"Apprendre à prier à l'ère de la technique", de Gonçalo M. Tavares
Apprendre à prier à l'heure de la technique est le dernier volume de la tétralogie Le Royaume *, un cycle de "livres noirs" que l'écrivain portugais Gonçalo M. Tavares a consacré à la question du mal.
C'est un livre puissant qui d'abord vous terrasse et s'impose de manière univoque, puis, subrepticement semble se dédoubler et se prêter à d'autres interprétations.
L'auteur y raconte la longue ascension et la chute brutale d'un homme programmé pour être fort. Un homme dénué de tout affect, une machine dont le comportement – ou plutôt le fonctionnement - s'apprécie en termes de compétence et non de morale. Et son roman explore les fondements du pouvoir avec une lucidité provocatrice, décapante et dérangeante, en suivant le parcours d'un héros monstrueux qui ne nous semble pas, pourtant, si étranger...
* Les deux premiers volumes, Un homme: Klaus Klump et La machine de Robert Walser sont encore inédits en français, seul le troisième Jérusalem a été traduit et publié en 2008 par les mêmes éditions Viviane Hamy
Dans une première partie surdimensionnée, trop longue à mon sens car la dynamique du livre impulsée par l'extrême morcellement des chapitres finit par s'y essouffler, un narrateur extérieur observe son héros. Sur un ton froid et sec, précis et neutre, quasi clinique, il décrit "au scalpel" l'apprentissage, l'initiation du jeune Lenz, puis sa conquête de la «force», avec un vocabulaire le plus souvent technique ou guerrier. Il raconte avec une distance, un détachement qui introduit une dimension absurde. Et, à cette neutralité scientifique du récit, se superposent des titres de chapitres fantaisistes à l'humour décalé ou grinçant qui résonnent comme un commentaire ironique ou cynique...
La puissance s'acquiert dans l'action. Dès la première page elle s'affirme ainsi dans le «faire» et même dans le faire faire.
Tout d'abord chirurgien, Lenz Buchman opère avec froideur et précision des corps individuels, fait faire à sa femme tout ce qu'il désire et contraint des marginaux à regarder ses ébats sexuels. Puis il passe de la médecine à la politique, «deux méthodologies appliquées à l'existence», «change d'échelle» en s'attaquant au collectif, préférant «opérer la maladie d'une ville entière et non d'un seul être vivant insignifiant», tout en façonnant, en modelant sa secrétaire . Gravissant les échelons de la hiérarchie du parti qui va accéder au pouvoir, il arrive tout proche du sommet mais sa marche est brutalement interrompue par la maladie.
Tout va alors très vite et la stratégie s'inverse dans la deuxième partie : d'offensif, le combat devient défensif et l'ennemi n'est plus cet autre qu'on manipule comme un objet mais la force de la nature indomptable. Face à cette maladie terrifiante qui l'a attaqué par surprise, Lenz doit à son tour se soumettre à une puissance supérieure et il se voit rapidement ravalé au rang d'homme faible , contraint de demander de l'aide et amené à prier .
Il meurt enfin dans la dernière partie sans même pouvoir réussir à maîtriser sa propre mort.
De la peur et du combat
Toute l'éducation de Frederich Buchman, le père du héros, vise à faire de ses fils des «hommes forts» en bannissant la peur qui emprisonne et asservit les individus. Ainsi punit-il toute manifestation de peur de ses enfants en les enfermant à clef. A ses yeux, devenir fort implique aussi devenir «supérieur» , non seulement s'affranchir de la peur mais dominer l'autre en se servant d'elle pour le soumettre : «du pain et de la peur»... Les «points où résid[ent] chez l'homme la peur et l'admiration bien souvent (...) se confond[ent]» et la domination repose également sur un pouvoir de fascination. Seul le fou, ignorant de la peur semble indomptable ...
Le combat, de même, ne doit pas être défensif , mais offensif : il faut devancer l'ennemi, «attaquer pour ne pas se faire tuer». Et c'est «le cerveau», «la vitesse à laquelle nous prenons nos décisions» qui permet de «ne pas se laisser tuer». Une puissance «offensive» qui permet à l'homme «supérieur» de s'approcher de «l'immortalité»...
Regarder ou être regardé
Dans le premier chapitre du livre, la force s'exprime certes dans le «faire» mais aussi dans le faire «devant» le père . Le regard de ce dernier s'affirme comme l'attribut de sa puissance , supérieure à celle de son fils à qui il impose un «apprentissage». Et Lenz sera plus tard dépendant du regard d'un autre – substitut du père – pour tirer jouissance de la "possession" de sa femme.
Il passera ensuite du statut de «regardé» à celui de «regardeur» et tirera alors une partie de sa force de son propre regard , de sa position «d'observateur du monde» et de «spectateur» de l' existence, de celle des autres et de la sienne.
Une inversion de statut vécue également par Gustav Liegnitz, le frère sourd-muet de sa secrétaire. D'abord regardé avec mépris du fait de son infirmité , il réussira à se faire obéir des domestiques par la seule force de son regard . «Un regard n'a pas la même valeur pour le regardeur et le regardé» et il n'existe qu'une alternative : «hypnotiser ou être hypnotisé»...
Au nom du père
Frederich Tauber Buchman est le nom du père du héros, un père dur et inflexible, craint et admiré , révéré , exerçant une fascination sur son fils qui se soumet à ses injonctions avec une certaine complaisance , un nom symbole d'un pouvoir absolu. Ce père qui a droit de vie mais exerce aussi un droit de mort sur les autres et sur lui-même porte un patronyme significatif associant le «Buch» allemand et le «man» anglais. C'est un homme du livre ou homme-livre auquel une imposante bibliothèque , somme de tout le savoir humain mais surtout «invitation à l'action», donne un pouvoir sur le monde, une puissance quasi-divine. Et cette bibliothèque d'une importance capitale, Lenz ne pourra se l'approprier qu'à la mort de son frère Albert après avoir expulsé les livres de ce dernier de la bibliothèque paternelle.
Curieusement, si Lenz fait «un signe de croix» au sein-même de la première partie conquérante, ce n'est pas une prière effectuée par celui qui craint la mort et aspire juste à survivre mais un geste accompli avec un «bras de chasseur» , à la façon d'un «propriétaire qui marque le flanc d'un boeuf du symbole du troupeau» en écrivant son nom en lettre noires : «Lenz Buchman, Lenz Buchman , Lenz Buchman!» . Comme une incantation dérisoire...
Car c'est bien le nom du père que, par la suite, Lenz Buchman, devenu son unique héritier - après avoir fait aussi effacer le nom d'Albert du blason familial - ânnonera mécaniquement, puis de plus en plus difficilement, comme une prière à laquelle il s'accrochera jusqu'au bout dans sa peur de la mort: «Frederich Tauber Buchman, Frederich Tauber Buchman»...
Et c'est la clé de cette bibliothèque, de ce sanctuaire, qu'il déposera, affaibli, sur la tombe de son père , où il viendra prier comme sur un autel, une fois atteint par la maladie et incapable d'assumer ses attributs divins.
Dieu est mort mais aucun homme, même façonné à son image, ne peut s'emparer de son pouvoir. Après sa mort – que certains ont cru voir dans l'avènement de la technique - , sa toute puissance demeure ainsi que la prière, apanage des hommes faibles .
La fin du livre, presque édifiante, illustre les limites de l'ambition humaine : Lenz Buchman, celui qui s'arrêtait à «Buch»..., refusant de signer l'intégralité de son nom tant qu'il existait un «man», un homme faible en la personne de son frère , n'a plus accès au «Buch», au livre symbolique , il redevient «man» comme son frère, un homme comme les autres ...
La double mort du père
Ce roman semble étrangement marqué par l'absence du père.
«Frederich Buchmann, deux jours après avoir fêté ses cinquante-huit ans , alors qu'il commençait à décliner physiquement, s'était suicidé d'une balle dans la tête.»
«Explosion» , semblable à un cataclysme naturel imprévisible, que la disparition de ce père admiré et révéré ! Le fils éduqué par le père pour vaincre la peur voit son monde s'écrouler et tente d'ordonner ce chaos.
«Un épisode comme celui-ci, aucun fils, aussi fort soit-il, ne saurait l'oublier» et le destin d'adulte de Lenz paraît profondément lié à ce manque qui l'affaiblit. Un affaiblissement qui précède la maladie et se manifeste dans son besoin de restaurer une intimité avec le père, de rechercher son approbation, de retrouver un «abri»... La balle dans la tête du père a déjà atteint le «cerveau» du fils, anticipant la maladie.
La mort du père, c'est aussi l'effacement de sa trace.
Lenz, n 'ayant pas d'enfant, ce sont, paradoxalement, les descendants qu'il s'est choisi qui vont détruire l' héritage paternel.
Ainsi, Julia Liegnitz, la secrétaire de Lenz, modelée à son image - comme son père l'avait fait pour lui – et surtout son frère le sourd-muet Gustav, étrange figure démoniaque semblant porteuse de la vengeance de son propre père, vont-ils anéantir les dernières traces de Frederich Buchman.
Plus encore que le suicide choisi par ce dernier, offensive devançant la mort comme une ultime victoire, c'est cette seconde destruction qui s'avère la plus violente.
Gustav va s'attaquer au coeur de la puissance du père, profaner le sanctuaire de sa bibliothèque et contraindre son fils à en rendre la clef au défunt pour «conjurer [sa] peur» : un sauvetage illusoire puisqu'il laissera libre cours à l'invasion de l'ancienne maison Buchman, non seulement par les objets ordinaires des Liegnitz mais aussi par leurs livres, et que cette bibliothèque n'aura pas de «suite»...
Avec une cruauté vite apprise, Gustav effacera jusqu'au nom de Frederich Tauber Buchman, le remplaçant par un gribouillis dépourvu de sens que Lenz répétera sans même s'en apercevoir, croyant «fixer» à jamais le nom de son père . Et il sera le témoin oculaire de la déchéance, de la chute du fils, qui, ayant retardé l'heure de sa mort dans un lâche instinct de survie, ne sera même plus en mesure de se la donner comme un «Buchman ». Fascinant sourd-muet qui viendra supplanter ce père mort ne pouvant plus communiquer avec son fils !
Apprendre à prier à l'heure de la technique, Gonçalo M. Tavares, Viviane Hamy, septembre 2010, traduction du portugais de Dominique Nédellec
(Aprender a rezar na Era da Técnica, Editorial, Caminho, SA Lisboa 2007)
Biographie de l'auteur et bibliographie de ses oeuvres traduites en français :
http://www.viviane-hamy.fr/fiche-auteur.asp?A=91&lapage2=4&Collection=&Thematique=
Pour Prolonger ( réédité le 06/02/11)
Je vous signale une intéressante interview de l'auteur, dont j'ai extrait un passage qui me conforte dans la façon dont j'appréhende les livres et vous en présente mes interprétations :
12- De même vous dites aimer construire des choses qui acquièrent leur propre indépendance. Quelle serait pour vous la réception idéale d’un lecteur ? Comment aimeriez-vous que l’on se réapproprie cette œuvre ?
"Le livre ne contient pas de message. Les messages, c’est fait pour être envoyés par la poste ou par SMS, pas pour être transmis dans un livre. Un texte n’est pas une surface plane, c’est plutôt un volume. C’est pourquoi je suis très content quand les lecteurs donnent leurs propres interprétations du livre ; et des interprétations possibles, il y en a des dizaines. L’idée que la seconde partie du livre puisse être à la charge du lecteur me plaît. C’est pour ça que je tiens à ne pas l’orienter vers quelque interprétation que ce soit."
EXTRAITS :
p.69/70
(...) De manière irréversible, les deux frères s'étaient éloignés. Autrement dit : toute approche s'assimilait à une attaque et ne pouvait en aucun cas être le prélude à une simple poignée de main.
Indubitablement, existait le sentiment d'une lutte pour un espace. Le patrimoine matériel, mais également le nom de famille constituaient les motifs d'une aversion qui, tôt ou tard, ne pouvait qu'aboutir à l'éclatement d'un conflit ouvert. A qui revenait, plus qu'à l'autre, le droit d'utiliser le nom de famille? Telle était la vraie question. Parce qu'en la matière, toute division est impossible : un nom n'est pas un terrain qu'un instrument de mesure plus ou moins bien intentionné peut diviser de sorte à laisser les deux parties un minimum satisfaites. Un nom est indivisible.
Et pour Lenz, le nom de famille était fondamental : Buchman. Si Lenz Buchman ne l'exhibait pas et n'exigeait pas qu'on l'utilise pour s'adresser à lui, c'était uniquement parce qu' Albert, Albert Buchman, son aîné de quelques années, avait commencé bien avant lui à l'exhiber, en semblant le poser sur la table avant d'entamer la moindre discussion . Il était hors de question que Lenz accepte d'être le second Buchman, ne serait-ce parce qu'il considérait que chez son frère le nom de Buchman était devenu un nom défensif, tandis qu'entre ses mains au contraire, au moment d'engager une action, le nom de Buchman prenait indéniablement des allures guerrières, offensives. C'est pourquoi il était Lenz, simplement, de même qu'il ne désignait son frère que par son seul prénom, en se refusant à y accoler leur patronyme.
(...)
p. 120/121
(...)
Il s'agissait réellement de l'héritage du père, mais la bibliothèque ne correspondait pas à un héritage matériel au sens classique, car elle impliquait une attitude, une morale propre.
Albert aurait dû comprendre qu'il serait incapable d'offrir à cette bibliothèque le mouvement qu'elle requérait. La bibliothèque du père obéissait à un ordonnancement qui devait avoir une continuité naturelle. Il y avait un intervalle d'intensité entre chacun des livres et il était nécessaire de connaître cet intervalle, d'atteindre son coeur , afin de pouvoir donner une suite à la bibliothèque , en la tenant et en la conduisant sur le même chemin qu'auparavant, comme un cheval qu'il faut maîtriser, en usant de brutalité si nécessaire, mais avec un objectif précis. Cette bibliothèque n'était pas un objet passif, ce n'était pas une chose qui voulait être rangée. Au contraire : c'était un élément vivant qui avait besoin d'être dompté, guidé; un cheval, exactement, c'était l'image parfaite, un cheval qui, bien que travaillant au service de la famille depuis de longues années, conservait encore, au fond de son organisme, cet instinct non humain ( et humain aussi) le portant à ne pas aimer les hommes, à sentir que son museau et ses pattes n'étaient pas faits pour l'action qu'exigeait de lui un maître médiocre au terme d'une journée harassante.
La bibliothèque du père n'en avait pas fini avec ses exigences. Etait évidente, en ce sens, l'invitation à l'action que sentait Lenz dès qu'il pénétrait dans la pièce où elle était installée.
Et que pouvait comprendre de ces invitations au combat son frère Albert, pour qui la lecture était un moment de repos et non le moment rare où commence à se renforcer la stratégie d'attaque contre le monde? Albert voyait dans la vieillesse l'occasion d'accroître son volume de lecture. Pour Lenz au contraire la vieillesse signifiait l'abandon de la lecture , car celle-ci exigeait une vitalité dont n'est doté que celui qui agit avec vigueur sur le monde.
Mon père, qu'est-il en train de penser de moi ? murmurait Lenz bien souvent, après sa mort, dans ces moments précis où le jour semble s'écarter des rideaux et où le soleil surgit, comme s'il était à la fois un ordre capable d'unifier tout ce qu'il surplombe et le point de discorde originel. Que pense-t-il de moi ?