"Balco Atlantico", de Jérôme Ferrari
Suite à la lecture d'Un dieu un animal, je décidai d'explorer à rebours l'oeuvre de Jérôme Ferrari, et c'est avec une certaine excitation teintée d'appréhension que j'ouvris Balco Atlantico, craignant de voir déçues mes espérances. Craintes levées dès les premières pages qui m'emportèrent d'une traite jusqu'à la fin d'un roman qui m'est apparu comme un pur chef-d'oeuvre.
Pourtant, ce dernier ne reçut aucun accueil dans la presse écrite lors de sa sortie en 2008. Honte aux critiques professionnels de n'avoir su déceler le livre d'un grand écrivain, publié de surcroît chez un éditeur de qualité, Actes Sud, dont la renommée est depuis longtemps acquise!
Car la beauté de la langue frappe dès les premières lignes et, quels que soient les points de vue narratifs adoptés ou le degré d'intégration des dialogues dans le récit, il existe bien "un style Ferrari", un style fait de fluidité qui se joue de la longueur des phrases grâce à une ponctuation totalement maîtrisée et sait glisser d'un temps à l'autre, d'un lieu ou d'un personnage à l'autre, de manière subtile, indépendamment de la fragmentation ou non du récit. Une écriture sensorielle qui donne non seulement à voir, mais à entendre, à sentir et à ressentir, à saisir par le coeur, illustration de la puissance métaphorique de la littérature qui seule peut approcher la vérité de l'humain, et de sa supériorité manifeste sur le langage dangereusement cohérent des prétendues "sciences" de l'homme ...
A cela s'ajoute le regard respectueux et empathique porté sur tous les personnages par l'auteur et, élément peu présent dans Un dieu un animal, mais capital dans ce roman, la force de l'humour qui rend leurs destins d'autant plus poignants.
Le livre s'ouvre sur une scène émouvante qui se déroule dans un bar. Marie-Angèle Susini, la propriétaire de ce lieu fréquenté par tous les protagonistes de l'histoire, vient d'arracher sa fille Virginie au cadavre sanglant de son amour de jeunesse, Stéphane Campana, nationaliste abattu en plein jour sur la place du village.
Et le récit se fragmente en trois fils distincts : deux fils parallèles se déroulant en sens inverse, celui d'un professeur d'ethnologie schizophrène, nostalgique de son passé, qui s'enfonce au plus profond de la mémoire pour tenter de redonner unité à son chaos intérieur au risque d'être absorbé par l'infini qu'il côtoie, et le fil "pédagogique" d'un narrateur extérieur remontant le temps pour expliquer la genèse de ce violent fait divers à travers le rêve de jeune fille de Virginie et les dérives du nationalisme corse.
S'intercalant entre ces deux voix, le fil léger d'Hayet, jeune marocaine ayant suivi son frère en Corse, épouse la chronologie de leur aventure comme une succession de courts moments de vie, simples mais intenses, venant croiser les deux autres récits comme de fulgurantes réminiscences.
Le roman s'articule autour de la thématique de l'identité dans son rapport à l'altérité et à la mémoire et est constamment imprégné d'une méditation mystique. Il commence et se termine par la fin de l'histoire, réconciliant la durée et l'instant dans une construction éclatée mais harmonieuse donnant unité à la multiplicité , confirmant ainsi le talent de Jérôme Ferrari pour adapter la forme au contenu.
Balco Atlantico ou la radieuse nostalgie de l'instant
Balco Atlantico, c'est le nom que l'on donne, à Larache , près de Tanger, à la corniche qui surplombe l'océan, promenade où Khaled et sa jeune soeur Hayet aimaient à contempler la magnificence des couchers de soleil. Un titre à la fois étrange et familier qui résonne comme le symbole de toutes ces villes portuaires du Maghreb, de toutes ces îles aux rives offertes, cernées d'horizons lointains. Odeur de soleil et fraîcheur poisseuse des embruns et, surtout, cette luminosité particulière née de la rencontre du ciel et de la mer. C'est aussi l'appel mystérieux des vagues, le "désir d'Amérique", désir d'ailleurs ou d'autre chose, désir de conquête de nouveaux territoires.
Mais une fois franchi l'océan, il n'y a plus d'outre-mer, il n'y a plus d' «échappatoire», «la mer est derrière vous», la trace demeure mais le sillage s'est effacé : «la mer est redevenue souple et profonde afin que nul ne puisse y faire demi-tour».
Et ce n'est pas la nostalgie du retour ou du passé qui s'exprime dans les courtes interventions d'Hayet et serpente entre les deux autres récits, c'est la nostalgie douce-amère de la vie qui vous étreint, celle de la plénitude de l'instant qui passe et s'engloutit comme un merveilleux soleil plongeant dans l'Atlantique. Nostalgie de l'innocence, des désirs et des rêves, de la joie de tous ces petits riens, de ces sensations et émotions vibrantes, disparues mais fixées à jamais dans la vivacité de leur éclat, qui viendront éclairer le présent comme des instants précieux volés à l'éternité.
Un dieu et un animal
Assumer la dualité angoissante de son identité semble la seule issue possible pour l'homme qui peut être tenté d'ignorer sa part de divin ou de sacraliser sa part animale.
A travers le couple formé par Virginie et Stéphane Campana, mais aussi au travers des compagnons de ce dernier qui militent au sein d'un mouvement nationaliste corse, l'auteur montre comment la construction d'une identité individuelle ou collective, image de soi et sentiment d'appartenance à une communauté, peut se traduire par la négation de l'autre et de soi-même, par l'abandon de toute identité humaine.
Et, dans ce processus, le rôle de la mémoire, indispensable à la construction de toute identité, s'avère capital : mémoire sélective ou mensongère, constructions monstrueuses de l'esprit qui vous entraînent dans une logique exclusive et destructrice.
Virginie, petite fille innocente dont la première rencontre avec Campana frappa l'imagination, construit ainsi un rêve délirant , «ravissement» qui l'emprisonne dans une dévotion obsessionnelle. Elle accepte tout ce que lui demande le jeune homme, sans jamais protester ni se départir de sa gravité, vierge païenne s'offrant comme «une carcasse d'animal».
Quant à Stéphane Campana, adolescent mal dans sa peau faisant la risée de ses camarades, il s'engage dans le mouvement nationaliste pour y acquérir une image virile de soi et trouver un reflet plus flatteur dans le regard de l'autre.
Utilisé pour ses talents intellectuels, il va devenir l'idéologue du groupe, chargé d'en rédiger la propagande. Fouillant dans les archives riches de vendettas et d'anecdotes abominables, il réinvente l'histoire corse à des fins glorieuses. «Démiurge» pénétrant dans «les labyrinthes de la mémoire», il s'empare «des traces informes» et les transforme en souvenirs, écrivant « un beau roman, bien cohérent (...) , une épopée sanglante, pleine de noblesse».
Et les militants sont pris au piège de cette mythologie qui érige des murs pour séparer les hommes. La haine de l'autre surgit et, la moindre différence, le moindre dépit amoureux, autorise alors toute violence en la drapant d'honorabilité. Par fidélité à cette cause dévastatrice qui donne la certitude d'être du bon côté , combinée à la pression du groupe qui efface toute personnalité et ôte toute responsabilité à ses membres, ils cautionneront le racisme meurtrier. Venant du fond «d'une mémoire animale» d'où parviennent «des hurlements joyeux de fauves excités» par «des festins de sang», s'installe ainsi «la violence féroce d'un instinct de horde, un désir sauvage d'affirmer sa propre vie contre celle de l'autre».
Ivre de cette puissance divine qui ne connaît pas de limites et croyant servir un idéal de justice dont peu de gens ne doute qu'il ne soit supérieur aux lois humaines, Stéphane Campana s'avance «la tête haute et le regard souverain» pour «entrer dans le jardin lumineux des martyrs dont les parfums célébraient le couronnement d'une vie parfaite».
Sur les traces du prince Mychkine
Comment ne pas être saisi par les étranges similitudes du professeur Moracchini avec le héros de Dostoïevski ?
Sorti de l'hôpital psychiatrique où il fut traité pour schizophrénie, ou revenant de Suisse où il fut soigné pour "idiotie", dépossédés tous deux de leur sexualité du fait de leur maladie, ils souffrent l'un comme l'autre de l'éclatement de leur moi, de leur chaos enfoui, de cette limite flottante entre rêve et réalité.Théodore ne sait jamais si ses souvenirs sont vrais, inventés ou rêvés, pas plus qu'on ne sait si Nastassia Filippovna est apparue dans les rêves du prince ou se tient réellement devant lui.
Aux «accès incontrôlables de sincérité» du professeur, répondent la candeur et la franchise absolue de l'Idiot. Et si le prince Mychkine aime l'humanité entière, du saint au criminel, d'un amour véritable, fait d'une infinie compassion, Théodore Moracchini, dont le patronyme réconcilie déjà deux rives, englobe dans la confusion délirante de ses souvenirs, toutes les joies et les souffrances du monde, de la beauté d'une enfant innocente à la laideur d'Auschwitz.
On ne peut douter que Théodore, tout comme Marie-Angèle à «la voix vibrante d'amour et de charité», ne soit un messager. Il est un "don de dieu", son fils envoyé pour sauver les hommes ( D'ailleurs l'amour qui l'unit à Marie-Angèle n'est-il pas celui d'un fils pour une mère ?).
Comme l'Idiot, il est une figure christique venue prendre en charge le chaos du monde et «l'excès de mémoire» dont il souffre n'est que l'expression de l'éternité. Sa schizophrénie, tout comme l'épilepsie du prince, abolit le temps, englobant dans une harmonie extraordinaire l'opposition fondamentale de l'instant et de la durée.
La main de Dieu
Balco Atlantico est une méditation mystique sur la beauté comme manifestation divine : magnificence d'un coucher de soleil ou beauté morale de l'amour véritable de Marie-Angèle y sont perçus comme la «main de Dieu». Accueillir la beauté du monde, respecter la part de divin qui réside en chaque homme, en l'autre comme en soi-même. Savoir recevoir cette beauté avec la simplicité d'Hayet, avoir le sens du sacré...
Mais les hommes sont souvent aveugles, Khaled ne voit pas la même chose que sa soeur et érige des murs invisibles qu'il rêve de franchir héroïquement. Et ces jeunes Corses n'entendent pas la beauté des paysages de leur île, et s'exaltent, pour ne pas sombrer dans l'ennui et la tristesse, à dresser des frontières entre ceux qui avaient pourtant vocation à vivre paisiblement ensemble, tandis que Virginie, prisonnière de son rêve, se livre corps et âme à «l'insanité dévastatrice de sa passion» .
La beauté peut-elle donc réussir à retourner le monde, comme le prophétise l'Idiot ? Peut-être ne le changera-t-elle pas, mais du moins le rendra-t-elle viable.
Nastassia Filippovna ne sera pas sauvée et le prince plongera dans la folie mais il aura apporté la lumière et l'espoir. La rédemption semble toujours possible. Et Balco Atlantico irradie cette même lumière et ce même espoir.
En s'octroyant le droit de supprimer la vie d'autrui, l'assassin de Campana n'aura pu échapper à sa déchéance, mais il en est brisé et n'ose lever les yeux. Il a croisé la beauté, éprouvé la compassion et la honte et assume sa condition d'homme.
Tout comme L'Idiot de Dostoïevski, Balco Atlantico est un roman qui finit mal. Pourtant, malgré l'engrenage stupide de la violence qui s'y déploie de manière implacable, il n'est ni sombre ni désespéré, car la rencontre salvatrice avec la beauté y restaure la foi en l'homme.
Balco Atlantico est un roman empli d'humanité qui résonne comme un hymne à la vie, un livre à la force poétique et mystique comparable à celle qui émane du film Andreï Rublev, le chef-d'oeuvre du grand cinéaste russe Andreï Tarkovski, un roman à la portée universelle qui sera toujours d'actualité, un livre nécessaire que l'on accueille avec gratitude.
Balco Atlantico, Jérôme Ferrari, Actes Sud, février 2008
Et maintenant en collection de poche Babel n° 1138, octobre 2012, 7 €
Extrait n° 1
EXCES DE MEMOIRE (octobre 2000)
p.13/14 ( Premières pages du livre )
Oh, maman, maman, j'en mourrai aussi, finit par dire Virginie dans un sanglot si déchirant qu'on aurait dit que des stylets minuscules lacéraient ses poumons, oh, j'en mourrai, maman, et Marie-Angèle, qui aimait sa fille beaucoup plus fort qu'elle n'avait jamais été capable de haïr quiconque, raffermit son étreinte en détournant son regard de la socquette blanche tachée de boue et de sang et lui dit, oui, tu en mourras, je sais bien, et Virginie sanglota de gratitude et dit encore, maman, ma vie est terminée, et Marie-Angèle approuva, oui, ma chérie, ta vie est terminée, elle est terminée, et Virginie insista, je l'aimais tant, maman, je l'aimais tant, et Marie-Angèle lui dit, oui, tu l'aimais, mon coeur, et tu l'aimeras toujours, tu n'oublieras jamais, ne t'en fais pas, tu n'oublieras jamais.
Personne ne souhaite entendre qu'il guérira d'un tel chagrin : la perspective de la consolation peut être intolérable et Marie-Angèle le savait bien. Elle serrait sa fille contre elle, en pinçant le nez, comme si l'épouvantable odeur de merde qui s'exhalait du cadavre par longs effluves réguliers et sucrés les avait poursuivies dans la maison, et elle savait que, dans quelques mois, Virginie aurait repris goût à la vie, même s'il était impossible de le lui dire. Oh, tu en mourras, ma chérie, chuchotait Marie-Angèle, ne t'inquiète pas. Puis elle lui donna un calmant, lui retira sa socquette avec une grimace de dégoût et la mit au lit. J'attendis dans le salon que Virginie se soit endormie, hypnotisée par la voix vibrante d'amour et de charité qui lui répétait qu'elle allait mourir.Pour toutes les choses qui ne laissent pas d'autres traces que dans notre mémoire, je ne peux jurer de rien. Pourtant, j'entends encore cette voix avec la même clarté que si elle résonnait encore près de moi.
(...)
Extrait n° 2
UN REVE DE JEUNE-FILLE ( 1985-1991)
p.45-46
(...) Des années plus tôt, en rentrant de l'océan Indien, il n'avait d'abord ressenti pour eux que de l'incompréhension et du mépris. Leurs actes lui semblaient simplement si stupides et autodestructeurs qu'il était incapable d'éprouver la moindre compassion envers eux : ils ne lui apparaissaient que comme des adolescents attardés et arrogants, si peu doués pour la vie qu'ils méritaient bien ce qui leur arrivait. Et puis, de plus en plus distinctement,dans le bruissements des vagues, dans le silence des villages en hiver, dans les commandes de tournées hurlées au comptoir, dans les gesticulations hystériques, il avait commencé à entendre les pulsations d'un coeur sombre et profond, un coeur maléfique charriant des flots de tristesse et d'ennui auxquels, désespérément et sans le savoir, ils essayaient tous d'échapper. C'était ainsi que l'un d'eux s'était amusé, pendant des mois, à aboyer contre les gendarmes de la brigade d'Olmiccia; il guettait leur passage sur la place du village pour courir après leur fourgon en aboyant et en bavant comme un chien; s'il repérait une 4L bleue postée le long d'une route pour un contrôle, il s'en approchait silencieusement, plié en deux pour ne pas se faire repérer dans le rétroviseur, et surgissait brutalement au niveau de la portière en aboyant ouah! ouah! ouah! à l'oreille du conducteur terrorisé avant de s'enfuir en s'étranglant de rire; quand un flic plein de bonne volonté tentait de fraterniser avec les autochtones en venant prendre un café au bar, il jappait plaintivement depuis le fond de la salle et venait renifler d'un air désolé le képi posé sur le comptoir; les gendarmes se contentaient de le regarder du coin de l'oeil sans rien dire jusqu'au jour où ils l'arrêtèrent et le firent passer en comparution immédiate au tribunal d'Ajaccio parce qu'il leur avait aboyé dessus une fois de plus, en tendant vers eux deux plants de cannabis, achetés spécialement pour les faire enrager. C'était ainsi qu'un autre, accompagné de son frère, avait entrepris de faire la caisse d'une station-service en mobylette et, après avoir laissé ses empreintes partout parce qu'il avait oublié ses gants, avait finalement glissé sur une flaque d'huile en s'enfuyant, ou qu'un troisième n'avait rien imaginé de mieux que de perdre son porte-feuille, avec tous ses papiers en règle, en sortant du bar-tabac qu'il venait de braquer à Ajaccio. Ils atterrissaient tous devant le juge qui finissait par les envoyer en prison après avoir en vain essayé de comprendre, soupçonnant bien, tout de même, que la bêtise la plus parfaite, d'imbécillité la plus pure ne suffisaient pas à expliquer des actes aussi ineptes dont la moindre possibilité de réussite semblait avoir été sabotée avec un soin méticuleux par une sorte de génie de la catastrophe. (...)
Extrait n°3
DERRIERE VOUS LA MER
p. 158-159
(...) Après m'avoir laissée pour toujours, sans le savoir, tu es allé boire un thé avec Ryad. Puis, vous êtes partis travailler. Dans la cuisine, vous étiez de bonne humeur et vous avez beaucoup ri. La soirée était calme et vous avez pu vous coucher tôt. Vous étiez allongés, chacun sur votre lit. Ryad pensait à son voeu, au soulagement de sa mère, et c'est ainsi qu'il pouvait sourire.Toi, si tu me permets de le croire, tu rêvais que tu te promenais avec moi sur Balco Atlantico, et que nous regardions le coucher de soleil le plus somptueux que Dieu ait fait descendre sur la terre depuis la création du monde. Et c'était une telle merveille que tu cessais de voir des murs partout. Pour la première fois, tu voyais les chalutiers silencieux, tout en bas, qui rentraient au port, l'horizon flamboyant, la douce lumière du phare qui s'allumait. Tu rêvais. Le monde était plein de beauté et moi, j'étais ta soeur aimante.
Et voici que Dieu a retiré Sa main de dessus vos têtes. On a frappé à la porte de votre chambre. Dieu a retiré Sa main, mais je veux croire que, dans Son immense miséricorde, il vous a épargné la peur. On frappait si doucement. Sur son lit, Ryad n'a même pas ouvert les yeux. Je crois que c'est toi Khaled, qui, envoûté par la douceur infinie de ces coups frappés à votre porte, t'es levé pour ouvrir à la mort. Ce fut d'abord une jeune fiancée fébrile dont la main légère effleurait la porte close de son premier rendez-vous d'amour. Et puis, une fois la porte ouverte, ce fut un cheval galopant sur les vagues, qui t'emportait dans un grand vent.