"ALGER, quand la ville dort..."

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

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ALGER, quand la ville dort, ce recueil collectif de nouvelles et de photographies (1), donne un aperçu plutôt réjouissant de la littérature francophone qui s'écrit actuellement en Algérie. Car il s'agit bien de littérature et ce livre publié par Barzakh (2), une ambitieuse et dynamique maison d'édition algéroise,  m'a  personnellement fait découvrir quatre écrivains (3) dont le talent n'a pas besoin de plus de quelques pages pour s'imposer.


Un recueil par ailleurs remarquable qui, au-delà de la cohérence induite par un même thème, Alger, la ville contemporaine, et une même contrainte d'écriture, adopter une tonalité sombre, frappe par son unité. Malgré leur variété, ces sept textes d'auteurs différents se font en effet écho, s'accordent et se complètent. Ils nous proposent un voyage derrière le rideau d'hypocrisie qui drape une ville schizophrène, une ogresse réclamant aux hommes son lourd tribut, Alger y étant souvent femme - ou pire -, source de toutes les terreurs et de tous les fantasmes. Une ville marquée par les guerres et notamment par la dernière guerre civile des années 1990 - "les années de plomb" qui saignent encore et pas seulement dans les mémoires – , sans oublier «la guerre des sexes».

Et à travers l'humour ( la "noukta"), très présent, mais aussi le fantastique, l'onirique et la poésie, ce voyage nous dévoile toute la violence d'un pays dont les richesses et le pouvoir ont été accaparés, un pays déchiré par les rivalités et gangrené par la corruption où règne bien souvent l'arbitraire. Un pays où les femmes, coincées entre modernité et tradition, et les jeunes ne semblent avoir qu'un horizon désespérant.

 

1) Deux photographes, Nasser Medjkane et Sid Ahmed Semiane – auteur également de la dernière nouvelle - proposent chacun une douzaine de clichés, assez beaux et parlants dans l'ensemble, mais moins marquants à mon sens que les textes. Je n'ai pas compris par ailleurs la logique de la présence parmi eux d'une photo, magnifique, prise à Oran et d'une autre, dérangeante, prise à l'hôpital psychiatrique de Blida ...

 

2) Barzakh ( signifiant "entre deux"), maison d'édition fondée en 2000 par Sofiane Hadjadj et Selma Hellal. Pour plus d'informations consulter l'intéressant article de Christine Marcandier : http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/030711/lire-publier-censurer-au-maghreb-quatre-editrices-temoignent

 

3) Kamel Daoud – dont je connaissais déjà les chroniques du journaliste, Kaouther Adimi, Chawki Amari et Sid Ahmed Semiane

 

 

Quoi de mieux qu'un taxi, si prisé à Alger, pour nous embarquer dans les dédales de la ville et nous révéler ses noirs secrets ? Le recueil s'ouvre et se ferme ainsi sur deux textes très forts (4) nous livrant, sous une forme différente, les confidences d'un «taxieur» tandis que l'avant-dernière nouvelle d' Ali Malek nous conte, de manière assez classique par la voix d'un narrateur extérieur, et dans une langue peu marquante, à mon sens, «la dernière course» d'un chauffeur de taxi algérois quelque peu prédateur.

 

4) Les nouvelles n'étant pas présentées dans l'ordre alphabétique des auteurs, je suppose qu'on est redevable aux éditeurs de la judicieuse composition de ce recueil

 

 

Dans La transsexuelle Est-Ouest et le minotaure 504 (5), la nouvelle initiale, la plus courte mais également une des plus denses, le lecteur reçoit de plein fouet ces confidences, Kamel Daoud ayant, grâce à un parti-pris narratif habile, fait s'effacer le passager narrateur auquel elles étaient destinées dans de simples commentaires entre parenthèses.

Au volant de sa Peugeot 504 sur la nouvelle autoroute qui a balafré le Nord du pays en avalant au passage tous les villages traversés, un inquiétant chauffeur de taxi à la lourde expérience y raconte au passager qu'il conduit vers la capitale sa relation trouble avec cette ville ambiguë débutée dans les années 1970.

Exploitant à fond la légende sans jamais se montrer lourd, l'auteur , dans un style puissant et concis, dresse un portrait original d'Alger et de son pays avec le recul donné par l'humour. Un humour décapant, tonique et varié, familier et sarcastique ou décalé, absurde, magnifié par des images surprenantes.

 

5) Ce texte est également publié dans le recueil de quatre nouvelles de l'auteur, intitulé Minotaure 504 (Sabine Wespieser , 5 mai 2011)

 

Dans Alger, nombril du monde, nouvelle fantastico-policière menée avec un humour typiquement algérois (dans sa propension à caricaturer, à railler les puissants) , un inspecteur de police enquête sur de mystérieuses têtes humaines réduites et se lance sur la trace d'un Jivaro entr'aperçu dans la ville. Habib  Ayyoub fait preuve d'un certain métier mais son texte traîne un peu en longueur sans qu'il réussisse à maintenir l'intérêt du lecteur, ne serait-ce que par le style.

 

Kaouther Adami aborde de manière très personnelle la violence de son pays dans Le sixième oeuf. Un jeune militaire enrôlé à l'adolescence et rendu fou par les crimes qu'il a été entraîné à commettre s'y confesse. Un militaire emblématique de tous les militaires, de toutes les guerres et de tous les camps.

La nouvelle démarre dans une écriture hachée qui peu à peu prend de l'ampleur et dans une atmosphère poétique, onirique, teintée de dérision, cette jeune auteure entretient le flou entre les époques, entre le passé et le futur, le réel et l'imaginaire. Une approche intéressante, peut-être esquissée de manière un peu subtile pour un lecteur étranger à Alger et peu au fait de l'histoire algérienne...

 

L'homme sans ailes, nouvelle étonnante d'une grande intensité dramatique , est une plongée au coeur de la violence, de la drogue et de la prostitution, seule issue d'une jeunesse condamnée. Un brin d'onirique et de fantastique , un humour grinçant et des réflexions amères, et , surtout, une immense compassion caractérisent ce texte magnifique. Avec une aptitude remarquable à camper un personnage ou installer un décor en quelques phrases, Chawki Amari construit un récit en boucle, oubliant très vite les protagonistes d'une première scène mystérieuse et poignante qu'il n'éclairera qu'au terme de sa nouvelle.

 

Il n'y a pas grand chose à dire des chiens errants de Hajar Bali et je me garderai de préjuger des qualités de dramaturge de cette auteure qui a publié un recueil de pièces de théâtre chez le même éditeur en 2010. Et , ayant déjà évoqué La dernière course , je terminerai ce rapide survol par l'impressionnant texte de Sid Ahmed Simiane qui clôture brillamment le recueil.

Des nuits dans mon rétroviseur, véritable mise en accusation d'Alger, agresse d'emblée le lecteur, comme si le narrateur en voulait au monde entier. C'est un cri dénonciateur, imprécateur, où affleurent toute l'amertume de l'amour déçu, toute la violence de l'amour trahi.

Nanouk, taxieur de son état, a pu de son rétroviseur, par le biais de la passagère qu'il transporte régulièrement sur sa banquette arrière, épier à loisir sa ville aimée et la démasquer. Il s'adresse alors , le plus souvent indirectement en semblant nous prendre à témoin, à cette ville dont il a encore peur et, sans doute libéré par l'effet de l'alcool et du shit, il vide son sac avec hargne.

Avec une écriture brutale et saccadée, percutante, regorgeant d'images neuves drôles et émouvantes, Sid Ahmed Simiane nous entraîne dans un récit entrecoupé de réflexions saisissantes, un récit fragmenté sautant d'une idée à l'autre, révélateur du désordre mental de son héros. Une nouvelle étourdissante, d'une telle  violence qu'elle laisse le lecteur KO.

 

 

AlLGER quand la ville dort m'a immédiatement transportée dans la capitale algérienne et j'ai eu du mal à m'extraire de ce livre dont je suis ressortie complètement déphasée, comme lorsque l'on rentre d'un long voyage à l'étranger. Et ce recueil qui dépeint la ville actuelle sous les traits les plus noirs m'est apparu paradoxalement très revigorant. Sans doute la littérature est-elle un rempart contre le désespoir et la surprenante vitalité émanant de ces textes est-elle à la mesure de la situation de l'Algérie. Quoi qu'il en soit, je vous reparlerai certainement de ces quatre écrivains qui portent le recueil car j'entends bien lire leurs autres écrits.

 


 

ALGER, quand la ville dort, nouvelles & photographies, éditions Barzakh, Alger,  décembre 2010, 166 p.

 

 

 

 

POUR PROLONGER :


 

Lire sur Mediapart l'intéressant article de Dominique Conil et Christine Marcandier:


http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/160611/voyage-en-litteratures-arabes-pour-lire-les-premices-des-revolutions


ainsi que la belle chronique de Dominique Conil qui m'a donné immédiatement envie de lire le recueil dont je vous rends compte :


http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/240611/algerie-comme-un-air-de-dissidence


 

EXTRAITS :

 


La transsexuelle Est-Ouest et le minotaure 504

(Kamel Daoud)

p.9


« ... A Alger, tout le monde vit avec mon argent, mon fric, les 1700 DA qui m'ont été volés près de la gare des trains, il y a dix-sept ans.

Qu'est-ce que tu crois? Qu'on arrive à Alger parce qu'on a pris le taxi et son cabas? Hi hi ! Tu me fais rire. Ils sont combien comme toi à ton avis? Des millions ! Tous les millions de ce pays. Tous veulent aller à Alger et lui demander de leur faire la cuisine, de leur donner à manger, de les abriter, de porter leurs enfants sur son dos et de leur montrer la mer qu'elle possède. Tu sais ( Là, il se penche vers moi avec ses petits yeux qui se veulent malicieux, et pour que les autres passagers ne nous entendent pas), Alger, ce n'est pas une femme, ce n'est pas un homme comme toi et moi. C'est... c'est comme un truc que j'ai vu un jour sur Canal +. Oui, j'ai regardé Canal +, la nuit, comme tous, mais moi je le dis ( il rit en m'indiquant du menton nos compagnons, en visant son rétroviseur), je ne le cache pas. J'ai vu – que Dieu nous préserve -, une sorte de femme qui avait des seins et un sexe d'homme tendu vers la caméra. Alger, c'est comme ça : c'est une transsexuelle, comme on dit. Personne ne sait. Ya des gens qui veulent la téter et elle les empale. Y a des gens qui veulent l'épouser et c'est elle qui les déflore.(...)

 


 

Le sixième oeuf

(Kaouther Adimi)

p. 57

 

Je suis propre. Je ne porte que du blanc. L'étrange odeur de puanteur a disparu. Autour de moi, il n'y a rien. Juste un matelas, sur lequel je dors. Il n'y a pas de tableaux accrochés au mur et aucune fenêtre n'éclaire la pièce. Je suis seul avec mes pensées et mes crimes. Mes journées sont rythmées par deux choses : l'appel à la prière du muezzin et la visite d'un gentil infirmier qui m'apporte pilules et plateaux-repas.


*


Ca s'est passé comme ça c'est passé. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise? Je ne suis qu'un militaire. Un être inventé de toutes pièces par la Grande Institution pour défendre le pays en ces temps troubles. Aujourd'hui, on me demande comment j'ai pu. Vous ne comprenez pas : c'était une époque différente. Rappelez-vous ! (...)

 


 

L'homme sans ailes

Chawki Amari

p.71


 

Nulle part, c'est déjà quelque part. Le pire n'est souvent pas loin , qui fait des calculs de probabilité sur le dos des vivants.

Seule au milieu de nulle part, elle était là, pétrifiée, debout devant un arbre bien droit le long de la route. Tremblante, les yeux affolés et grand ouverts. Le visage tuméfié, les vêtements déchirés, des traces de sang frais sur le corps. Nesrine a l'air de sortir d'un cauchemar ou plutôt d'y être encore. Hagarde, elle regarde sans les voir toutes ces voitures qui défilent et ne s'arrêtent pas, ralentissant uniquement par curiosité, accélérant ensuite pour rallier des points de vie quotidiens et sans histoires. A Alger, on ne se mêle plus de ce genre d'affaires, on sait qu'il se passe des tas de choses, la nuit, dans cette ville obscure que les gens respectables ne fréquentent qu'à la lumière du jour. A Alger, rares sont ceux qui sortent encore après vingt heures. Couvre-feu social, qui a remplacé le couvre-feu sécuritaire; la violence et l'agressivité ont pris le contrôle de la ville comme si tout le monde était shooté au crack; même les terroristes l'ont désertée pour rejoindre l'air pur des montagnes.

(...)


 

Des nuits dans mon rétroviseur

(Sid Ahmed Simiane)

p. 139

1.

 

Moi, c'est Nanouk, et je parle de mon rétroviseur. Je suis dans mon rétroviseur. Et si vous n'aimez pas le rock, si vous n'aimez pas le raï si vous n'aimez pas les putes, si vous n'aimez pas la nuit, allez vous faire foutre. Je n'ai pas de décapotable américaine ni de pistolet dans ma boîte à gants. Je me fous du temps. Je ne lis pas les journaux. Je ne m'essuie même pas les pieds avec. Je ne tire pas sur le soleil. Je n'ai tué personne. Et je ne suis pas recherché pour meurtre. Pas encore...

 

2.

 

Elle n'aurait jamais dû exister. Elle est maudite, aurait du crever, il y a mille ans. Ou même avant. Etre engloutie par la terre et disparaître sans laisser de traces dans l'histoire. Etre seulement une incertitude, un point d'interrogation pour les fouilles archéologiques. Une curiosité pour les savants de la pierre. Une énigme pour les paléographes prétentieux.

(...)

Publié dans Ouvrage collectif

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