"Vie et destin", de Vassili Grossman
Vie et destin est en fait la deuxième partie d'une grande fresque épique bâtie autour d'un moment crucial de l'histoire de l'U.R.S.S. : la bataille de Stalingrad, «à la fois la plus sévère défaite subie par l'Armée Rouge, contrainte à reculer jusqu'à la Volga, et la victoire de l'Etat Soviétique qui réussit à tenir tête aux Allemands (1)». Un moment ô combien ambigu car, derrière le triomphe apparent d'un peuple, celui de la démocratie sur le nazisme, se profile l'horreur et un tournant déterminant pour le destin du monde.
La première partie qui couvre l'offensive allemande, fut publiée en 1952 dans la revue Znamia sous le titre Pour une juste cause et lynchée par la critique, son héros principal et son auteur étant juifs. Et on peut considérer que Vie et destin constitue un roman qui n'a pas été écrit par le même homme.
Vassili Grossman, écrivain académique et chantre du réalisme socialiste y opère en effet une véritable volte-face, conséquence de la profonde crise intérieure, morale et philosophique, qui le secoua, suite à un certain nombre d'événements lui ayant permis de prendre la mesure de ce qui s'était passé. Sa mère fut assassinée en 1941 avec tous les Juifs du ghetto de Berditchev. Journaliste, correspondant de guerre ayant suivi l'Armée Rouge sur tous les fronts, il fut le premier écrivain à pénétrer dans le camp de Treblinka en septembre 1944, puis il dirigea la rédaction d'un livre noir sur l'extermination des Juifs par les Allemands dans les régions occupées par l'U.R.S.S. et dans les camps de Pologne (dont l'édition sera refusée en 1946) et sera témoin de la terreur stalinienne qui s'abattra sur la population juive à partir de 1948.
C'est fort justement qu'Alain Finkielkraut écrira à son sujet : «Vassili Grossman a été moderne, puis le tragique s'est imposé à lui. Il est allé de l'avant jusqu'à ce que la conscience du survivant lui fasse faire demi-tour.(2)»
Achevé en 1960, le manuscrit sera remis à la revue Znamia, transmis pas son zélé rédacteur en chef à la Loubianka et confisqué, comme seul le sera par la suite celui de L'archipel du Goulag de Soljenitsyne. Il sera publié pour la première fois en France en 1980 et il faudra attendre 1989 pour qu'il le soit en Russie.
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C'est un très long roman (de presque 1200 pages !) qui dresse un panorama terrifiant du fonctionnement de la société soviétique en nous plongeant dans l'intimité d'une multitude de personnages, tous complexes, dont les parcours entrecroisés se heurtent à l'histoire dans une période marquée par les deux grands crimes produits par le totalitarisme : Auschwitz et le Goulag.
Un roman historique évoquant l'U.R.S.S. de la Révolution d'Octobre au début des années 1950, entrecoupé d'analyses politiques et sociales et de réflexions philosophiques. Un roman psychologique aussi, éclairant les ressorts de l'âme de ses protagonistes, leurs contradictions, leurs interrogations et leurs évolutions, avec beaucoup de finesse.
Un jeu de miroir entre les deux grandes dictatures du XXème siècle
Vie et destin constate au quotidien les mécanismes poussant au silence et à la passivité, à la délation et à la trahison ainsi qu'à l'exécution des plus sinistres besognes.
La grande originalité de l'auteur est de comparer le fonctionnement de la société stalinienne à celui de la société nazie en recourant au même vocabulaire et en passant ainsi subrepticement du camp de concentration allemand au Goulag soviétique, de l'Etat fasciste à l'Etat bolchévique. Et l'on n'est nullement surpris quand arrive cette superbe scène où l'officier S.S. chargé d'interroger son prisonnier, un vieux léniniste, met en lumière la fraternité secrète qui unit le nazisme d'Hitler au bolchévisme de Staline, en s'adressant à lui en ces termes :
«Quand nous nous regardons, nous ne regardons pas seulement un visage haï, nous nous regardons dans un miroir. Là réside la tragédie de notre époque (...) notre victoire est en même temps la vôtre. Vous comprenez ? Si c'est vous qui gagnez, nous périrons, mais nous continuerons à vivre dans votre victoire (...) Nous sommes des formes différentes d'une même essence : l'Etat-Parti.»
Une condamnation des idéologies
Pour Vassili Grossman, l'homme ne doit pas être au service de l'idée, c'est l'idée qui doit être à son service et, quelle que soit la forme qu'elles revêtent, toutes les idéologies finissent par se mettre «au-dessus des hommes, en dehors des hommes». Au nom d'un Bien supérieur pris en charge par les grands récits, l'homme est asservi, l'humanité est sacrifiée à des idées, à des entités abstraites.
Ainsi, «ce qui caractérise l'esprit de parti, c'est précisément que les sacrifices ne sont pas nécessaires, ils ne sont pas nécessaires parce que les sentiments personnels, l'amour, l'amitié, la solidarité, disparaissent d'eux-mêmes quand ils entrent en contradiction avec l'esprit de parti ».
Et si le XXème siècle a vu naître deux totalitarisme terrifiants, ce n'est pas un hasard. La responsabilité en incombe en grande partie à l'idéologie scientiste progressiste qui a succédé à la science bon enfant du XIXème et «croit pouvoir appliquer à l'homme les lois des atomes et des pavés». Et l'auteur constate «une ressemblance hideuse» entre les principes du fascisme et ceux de la physique moderne, ressemblance qu'il étend au bolchévisme. Car les deux grands systèmes idéologiques globaux qui opèrent «sur des masses énormes se fondent sur les lois d'une politique quantique». Ils décident «d'exterminer des couches entières de la population, des ensembles nationaux ou raciaux, en partant de l'idée que la probabilité de conflits ouverts ou cachés était plus grande dans ces ensembles que dans d'autres ensembles humains».
La Russie, mère de la démocratie totalitaire
Vassili Grossman souligne la responsabilité de l'histoire russe dans l'échec de l'instauration d'une démocratie socialiste.
La Russie serait en effet marquée par l'atavisme du servage, de l'esclavage.
«En mille ans, l'homme russe a vu de tout, la grandeur et la super-grandeur, mais il n'a jamais vu une chose, la démocratie » (...) «D'Avvakoum (3) à Lénine, notre conception de la liberté et de l'homme a toujours été partisane et fanatique : elle a toujours sacrifié l'homme concret à une conception abstraite de l'homme». (...) «Sans liberté il n'y a pas de révolution prolétarienne». La Révolution d'Octobre l'a écrasée au bout de six mois.
Lénine n'a pas compris qu'«on fait la révolution pour que personne ne dirige les hommes », il disait : «avant, on vous dirigeait bêtement, et moi je vais vous diriger intelligemment.»
On a asservi les paysans, puis les ouvriers et «transformé les hommes de culture en larbins de l'Etat». Puis ,«les Communistes se sont créé une idole (...) et ont réintroduit le Nationalisme».
L'Internationale bolchévique a vite dégénéré en nationalisme étatique, évolution qui sera consacrée par la victoire de Stalingrad, victoire du peuple qui fut confisquée et muée en victoire de l'Etat stalinien, en glorification du nationalisme russe. «Le national changeait de nature» et devenait alors «un nouveau fondement de la compréhension du monde».
C'est donc en U.R.S.S. que le socialisme va s'incarner dans l'absence de liberté, que l'internationalisme sera oublié pour un délire nationaliste russe qui conduira au mépris des minorités nationales, à la destruction de leurs cultures et que l'on continuera à exterminer les Juifs.
Stalingrad fut ainsi, pour l'auteur, un tournant pour l'humanité car cette victoire acheva l'instauration d'un régime totalitaire nouveau d'une violence terrifiante, modèle qui sera ensuite largement exporté...
De la soumission à la fascination mystique
Vassili Grossman s'interroge sur les raisons de l'asservissement de tout un peuple, de toute une société, à un Etat totalitaire, comme il s'interroge sur la soumission de ces milliers de victimes se laissant docilement conduire à l'abattoir dans l'indifférence quasi générale.
Pour lui, cette étonnante soumission «révèle l'existence d'un nouveau et effroyable moyen d'action sur les hommes. La violence et la contrainte exercées par les systèmes sociaux totalitaires ont été capables de paralyser dans des continents entiers l'esprit de l'homme», et ce, en jouant sur «l'instinct de conservation» grâce à l'aide de la puissance hypnotique des systèmes idéologiques globaux.
La violence sans limite exercée par un Etat puissant, par le meurtre érigé en moyen de gouvernement, provoque en effet un tel effroi que cette violence «cesse d'être un moyen pour devenir l'objet d'une adoration quasi mystique et religieuse».
«Sinon, comment peut-on expliquer que des penseurs juifs, non dépourvus d'intelligence, aient pu affirmer qu'il était indispensable de tuer les Juifs pour réaliser le bonheur de l'humanité» et que des hommes soient prêts «à conduire leurs propres enfants à l'abattoir (...) à répéter, pour le bonheur de leur patrie, le sacrifice d'Abraham» ?
«Autrefois, les tremblements de terre, les éclairs, le tonnerre, les incendies de forêts avaient une force équivalente, et l'homme en faisait des divinités.»
De la banalisation du mal à la petite bonté
Ce qui est frappant, tout au long de ce roman, c'est le ton employé pour aborder les maux de cette période historique terrible. Pas de grandes envolées indignées, ni de recours au pathos, mais un simple constat égrenant les petites lâchetés et les pires exactions en les mettant quasiment sur le même plan.
Et c'est avec ce ton monocorde, impersonnel et détaché, que l'auteur évoque les hommes comme le bétail, une chambre à gaz comme une usine :
«Cette turbine d'un type nouveau devait vaincre la force de l'énergie psychique, nerveuse, respiratoire, cardiaque, musculaire et circulatoire. Cette nouvelle installation réunissait à la fois les principes de la turbine, de l'abattoir et de l'usine d'incinération d'ordures .»
«Il faisait bon dans le block du Sondercommando qui desservait la chambre à gaz, le dépôt de Zyklon et les fours crématoires .»
Car pour Vassili Grossman, le mal nous concerne tous et nous devons nous méfier de notre capacité à nous habituer à l'horreur et à y collaborer :
«L'abattage des bêtes malades demande des préparatifs (...) La population aide les autorités à mener les bêtes à l'abattoir (...) non par haine pour les veaux et les vaches, mais par instinct de conservation. De même, quand on procède à un abattage de masse d'humains, la population n'éprouve pas de haine sanguinaire contre les femmes, vieillards et enfants qu'il convient d'exterminer.»
«L'homme perçoit (...) la vie comme une lutte entre le bien et le mal, mais il n'en est pas ainsi». Et si le mal est toujours omniprésent on a assisté depuis des siècles à un «rétrécissement » du bien. Le bien a perdu de son universalité car «le bien d'une secte, d'une classe, d'une nation, d'un Etat, prétend à cette universalité pour justifier sa lutte contre ce qui lui apparaît comme le mal» et «la doctrine la plus humaine de l'humanité, le Christianisme n'a pas échappé au sort commun».
Par contre, «il existe à côté de ce grand bien si terrible, la bonté humaine dans la vie de tous les jours (...) Cette bonté privée d'un individu pour un autre individu est une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie (...), une bonté instinctive et aveugle», spontanée et imprévisible, «simple comme la vie».
Et la force de cette bonté vient de ce qu'elle «réside dans le silence du coeur de l'homme». C'est une bonté «muette, (...) occasionnelle mais éternelle, (...) une bonté invincible» . «Le mal ne peut rien contre elle.»
Coupables parce que libres
Vassili Grossman brouille les frontières entre innocence et culpabilité. Pour lui, la quasi totalité des individus a participé aux crimes nazis ou bolchéviques, ne serait-ce que par son aveuglement, sa passivité ou son silence. Et cette collaboration, quel qu'en soit le degré doit être condamnée :
«Le destin mène l'homme, mais l'homme le suit parce qu'il le veut, et il est libre de ne pas vouloir (...) L'homme devient un instrument des forces de destruction mais lui, en l'occurence n'y perd pas mais y gagne. Il le sait et il va là où l'attendent des avantages.»
Personne ne peut s'exonérer de ce «péché» sous prétexte d'y avoir été contraint :
«Ne dites surtout pas ce sont ceux qui te contraignent les coupables, tu es un esclave, tu n'es pas coupable car tu n'es pas libre. Je suis libre ! Je suis en train de construire un Vernichteingslager, j'en réponds devant les hommes qu'on y gazera. Je peux dire non !», affirme Ikonnikov qui paiera de sa vie son refus de participer à la construction d'une chambre à gaz.
Coupables parce que libres, le verdict de Vassili Grossman résonne avec d'autant plus de force qu'il fut un homme aveuglé qui trouva avantage à ne pas chercher à voir...
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Vie et destin est «un grand roman comme on en fait plus (4)» et on peut s'étonner de voir un écrivain écrire encore, dans les années 1950, à la manière de Tolstoï.
Le fourmillement de ses personnages atteint certes son objectif et on comprend bien que «l'identité de deux êtres humains, de deux buissons d'églantine» est impossible, mais la diversité et la singularité de l'homme auraient pu être illustrées de manière plus concise et moins laborieuse, ce qui aurait évité à ce roman de rebuter nombre de lecteurs par sa longueur. Même quand on met à profit ses vacances pour en entreprendre la lecture, on est contraint d'étaler cette dernière sur plusieurs jours et on s'emmêle un peu dans la multiplicité des personnages secondaires aux patronymes souvent proches.
Ce défaut est d'autant plus regrettable qu'il importe de lire ce grand roman humaniste qui décrit, sans concession, l'horreur d'un siècle, tout en redonnant à l'homme écrasé par ces totalitarismes jumeaux toute sa dignité. L'homme est libre, clame en effet Vassili Grossman tout au long de son livre, mais «la liberté n'est pas qu'un bien; la liberté est difficile, elle est parfois le malheur, elle est la vie».
Et l'auteur affirme sa foi en l'homme et en la vie. La nature humaine n'a pas subi de mutation dans le creuset de l'Etat totalitaire. L'instinct de liberté a certes été étouffé, mais il ne peut être anéanti, telle est sa conclusion, pleine d'espoir.
Vie et destin est un roman qui, à mon sens , pourrait donner lieu à un recueil de morceaux choisis.
Outre les analyses historiques et politiques et les réflexions philosophiques déjà citées, il comporte de véritables morceaux d'anthologie, telles la magnifique lettre que la mère de Sturm écrit à son fils du ghetto où elle vient d'être enfermée, et la description sobre et poignante du gazage d'une «fournée» à travers les yeux des victimes, d'une femme et de l'enfant qu'elle avait pris sous sa protection. On y ajouterait la longue analyse de l'anti-sémitisme qui explique notamment pourquoi un génie comme Dostoïevski n'a pu y échapper, les discussions littéraires comparant les mérites respectifs de Tolstoï et de Tchekhov, la réflexion sur la musique , etc...
Avis aux éditeurs !
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Introduction de E.Etkind
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Nous autres, modernes
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Avvakoum (1620-1682), chef des vieux-croyants qui s'opposa aux réformes du patriarche Nikon
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« un grand roman comme, hélas, on n'en fait plus » : Roland Barthes au sujet de Guerre et paix, cité par A. Finkielkraut dans Nous autres, modernes
Vie et destin, Vassili Grossman, traduction de Alexis Berelowitch avec la collaboration d'Anne Coldefy-Faucard
Le livre de poche, 5ème édition, juillet 2008, 1180 p., 12 €
(Et je vous recommande de lire aussi les incontournables Carnets de guerre qui permettent d'accéder au matériau brut de ce roman et de mesurer l'évolution de l'auteur ...)
EXTRAIT n°1
p.36/37
On aurait pu croire qu'il fallait pour contrôler cette énorme masse de prisonniers une armée de surveillants, des millions de gardiens, mais il n'en était rien. Les uniformes S.S. ne se montraient pas dans les baraquements pendant des semaines entières. Les détenus eux-mêmes avaient pris sur eux la tâche d'exercer la surveillance policière à l'intérieur ds camps. Les détenus eux-mêmes veillaient au respect du règlement intérieur dans les baraques, veillaient à ce que seules des pommes de terre pourries et gelées aillent dans leurs chaudrons, tandis que les bonnes, soigneusement triées, allaient approvisionner l'armée.
Les détenus étaient médecins dans les hôpitaux, bactériologues dans les laboratoires des camps; ils étaient les ingénieurs qui donnaient la lumière et la chaleur aux camps et fournissaient les pièces détachées aux machines des camps. (...) Les détenus avaient accès aux affaires secrètes de l'Etat carcéral : ils prenaient part à l'établissement des listes de «sélection», au travail sur les détenus dans les Dunkelkammer, les boîtes noires en béton. On avait l'impression que les chefs pouvaient disparaître, les détenus auraient maintenu le courant à haute tension dans les fils pour ne pas se sauver et continuer à travailler.
Tous ces kapos et Blockälteste servaient leurs chefs, mais ils soupiraient ou versaient même quelques larmes sur ceux qu'ils menaient aux fours crématoires ... Mais, malgré tout, ce dédoublement n'était jamais total; ils n'incluaient pas leurs noms dans les listes de sélection. (...)
EXTRAIT n°2
p. 280
(...) Une des propriétés les plus extraordinaires de la nature humaine qu'ait révélé cette période est la soumission. On a vu d'énormes files d'attente se constituer devant les lieux d'exécution et les victimes elles-même veillaient au bon ordre de ces files. On a vu des mères prévoyantes qui, sachant qu'il faudrait attendre l'exécution pendant une longue et chaude journée, apportaient des bouteilles d'eau et du pain pour leurs enfants. Des millions d'innocents, pressentant une arrestation prochaine, préparaient un paquet avec du linge et une serviette et faisaient à l'avance leurs adieux. (...)
Et ce ne furent pas des dizaines de milliers, ni même des dizaines de millions, mais d'énormes masses humaines qui assistèrent sans broncher à l'extermination des innocents. Mais ils ne furent pas seulement des témoins résignés; quand il le fallait, ils votaient pour l'extermination, ils marquaient d'un murmure approbateur leur accord avec les assassinats collectifs. Cette extraordinaire soumission des hommes révéla quelque chose de neuf et d'inattendu.
Bien sûr, il y eut la résistance, il y eut le courage et la ténacité des condamnés, il y eut des soulèvements, il y eut des sacrifices, quand, pour sauver un inconnu, des hommes risquaient leur vie et celle de leurs proches. Mais, malgré tout, la soumission massive reste un fait incontestable.(...)
EXTRAIT n° 3
p.721/722
42
Anton Khmelkov était parfois horrifié par son travail et le soir, couché, écoutant le rire de Trofime Joutchenko, il restait plongé dans une stupeur froide et lourde.
Les mains aux doigts longs et forts de Joutchenko , ces mains qui refermaient les portes étanches, semblaient toujours sales, et il était désagréable de prendre du pain dans le même panier que Joutchenko.
Quand le matin, Joutchenko allait à son travail et attendait la venue de la colonne de détenus en provenance du quai de débarquement, il éprouvait une émotion joyeuse. Le mouvement de la colonne lui semblait d'une lenteur insupportable, sa gorge émettait une note plaintive et sa mâchoire inférieure tremblait, comme celle d'un chat en train de guetter des moineaux de derrière la vitre.
Cet homme était à l'origine de l'inquiétude qu'éprouvait Khmelkov. Bien sûr, Khmelkov, lui aussi, était capable, après un verre de trop, de prendre un peu de bon temps avec une femme dans la file. Il existait un passage qu'utilisaient les membres du Sonderkommando pour pénétrer dans le vestiaire et se choisir une femme. Un homme reste un homme. Khmelkov choisissait une femme ou une fillette, l'emmenait dans un box vide et la ramenait une demi-heure plus tard. Il se taisait et la femme aussi. Il n'était pas ici pour les femmes ou l'alcool, ni pour les culottes de cheval en gabardine ou des bottes en box.
Il avait été fait prisonnier un jour de juillet 1941. On l'avait battu à coups de crosse sur la tête et le cou; il avait souffert de dysenterie; on lui avait donné à boire une eau jaunâtre, couverte de taches de mazout; on l'avait fait marcher sur la neige en bottes déchirées; il avait arraché de ses mains des morceaux de viande noire et puante sur un cadavre de cheval, il avait bouffé des rutabagas pourris et des épluchures de pommes de terre. Il avait choisi une seule chose : vivre, il ne désirait rien d'autre; il s'était débattu contre dix morts : il ne voulait pas mourir de froid ou de faim, il ne voulait pas mourir de dysenterie; il ne voulait pas s'écrouler avec neuf grammes de plomb dans le crâne, il ne voulait pas enfler et mourir d'un oedème. Il n'était pas un criminel, il était coiffeur dans la ville de Kertch et personne n'avait jamais eu mauvaise opinion de lui : ni ses proches, ni ses voisins, ni ses amis avec lesquels il buvait du vin et jouait aux dominos. Et il pensait qu'il n'y avait rien de commun entre lui et Joutchenko. Mais parfois il lui semblait que ce qui le séparait de Joutchenko était une broutille insignifiante; et quelle importance avaient, après tout, pour Dieu et pour les hommes, les sentiments qui les animaient quand ils se rendaient à leur travail ? L'un était gai, l'autre ne l'était pas, mais ils faisaient le même travail.
Mais il ne comprenait pas que Joutchenko lui faisait peur non parce qu'il était plus coupable que lui, mais parce que sa monstruosité innée le disculpait. Alors que lui, Khmelkov, n'était pas un monstre, il était un homme.
Il savait confusément qu'un homme qui veut rester un homme sous le fascisme peut faire un choix plus facile que de sauver sa vie : la mort.