"Album", de Marie-Hélène Lafon

Publié le par Emmanuelle Caminade

album 

Aux dix-huit textes publiés antérieurement dans un ouvrage collectif (1), Marie-Hélène Lafon a ajouté huit inédits pour présenter un abécédaire hétéroclite intitulé Album qui, d'"Arbres" ou d'"Automne" à "Vaches", en passant par "Bottes", "Jardins" et "Journal", "Nuit" et "Odeurs" ou "Toits" et "Tracteurs", empoigne le réel paysan d'une région et le découpe en fragments signifiants.

Elle nous propose en effet vingt-six (2) petits textes poétiques en prose qui captent l'essence de ce monde rural où elle a passé son enfance : un album dans lequel elle a amoureusement réuni les "photos" de son Cantal natal, de son pays constitutif, comme pour conserver la trace d'un monde disparu. Elle nous donne ainsi les clés permettant la lecture de cet univers  où les hommes s'effacent avec humilité devant la nature, les animaux et les végétaux, où les choses font partie du vivant, affirmant leur présence massive. Des "lettres" qui en se combinant de diverses manières constituent aussi le matériau d'écriture de ses romans, des romans racontant tous plus ou moins ce pays qui l'habite (3).

1) Cantal, Photographies de Pierre Soissons, Editions Quelque part sur terre, Aurillac, 2005

2) Beaucoup de lettres manquent mais certaines sont illustrées plusieurs fois

3) Et notamment le dernier, publié quasiment en même temps , Les pays, Buchet-Chastel , septembre 2012

 

Marie-Hélène Lafon qualifie elle-même son écriture dans l'épigraphe du livre citant le  peintre Francis Bacon :

«Je suis comme une machine à broyer. Je regarde tout, absorbe tout et tout ressort moulu fin».

Et sa poésie, profondément terrienne, peu propice aux délires de l'imagination mais non dépourvue d'humour, n'a rien d'éthéré et témoigne d'un rapport au monde très physique, très organique. Peu d'images, pas de fioritures mais la recherche du mot précis, concis, de celui qui sonne mathématiquement juste. Elle élague ainsi toute excroissance, rabote toute rondeur : une mise au carré, un équarrissage au sens ancien du terme. Elle juxtapose de même des phrases courtes et fortement elliptiques, ce qui n'exclut pas de nombreuses extensions par voie d'accumulations, d'énumérations, car elle aime dresser l'inventaire et  décliner, en les condensant, les infimes variations du réel dans un rythme soutenu. Un procédé efficace mais dont elle abuse malheureusement trop souvent et cette écriture, pourtant magnifique, apparaît alors ponctuellement très mécanique, confinant presque au système.

Les tournures sont majoritairement impersonnelles. Les êtres vivants comme les objets, rarement (4) individualisés, se réduisent à des génériques mais la nature, comme les choses, est personnifiée, ce qui met à plat tous ces mondes entremêlés, sans la moindre hiérarchie. Chaque temps ou mode employé renforce par ailleurs le propos. Le présent, temps de base, constate des faits vrais à toute époque, des vérités générales, immuables, le passé s'attache plutôt à ce qui a définitivement disparu, tandis que les rares échappées, les rares appareillages pour «l'ailleurs» se matérialisent parfois dans des conditionnels. Mais l'ailleurs de l'auteure semble lui-même, bien souvent, lesté par son passé.

4) «Les vaches ont des prénoms » et on affublait à l'occasion les tracteurs d'un nom autrefois

A la valeur symbolique du classement alphabétique s'ajoute un ordonnancement des textes qui, introduisant des ruptures et des changements de tonalité, impulse à l'ensemble une dynamique.

Les hommes sont ainsi curieusement absents de la première partie du recueil - même des bottes qui semblent mener leur vie propre ! - et le "je" n'y fait que de timides apparitions. L'auteure y borne son territoire, l'ancre dans la permanence, dans la répétition et il faut attendre le treizième texte, Jardins, un concentré d'injonctions, de dictons et de remarques, de bribes de dialogues maintes fois entendus, pour vraiment sentir leur présence. Nous pénétrons alors dans la maison où le facteur apporte le Journal, seul lien social, mais aussi dans l'étable avec Lait - un texte qui se pare également de mystère - éclairant la production, l'activité principale de ces paysans éleveurs.

Puis Lumières démarre sur un jaillissement du "je", et le recueil semble alors s'infléchir, prendre une tonalité plus lyrique. Il s'opère une sorte d'embrasement de ce passé disparu et les textes parfois  s'emballent, scandés de refrains (5). Un emballement qui s'arrête net avec l'avant-dernier texte, Tracteur, où s'affirme, avec une amertume ironique, le regret de ce passé disparu face à l'arrogance du présent. Quant au dernier, Vaches, il revendique avec  amour et fierté une appartenance, tout en renvoyant implicitement à Nuit, un rare texte à la dimension quasi métaphysique. Et Marie-Hélène Lafon n'hésite pas à achever son recueil en se comparant à ces «bêtes rêveuses» à l'«odeur habitée». Comme elles, elle  rumine (6) mais aussi porte  sonnailles :

«Les vaches portent sonnailles. C'est la première musique. Dans la nuit. Ca ne s'oublie pas.

Les vaches ont des yeux. Surtout. Immenses. Mouillés.

Les vaches ruminent. Moi aussi.»

Un retour aux origines, à son mystère organique et sacré, symbolisé auparavant par la rencontre du lait, «un épuisant mystère», «tant de blancheur issue de la bête», et de la nuit épaisse qui «s'ouvre et s'alanguit sous la coulée de la lune» (7).

5) Grâce à la répétition de mêmes formules pour introduire les différents paragraphes.

6) A l'instar de la «machine à broyer» de Bacon

7) Voir le dernier extrait

 

marie hélène lafon

Album, Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel, avril 2012,105 p.

Biographie et bibliographie :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-H%C3%A9l%C3%A8ne_Lafon

 

 

EXTRAITS :

 

ARBRES

p.11

   Les arbres sont. Dans le ciel ouvert et contre lui. Epandus, écartelés en dentelles savantes. La terre les porte, ils dessinent sur elle, sur sa peau ancienne, des signes, des architectures; la terre les nourrit, ils puisent et fouillent en elle, enfoncés; ensuite ils sont dans le ciel et contre lui se tendent.

   (...)

BETES

p. 17

 

Elles sont anciennes. Elles ne seront pas domestiques.

 

Elles apparaissent, disparaissent, proches, on les devine, elles sont signalées, supposées, repérées, guettées, épiées.

 

Elles sont rousses ou fauves, ou couleur de terre, de feuille, d'herbe morte, de crépuscule. Elles auraient le ventre blanc.

 

Elles égorgent, elles saignent, elles déchirent, elles s'emparent de, elles ont faim.

(...)

BOTTES

p.21

   (...)

   Elles sont volontiers vertes, d'un vert modeste et contrit, ou rousses, voire cuivrées, façon vache Salers; elles ne sont pas noires, ni bleues, on n'est pas au bord de la mer, on n'est pas au manège, on vient de l'étable, on y retourne ; les bottes agricoles sont d'abord faites pour ça, pour le fumier, le lisier, la merde dans tous ses états, solide, liquide, grasse, grumeleuse, compacte, en croûte, en ruisseaux, en flaques étales ; les bottes sont faites pour la bouse dont elles se rient, retrouvant leur virginité au premier coup de brosse sous le jet d'eau ou en trois pas dans le mouillé de l'herbe.

   (...)

LAIT

p.63

   D'abord il est blanc. C'est un épuisant mystère, une puissante chimie, tant de blancheur sans égale, incomparable, tant de blancheur issue de la bête ; brune, ou noire, rousse, acajou, blonde, châtaigne, tachetée, marquetée, plus ou moins crottée, pas du tout virginale, absolument pas immaculée, la bête cornue plantée dans la terre, nourrie d'herbe verte ou sèche et d'autres friandises plus ou moins fourragères, la vaste bête placide abrite le secret, bien caché, au chaud, le secret magique de la machine à lait.

   (...)

NUIT

p.78

   (...)

   La nuit épaisse s'ouvre et s'alanguit sous la coulée de la lune ; elles ont partie liée, elles se devinent et se flairent et s'épousent ; c'est un émouvant mystère, une cérémonie majuscule que nous surprenons parfois, au creux languide des étés ou derrière les vitres à la faveur d'une insomnie, ça ne nous regarde pas, ça se passe sans nous et de nous qui restons en lisière de la fête, empêchés de boire ce lait et cependant éblouis d'ivresse.

   (...)

Publié dans Poésie, Recueil

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A
<br /> merci pr cette jolie collecte !<br /> <br /> <br /> je travaille sur ALBUM avec mes élèves et vos extraits serviront de base à leur écriture à la manière de. Ca leur plaît ! Aujourd'hui on a lu en classe l'hilarant et cruel COCHONS.<br /> <br /> <br /> Marie-Hélène Lafon a bien sa place sur un blog qui cherche l'or des mots.<br /> <br /> <br />  <br />
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B
<br /> Pour information, Marie-Hélène Lafon sera à la Bibliothèque multimédia de Saint-Germain-en-Laye (78, RER A) pour une rencontre avec ses lecteurs, le samedi 23 mars 2013 à 16h.<br /> http://bibliotheque.saintgermainenlaye.fr/site/index.aspx?idpage=354<br /> Bibliothèque multimédia, 9 rue Henri IV, 78100 Saint-Germain-en-Laye.<br />
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