qu’il faut accepter. Mais je crois que si on pouvait être certain, absolument certain, de ne jamais rencontrer aucun lecteur, il deviendrait impossible d’écrire. Heureusement, on ne peut pas l’être. J’ai appris cette année que certains libraires avaient été amenés vers Un dieu un animal par leur lecture de Balco Atlantico, qui n’avait pourtant bénéficié d’aucune recension dans la presse. On ne sait pas ce qui rendra une rencontre avec les lecteurs possible.
E.C.
Vous êtes professeur de philosophie mais vous vous défendez d'être un philosophe. Votre dernier livre interroge néanmoins notre monde moderne en tentant de lui donner un sens, ou plutôt du sens.
L'écriture est-elle, pour vous, aussi une manière de pratiquer la philosophie ?
J.F.
Je dis, malgré mon amour de la philosophie, que je ne suis pas philosophe parce que c’est la stricte vérité, dans un sens précis : je suis incapable de créer des concepts. Il ne suffit pas d’avoir des opinions rationnelles sur le monde ou de s’engager pour être philosophe.
Mon mode d’expression est littéraire : je pense avec des histoires et des personnages singuliers. Il me semble qu’on ne peut pas concevoir un bon roman dans lequel les personnages ne seraient que le masque d’un concept ou d’une conviction idéologique, morale, etc.
Par contre, les thèmes qui me touchent sont les mêmes en philosophie et en littérature. J’aime les romans métaphysiques et c’est sans doute pourquoi j’adore Dostoievski et Styron, par exemple. Oui, il y a un fond commun, quelque chose comme la réalité de l’âme humaine et du monde, et plusieurs chemins différents qui y mènent. Le chemin romanesque a, à mes yeux, un avantage sur le chemin philosophique. Il rend mieux compte de la complexité de la réalité parce qu’il n’a pas besoin de s’embarrasser des exigences de la logique.
E.C
Votre héros part à l'étranger, quitte sa famille et son village natal, sans pour autant réussir à devenir un adulte libre.
Quelles conditions aurait-il fallu pour que la rupture, l'exil, devienne facteur d'émancipation ?
J.F.
Sans doute aurait-il fallu qu’il soit à la recherche d’un objet réel, que son désir porte sur la réalité. Mais ce n’est jamais le cas chez mon personnage, ni quand il s’engage à l’armée, ni quand il cherche à revoir Magali. Il cherche quelque chose qui n’existe pas. Qu’est-ce qui nous manque, en fait ? Que désire-t-on vraiment ? Peut-être rien du tout. Ce sont des questions qui m’intéressent beaucoup.
E.C.
Cet amour adolescent entre vos deux héros est réinvesti et idéalisé par ces derniers. Pourtant, il fut à peine ébauché et vite oublié.
La mémoire est-elle toujours remodelée, réinventée ?
J.F.
Le thème de la mémoire réinventée est central dans Balco Atlantico. Dans Un dieu un animal, ce n’est pas tant la mémoire qui m’intéressait que le souvenir lui-même. Bien sûr, le personnage masculin idéalise le souvenir de Magali, il se persuade qu’il n’a jamais pu l’oublier, ce qui est, en l’occurrence, une illusion. Mais la persistance du passé, sa participation à une forme d’éternité, son autonomie, en quelque sorte, voilà des idées qui ne me paraissent pas illusoires et qui me touchent beaucoup d’un point de vue esthétique.
E.C.
Vos deux héros se fondent dans des groupes et s'y dépouillent d'eux-mêmes au profit d'une entité extérieure, supérieure. Vous poussez loin l'analyse de ce processus de dépersonnalisation et évoquez les liens complexes qui se tissent entre abandon de soi, griserie et volupté.
La «griserie» est-elle l'élément moteur de ce processus ?
J.F.
On ne peut pas vivre sans appartenir à des groupes. Le problème commence, à mon avis, quand le groupe atteint une certaine taille et s’organise autour d’éléments abstraits qui finissent par devenir plus réels que les individus qu’ils fédèrent. Sans griserie, sans volupté, de tels groupes ne pourraient jamais se constituer. La perte de soi a quelque chose de voluptueux.
Mais je ne crois pas qu’elle soit vécue comme telle ; on a plutôt l’impression qu’on est vraiment devenu soi-même, au moment précis où on a perdu jusqu’à la faculté de juger, on a l’impression de vivre des relations humaines solides. Il y a là un mensonge, un mensonge explicite : « chacun de nous est important », « nous nous aimons », « nous sommes frères ». Et tout ça s’accompagne d’une débauche de sentimentalisme d’autant plus dégoulinant qu’il dissimule la violence la plus dure et la plus cynique.
E.C.
Dans votre livre, le rapport de vos personnages à la violence est ambigu. Il y a une sorte de sacralisation de cette violence associant l'amour à la souffrance, une approche difficile à comprendre.
Pouvez-vous éclairer ce point ?
J.F.
C’est ce qui caractérise la vision mystique, l’union des contraires, non leur disparition, au sein d’une unité mystérieuse. Hallâj, qui joue un rôle très important dans le roman, explicite constamment cela dans ses magnifiques poèmes. Dans l’un d’eux, il parle d’un hôte qui accueille son invité avec une grande bienveillance et le fait exécuter au matin. J’ai la conviction intime que Hallâj a compris sa propre exécution comme l’expression la plus haute de l’amour de Dieu. L’étreinte d’un être qui nous dépasse infiniment ne peut que nous détruire. Je ne suis pas moi-même mystique mais c’est vraiment quelque chose que je respecte beaucoup. J’y vois une tentative désespérée et magnifique de voir le monde tel qu’il est et de préserver malgré tout la possibilité de l’amour.
E.C.
L'originalité de votre roman qui fait un parallèle entre l'entreprise et la guerre tient justement au regard mystique porté sur leur violence.
Ce regard a-t-il été initié par ces quatre années passées en Algérie, dans une société imprégnée par la religion ?
J.F.
La société algérienne est bien plus religieuse que la nôtre, c’est vrai, mais ça ne veut pas dire qu’elle soit mystique. C’est quand même en Algérie que j’ai découvert le mysticisme. Mon ami Ryad Girod m’y a fait découvrir la poésie de Hallâj, d’Ibn Arabi, une poésie somptueuse qui m’a bouleversé.
C’est aussi en Algérie que j’ai vraiment compris, au travers de beaucoup de témoignages d’élèves et d’amis sur la période du terrorisme, à quel point le monde était violent, plus violent que nous pouvons l’imaginer et je crois que je ne pourrai plus l’oublier, ni écrire comme s’il en était autrement.
E.C.
Outre la beauté des images, votre style séduit par sa fluidité, sa limpidité mystérieuse, sa concision. Il y a une grande adéquation de la forme au contenu, obtenue avec une belle économie de moyens, ce qui donne une impression de facilité. Le «tu» permet ainsi un glissement naturel et, paradoxalement, presque magique d'un personnage à l'autre, d'un lieu à l'autre...
Cette narration à la deuxième personne, déjà amorcée dans une précédente nouvelle, a-t-elle seulement été motivée par le sujet de votre roman ou annonce-t-elle une évolution de votre style ?
J.F.
La narration à la deuxième personne fait partie du projet initial du roman, elle en est indissociable. Elle ouvrait les perspectives stylistiques dont j’avais besoin, un certain ton, solennel et liturgique, la possibilité d’exprimer immédiatement la bienveillance et la cruauté et elle résolvait (cela, je l’ai découvert en écrivant) le problème du passage en continu d’un personnage à l’autre.
Je suis absolument incapable d’écrire un roman si je ne dispose pas de quelque chose de radicalement nouveau par rapport au précédent. C’est la mise en œuvre de cette nouveauté qui me permet d’avancer et j’espère ne jamais être condamné à répéter les mêmes recettes. Avant chaque roman, je me demande : pourquoi ce livre devrait-il exister ? J’espère donc que mon style continuera à évoluer, deuxième personne ou pas.
E.C.
Votre récit est exempt de dialogues, votre héros ne s'appelle pas et, d'ailleurs, il n'a pas de nom ...
L'utilisation du «tu», contrairement à celle du «je» qui donne chair, permet au narrateur de pénétrer totalement le héros et de le dépouiller de ses pensées, de ses sentiments et de ses sensations.
Cette utilisation du «tu» était-elle aussi destinée à souligner l'aliénation de votre héros ?
J.F.
Non, je n’avais pas pensé à cet aspect des choses. Mais bon, si l’intention de l’auteur peut être intéressante, elle me semble inessentielle. L’objectivité d’un roman ne peut se dévoiler que sous le regard des lecteurs et j’ai toujours beaucoup aimé l’idée qu’ils puissent trouver dans mes textes des choses auxquelles je n’avais pas pensé du tout. Plus généralement, je crois que la force d’un roman se mesure au nombre de ses lectures pertinentes possibles. Mais il doit y avoir des contre-exemples. En littérature, il y a toujours des contre-exemples.
E.C.
Sens de l'image, «flash-back», mais aussi écriture en plan serré, au plus près des personnages. Sens de l'ellipse et du fondu des enchaînements, qui m'ont évoqué Michel Deville , notamment dans un film assez mystérieux, Peril en la demeure (ex : ce gros plan sur les essuie-glace en marche , fondu , puis gros plan sur le métronome : le héros passe de sa voiture à son séjour où il joue de la guitare ...)
Votre écriture est-elle influencée par le cinéma ?
J.F.
Je dois au cinéma des émotions inoubliables. Apocalypse Now a joué un grand rôle dans la composition de Un dieu un animal. Mais dans l’écriture même, je ne sens pas l’influence du cinéma – ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’elle ne soit pas présente. Il peut y avoir des parallèles, bien sûr, et vous en citez un tout à fait pertinent, mais on ne peut pas transposer telles quelles les idées d’un domaine à l’autre. Par contre, je sais que l’aspect visuel est très important pour moi. Il faut que je voie les scènes que je décris.
E.C.
Vous êtes corse mais avez vécu votre enfance dans la région parisienne et n'avez appris le Corse que sur le tard. Vous traduisez les œuvres d'auteurs s'exprimant en langue corse.
Votre désir est-il de faire émerger une «littérature corse», avec le risque réducteur que comporte ce terme, ou tout simplement que la littérature prenne enfin en compte les écrivains corses ?
J.F.
La question serait plus facile s’il était possible de savoir avec précision ce que signifie littérature « corse ». Il est d’ailleurs tout aussi délicat de savoir de quoi on parle quand on se réfère à la littérature « française ». S’il s’agissait d’une simple question de localisation, il n’y aurait pas de problèmes mais ce n’est bien sûr pas le cas. L’adjectif « corse » a généralement, en Corse comme sur le Continent, des connotations qui me déplaisent et qui, bien que sans rapport avec un projet littéraire, peuvent lui nuire énormément en le faisant disparaître sous des controverses idéologiques sans intérêt. Il m’est arrivé de souhaiter être Albanais ou Bouriate.
D’un autre côté, je ne peux pas faire comme si la Corse n’était pas un élément constitutif de mes romans. Mais je refuse l’alternative qui consisterait soit à ne plus se référer à la Corse, soit à vouloir faire de la littérature régionale. L’idée même de littérature régionale me paraît grotesque. Tout roman naît dans une région particulière, il le faut bien, mais son monde est, en droit, celui de la littérature tout court, sans adjectif. C’est là, et là seulement, qu’il doit être jugé. Je souscris totalement aux analyses de Milan Kundera sur ce point. J’ai traduit la plupart des œuvres de Marco Biancarelli non parce qu’il est Corse mais parce que la brutalité et la puissance de son style me paraissent uniques.
Voici donc mon désir : que les romans soient lus pour ce qu’ils sont. Si tel était le cas, je suis certain que la littérature prendrait naturellement en compte certains écrivains corses et j’en serais ravi. Mais je crains de ne pas être exaucé avant longtemps.
Un dieu un animal, Jérôme Ferarri, Actes Sud ( 01-2009 ), 130 p. 12 €
et, chez le même éditeur, Balco Atlantico (2008) et Dans le secret (2007)
Voir également l'interview réalisée quelques jours après l'attribution du prix Landerneau à l'auteur :