"Autour de moi", de Manuel Candré
Autour de moi qui, contrairement à ce que pourrait induire son titre, n'a rien d'une autofiction nombriliste est le fruit d'un long travail sur le souvenir. Manuel Candré, dont c'est le premier livre, y fait en effet resurgir de lourds souvenirs d'enfance, essentiellement familiaux, qui l'ont constitué en tant qu'adulte, retrouvant en quelque sorte son noyau primitif dans ce moi enfant – ou adolescent.
Il nous expose ainsi une série d'images fortes encore prégnantes, ou d'instantanés qui semblent révéler des négatifs oubliés, se gardant bien d'établir entre eux une hiérarchie, de les ordonner en une chronologie rigoureuse ou d'en gommer les répétitions signifiantes. Un travail qu'une phrase tirée d'une scène où le héros revient sur les lieux de son enfance qualifie parfaitement :
«Je fais des tours sur moi-même, pour tout embrasser».
L'auteur embrasse en effet tout ce monde environnant plombé par la mort omniprésente, à commencer par celle – fondatrice – de la mère, ainsi que par la défaillance du père alcoolique et violent. Et il réussit à restituer ces «instants d'enfance» dans toute leur complexité et avec cette vivacité que lui offre le recours au temps présent. De courtes scènes qui souvent se répondent, se répètent ou s'opposent de manière très contrastée, violentes ou douloureuses mais aussi tendres et joyeuses, mêlant avec une tension extrême amour et haine ou désespoir, prière et colère ou joie et terreur, parfois jusqu'en leur sein même.
Le livre se présente sous la forme d'un journal de quatre-vingt-trois modules se succédant sur plus de trois ans (de 2007 à 2010) mais dont les dates ne correspondent pas à l'époque bien antérieure où se sont déroulés les épisodes, évoqués eux au fur et à mesure que remontent les souvenirs. Une évocation d'apparence chaotique qui, par un jeu d'échos, semble s'enrouler dans un mouvement circulaire s'insérant entre la mort de la mère alors que le narrateur était très jeune, et celle du père survenue lorsqu'il était étudiant.
Ce "fil rouge" tendu entre deux événements marquants venant équilibrer la chronologie peu linéaire du récit, révéla Manuel Candré lors d'une récente rencontre à Nyons dans le cadre de Lire en mai où il expliqua son étrange dispositif. Quant à la datation de ce journal, elle montre "le travail du souvenir à l'oeuvre" - élément pour lui essentiel - en signalant le jour où ce dernier refit surface.
Pendant des années, l'auteur s'est en effet astreint à écrire une heure par jour un tout petit texte à partir d'un souvenir, réunissant peu à peu un riche matériau déjà littéraire. Et ce long et régulier travail préalable lui donna ensuite cette liberté qu'il recherche tant, faisant de chaque souvenir une sorte de "bulle" dans laquelle il pouvait bouger avec la plus grande mobilité. Un peu sur le modèle de John Coltrane dont les prodigieuses improvisations jazzistiques s'appuient sur la "maîtrise de l'espace dans lequel il évolue"...
On l'aura compris, ce récit, s'il est totalement autobiographique, n'est aucunement thérapeutique : c'est un récit littéraire, celui d'un adulte qui se souvient et fait revivre une époque révolue.
L'écriture est économe et sans apprêt, simple, familière et poétique. Manuel Candré pèse ses mots et frappe juste, faisant aussi sourdre puissamment le sens de tous les non-dits, de ces nombreux silences ménagés tant par la juxtaposition des brefs chapitres que par celle, en leur sein, de phrases plutôt courtes et elliptiques. Procédant souvent par association d'images ou d'idées, ces phrases installent rapidement une atmosphère et constatent, enregistrent en les mettant sur le même plan une succession de perceptions, de sensations, sans faire de lien logique, nous rapprochant ainsi de la psyché enfantine.
Les pages concernant l'enfant atteignent ainsi une justesse de ton bouleversante. Il en émane une intensité mystérieuse, l'auteur s'attachant, avec la concentration vibrante d'un médium, à faire surgir des visions, parfois floues et hésitantes ou parfois tranchées. Des images que l'on discerne avec lui à mesure qu'elles se dessinent et des voix ou des cris qui retentissent à nos oreilles. Et l'on est parfois envahi d'une impression étrange, comme dans ces rêves faisant resurgir des lieux et des êtres disparus.
Dans la deuxième moitié du livre, de nombreux fragments concernent l'adolescent ou le jeune adulte, et le récit épouse habilement ce changement. Le héros, qui n'est plus dans la «pensée magique» de la prime enfance, commence à ordonner le monde autour de lui, à le comprendre, à prendre du recul. Il juge son père, nourrit du dégoût et une rage féroce à son encontre - se traduisant dans une écriture percutante -, mais une rage qu'il peut maintenant expliquer et donc progressivement contrôler. Les souvenirs deviennent plus précis, plus complexes, le narrateur pouvant même se rappeler ce qu'il avait dit et pensé mais pas osé ou voulu dire.
Passée la mort du père, l'écriture, plus sombre et onirique, accompagne avec une profonde beauté cette période qui s'achève. Et les scènes finales viennent répondre de manière tout aussi douloureuse à la scène initiale, bouclant la boucle en comblant l'attente de la mère mais non le manque. C'est alors un monde qui s'éteint autour du héros dont le moi semble vouloir se «désagréger», un héros désormais seul et désespéré chutant «dans une caverne aux multiples galeries en voûte, avec un lac dont les bords sépulcraux clapotent sur des parois trop sensibles». Une période achevée dont l'auteur, lui, a fait le deuil.
Dans ce livre, Manuel Candré nous fait pénétrer avec lui «là où toutes choses se retrouvent, où les êtres disparus reparaissent», effaçant «la frontière du royaume des morts» pour faire revivre tous ses fantômes - à commencer par celui de l'enfant qu'il était –, ranimant aussi ces lumières grisantes qui parfois envahissaient la nuit de son enfance. Et il transcende son expérience personnelle, témoignant avec beaucoup d'acuité et de sensibilité de toute la complexité du monde et de la nature humaine, réussissant à transmuer cette matière autobiographique en un texte littéraire singulier et universel.
Autour de moi s'affirme ainsi sans conteste comme l'acte de naissance d'un écrivain.
(Article paru le 030/05/13 dans La Cause littéraire)
Autour de moi,Manuel Candré, Editions Joëlle Losfeld, juin 2012, 11,90 €
Manuel Candré vit à Paris et travaille à la direction des patrimoines du Ministère de la Culture.
Autour de moi est son premier roman.
EXTRAITS :
16/11/07
p.19
(...)
Moi entrant dans un village de montagne, il y a de la neige bien que nous soyons en été. La nuit tombe. Est-ce que nous faisons la course au trésor. Ambiance nocturne extraordinaire que je rechercherai longtemps.
Moi buvant du lait au pis de la vache. Du lait macule mon pull-over rouge.
Moi dans le car du retour accroché à deux petites filles que je câline et que j'embrasse pendant tout le trajet. J'ai emporté une petite cuillère par inadvertance. Dans ma poche, le médaillon en forme de coeur que j'ai ramené pour ma mère, déjà morte.
Moi, me réveillant dans un petit lit à barreaux de bois à Ménétréol. C'est le début de ma vie là-bas. Il fait beau.
17/04/08
p. 33
(...)Ma grand-mère me ramène le petit chat et me le donne. Il est déjà mort. Non, je me trompe, ça me revient. C'est mon père qui, en repartant en camionnette, a projeté le chaton qui s'est glissé entre la roue et le garde-boue. Oh je ne sais plus. Je sais qu'il fait froid. Parce que j'ai l'idée de fourrer ce petit corps dans le four pour le réchauffer. Je le pose sur une grille en laissant la porte ouverte. C'est le four du poêle. Et là je m'assoie et je prie. Je prie Dieu avec son grand d pour qu'il ressuscite le chaton. Je mets tout ce que j'ai dans cette prière. Je lui dis que je ne demanderai plus jamais rien après ça, juste qu'il sauve le chaton. (...)
26/10/09
p. 73/74
(...)
D'habitude ma grand-mère les endort à l'éther. Ensuite de quoi, elle les fourre dans un sac puis les noie dans le canal. Là, je ne sais pas pourquoi, mais elle a fait autrement. Elle en prend un et elle le jette contre le mur. Moi, depuis un moment, je lui dis fais pas ça mémé. Elle fait ça du bras gauche parce que l'autre est invalide. Le chaton fait un bruit mou en heurtant le mur. Je le vois qui bouge. Quelque chose s'ouvre dans ma tête, c'est terrifiant ce qui s'ouvre à cet instant précis. Ma grand-mère fait mine de s'approcher du mur pour le ramasser et le lancer à nouveau. C'est là que j'explose. Je me précipite sur le chaton, je le prends et je le fracasse contre le mur. Le bruit est beaucoup plus sec. Je prends le deuxième et c'est la même chose. Je fais tout ça en hurlant. Ca je le sais parce que le cri n'a plus jamais disparu depuis. Ma grand-mère est comme tétanisée. Elle ne bouge pas. Puis le troisième et comme ça jusqu'au dernier. Je les lance à m'en démettre l'épaule. Jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un sac de jute vide parfumé à l'éther.
Et un. Et deux. Et trois. Et quatre. Et cinq. Et six.
05/02/10
p.80/81
(...) Mon père me dit je suis ton père et je t'ordonne de rester là. C'est un ordre, tu m'entends. J 'avance et il recule. On arrive à la porte. Là, mon père tente un dernier baroud, il se met en travers de la porte en ouvrant les bras pour faire barrage et il me dit tu ne sortiras pas, un point c'est tout. Je tremble de rage et de peur. Tout est encore à peu près rentré mais des choses se fissurent en moi. Il m'est impossible d'avancer car mon père me bloque le passage et il n'est pas question de reculer. Pas cette fois. Gentiment, la seconde qui suit, j'ouvre les vannes et je laisse tout filer. Je le fais pour ma mère, battue. Je le fais pour cette autre femme, battue. Je le fais pour mon grand-père, frappé au sang. Je le fais pour ma grand-mère, jetée au sol. Je l'attrappe au col et je lui hurle au visage en le secouant comme un prunier. Je suis prêt à le défoncer. Tu vas me laisser sortir, t'entends. Je dis que je sors, je sors. Mon visage est déformé par la rage que je vomis. Je me sens une force phénoménale. Je pourrais l'écraser. Je pourrais lui défoncer la gueule à coups de poing. Mon père me regarde avec des yeux terrifiés, il n'oppose plus rien. Il vient de comprendre. Il dit tu es fou, tu es fou, arrête. Je le pousse violemment sur le côté, son corps encastré dans l'angle du mur. Puis j'ouvre la porte où m'attend la vie. Fou ? Moi ? Je lui dis. Putain, ça m'ferait mal.