"Alger la Blanche", de Salah Guemriche

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Dans Alger la Blanche, l'écrivain et journaliste algérien Salah Guemriche s'essaye avec brio à la biographie d'une ville - symbole de tout un pays - en s'attaquant au cliché qui la désigne.

Confrontant les différents regards sur cette capitale inscrits dans les multiples témoignages de conquérants et d'aventuriers, de voyageurs ou d'hommes politiques ainsi que dans la littérature et les arts, la musique, l'architecture, la peinture mais aussi le cinéma, analysant cette culture dominante qui influait et influe encore inconsciemment sur le regard de chacun, et montrant aussi ce qui fut occulté, il tente d'éclairer ce que recouvre cette blancheur aveuglante tant célébrée.

Salah Guemriche retrace ainsi l'histoire d'une ville à travers une sorte de «biographie éclatée» reposant sur des «choix, des partis pris», privilégiant l'angle culturel au sens le plus large, dans toute sa diversité, pour réintégrer tous ces hommes qui ont constitué et constituent cette «Babel», pour rendre à Alger, mais aussi à l'Algérie, sa véritable image, celle qui lui fut deux fois confisquée, par les «européocentristes» et, après l'indépendance, par la dictature du parti ... Une entreprise visant semble-t-il autant à changer le regard extérieur porté sur elle qu'à modifier celui des Algériens, pour que ces derniers osent enfin se regarder.

 

La structure narrative de cet essai relève plus, dans son foisonnement,  d'une «architecture arabe» dans laquelle «on marche» que d'une «architecture baroque» «conçue sur le papier autour d'un point fixe théorique ». Car «c'est en marchant, en se déplaçant», «avec tours et détours, ce qui suppose des enjambées et des enjambements» que l'on voit se développer «les ordonnances de l'architecture» d'une ville, que l'on discerne «son essence même» et que «d'autres problèmes sont alors posés».

Et «plus que le soleil, ce sont ses enfants, ses femmes et ses hommes, "ces paysages humains"» alors discernables qui rendent Alger «si chaleureuse et si grisante» et lui font conquérir tous ceux qui l'approchent.

Avec beaucoup de lucidité et d'humanité, d'ouverture d'esprit, intégrant de multiples références et citations 1) qui n'alourdissent jamais le propos grâce à un style plein d'allant et non exempt d'humour, Salah Guemriche nous entraîne ainsi dans une riche promenade. Tout en pouvant se montrer caustique, il ne sombre jamais dans le manichéisme, se montrant intellectuellement très honnête et nuancé – notamment à propos d'Albert Camus. Il sait rendre hommage aux "justes" et nous livrer d'émouvants portraits comme ceux de "l'illuminé de la Casbah", Himoud Brahimi 2), ou de Boudjemaâ Kadèche, l'ancien directeur de la cinémathèque algérienne .

 

Alger la Blanche  nous propose donc un parcours érudit et éclectique, passionnant et ô combien rafraîchissant qui nous fait visiter de nombreux lieux symboliques, rencontrer toute une galerie de personnages célèbres ou moins connus et aborder nombre d'oeuvres signifiantes. Un parcours qui nous ramène toujours au coeur battant de la ville, l'âme-même de la Casbah qui n'en est pas un simple quartier.

Et ce livre rendant hommage à une Algérie plurielle et vivante, bouleverse tous les stéréotypes, célébrant  un pays bariolée, joyeux malgré tout et surtout rebelle, tel qu'on le découvre aussi dans le beau film de Nadir Moknèche Viva Ladjérie. Se dresse alors une Algérie à l'image du chaâbi, cette musique du peuple aux «sons mêlés» :

«Les plus beaux hommages à Alger la Blanche se donnent [en effet]en mode chaâbi ».

1) Que l'on peut approfondir encore grâce aux nombreuses notes qui enrichissent l'ouvrage

2) Alias  Momo, que l'on retrouve dans le film Pépé le Moko

 

 

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Alger la Blanche, biographie d'une ville, Salah Guemriche, Perrin, avril 2012, 416 p. 

 

 

Biographie et bibliographie de l'auteur :

Né en 1946 à Guelma (Algérie), Salah Guemriche, de nationalité algérienne, vit en France depuis 1976.

D'abord instituteur, puis universitaire, en sciences de l'information et de la communication, il a publié de nombreuses études sur la question.
Journaliste indépendant, il a collaboré à divers journaux et revues, parmi lesquels : Libération (1989-2000), Jeune Afrique (1984-1989), Paroles et musique (1984-1991), Le Monde (19821993), Courrier de l'Unesco, Notre Librairie, Le Nouveau Quotidien de Lausanne, Le Soleil (Québec) ; El-Watan, Le Matin, Liberté (Algérie)...

Ecrivain (et nègre, pour deux titres dont un pour " Mireille Dumas Edition "), ses premiers textes parus en France ont été publiés en 1971 par Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre dans Les Temps Modernes.

(http://www.payot-rivages.net/index.php?id=7&infosauteur=Guemriche%2C+Salah)

Pour consulter sa bibliographie :

http://www.librairiedialogues.fr/personne/salah-guemriche/159408/

 

 

EXTRAITS :

 

L'homme ... révoltant

Kateb Yacine, le fou de « Nedjma »

p.282/283/284

    (...)

   Ce jour-là, donc aux obsèques de l'écrivain, un 1er novembre, des membres du gouvernement, qui ouvraient le cortège, suivaient d'un regard inquiet la foule qui affluait de partout et grossissait, entonnant ... L'internationale ! Le peuple d'Alger rendait ainsi hommage à leur "porte-voix" qui, durant des décennies, n'aura eu de cesse, dans ses pièces de théâtre comme dans ses écrits de dénoncer les atteintes aux droits de l'homme et de la femme, et de rappeler que l'identité de L'Algérie relevait plus de la berberité que de l'islam. (...) la mémoire de Kateb Yacine, rebelle comme il le fut, n'est pas "régionalisable" : «il était l'Algérie-même, dans toutes ses composantes ( arabo-berbère, d'expression dialectale ou académique ), avec son courage et ses contradictions, sa générosité et ses envolées, sa lucidité comme ses excès.»

 

« Mohamed Duval »

Un cardinal pas très ... catholique

p. 320/321/322

   (...)

    Très tôt, dès 1955, l'homme avait condamné la torture et, à la différence d'Albert Camus (dont il partageait cependant une même horreur de la violence d'où qu'elle vînt), il était adepte de l'autodétermination. «Il avait , se souvient son ancien vicaire, averti contre l'exploitation du christianisme à des fins politiques, notamment par les tenants de L'Algérie française ». Ce sont précisément, ces mêmes extrémistes , partisans de l'OAS, qui le surnommèrent "Mohamed Duval"», pour avoir été «du côté des fellaghas»... Et ce ne fut pas sa dénonciation de la fusillade de la rue d'Isly qui pouvait le rendre plus fréquentable ...

    (...)En 1955 et 1956, il intervint plusieurs fois, par lettres, pour demander l'arrêt des exécutions de militants nationalistes incarcérés à la prison de Barberousse, tout comme le fit Albert Camus qu'il rencontra pour la première fois en janvier 1956, à Alger ...

 

« Viva Ladjérie ! »

Autoportrait d'une ville

p.404/405/406

    «One,two,three, viva Ladjérie !». C'est à ce slogan qui accompagne chaque sortie des Fennecs (l'équipe nationale de football), que le film a emprunté son titre. Ladjérie, encore un "concentré" qui dit bien cette part de schizophrénie qui caractérise tout algérien, de quelque génération que ce soit, mais c'est une schizophrénie positive, pour ainsi dire, sans laquelle il ne saurait y avoir de création : le néologisme, qui n'en est pas vraiment un, vient de la contradiction phonétique des deux noms de la ville : l'arabe El-Djezaïr et le français Algérie.

Viva Ladjérie est le deuxième des trois films de Nadir Moknèche (...)

«on a posé la caméra partout dans la ville, raconte-t-il : aux artères principales, aux endroits populaires comme la place des Martyrs, la Casbah (...) Les gens venaient me saluer, me dire qu'ils étaient fiers de voir un jeune réalisateur algérien qui revient avec une équipe professionnelle pour les filmer, les "camérer" comme on dit en "aldjérien"». Leur obsession était de montrer au monde qu'ils étaient «normaux, qu'Alger n'était ni Kaboul, ni Téhéran. Le rapport à l'image avait changé. J'ai le sentiment qu'on commence à s'aimer, à peut-être accepter de se regarder».

(...) C'est alors qu'Alger prend le dessus, qu'Alger se met en scène, qu'Alger se révèle dans sa "méditerranéité", dans l'exubérance de ses foules et la faconde pathétique de sa tchi-tchi. On y est, entre les venelles de la Casbah et ses murs aveugles, avec ses terrasses «dégringolant» jusqu'au front de mer, au milieu de cette anarchique circulation (...)

 

Alger qui dit oui, Alger qui dit non

En guise de conclusion

465/466

    (...)

   Si malgré l'état des façades et la peinture qui s'écaille ici et là, Alger n'a jamais perdu de sa «candide blancheur», elle n'a jamais rien perdu non plus de ses us et coutumes de cité frondeuse, de sa capacité à mobiliser les foules et à livrer ses rues à leur colère, comme si, face à l'arbitraire, son salut dépendait de l'instauration d'un état d'insurrection permanent. Un salut qu'elle doit aujourd'hui à sa jeunesse, pour beaucoup; à Sidi Abd er-Rahman, son saint tutélaire, vous dirons les anciens; mais si peu à l'opposition (neutralisée par un accès aux privilèges réservés jusque là aux caciques du régime); et encore moins à ses coteries d'intellectuels loyalistes.

Des années 1950 aux années 2000-2010, de Bab-el-Oued à Diar-el-Mahçoul, Alger a connu insurrection sur insurrection, et perdu des milliers de ses jeunes, tombés sous les balles des "gens d'armes" coloniaux puis indigènes, mais le peuple d'Alger est toujours là, debout, vigilant, face à un pouvoir aux aguets, un pouvoir prêt à tout, même au compromis et même (sussure-t-on) à la redistribution de la rente pétrolière là où il se profile la moindre revendication : juste de quoi exorciser les démons du printemps arabe...

Publié dans Essai

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