"C'est toujours la même histoire",de Jean-Pierre Santini
Le dernier roman de Jean-Pierre Santini est l'histoire d'un écrivain solitaire qui raconte , et se raconte, des histoires. L'auteur, avec lequel le héros partage bien des ressemblances, semble affectionner la mise en abyme ...
Il se présente comme un constat désabusé . L'amour absolu, cet idéal dont on rêve est une illusion : une fois atteint l'objectif, quand le «trompe-l'oeil» de la «ligne d'horizon» n'opère plus, seule reste une «ligne de fuite».C'est toujours la même histoire .
Jean-Pierre Santini nous raconte cette histoire d'amour en deux parties qui épousent ces deux lignes et frappent par leur différence de tonalité et de style.
Dans la première, l'écriture avance, vive, saccadée, efficace. C'est une succession de phrases courtes et de formules closes, une écriture parfois froide quand abondent les précisions chiffrées – dates, heures et numéros – auxquelles s'accroche le héros pour matérialiser son attente .
Dans la seconde, l'écriture s'allonge, se fait à la fois plus douloureuse et chaleureuse, elle «s'abandonne à la beauté des paysages», tout comme son héros, elle devient poétique, onirique même, et vous émeut.
Jade, l'héroïne , parisienne mariée , mère de famille et «maîtresse en faux-semblants» meuble le vide de sa vie en accumulant les activités sur un rythme infernal. Futile et immature, elle court sans savoir vraiment où et ne s'arrête pas de peur de se regarder. C'est un personnage qui n'a pas grande épaisseur et évolue dans un monde bourgeois tout aussi caricatural. Se soumettant volontiers au conformisme social et familial, elle joue «la comédie du bonheur» dans un couple forcément sans passion, réduit à une association utilitaire...
Elle maintient pourtant Samuel - qui ne fut son amant que quelques jours - dans la dépendance en le contraignant à vivre dans l'attente des appels téléphoniques dont elle s'est réservé l'initiative.
Leurs courtes conversations sont plutôt superficielles et les mots d'amour qu'ils échangent sonnent assez faux . Et on ne comprend vraiment pas comment un homme peut être fasciné par une femme aussi insignifiante qu'il ne voit jamais, car il ne bouge pas de son village du Cap corse où il s'est enraciné .
D'ailleurs , à la fin de cette partie, Samuel semble revenir à la raison et se libérer de Jade...
Pourtant, dans la deuxième, il est rejoint par elle en Corse et partage alors avec elle «chaque instant de chaque jour» . Plus d'absence ni d'attente, aujourd'hui a remplacé «demain».
Samuel «se perd» dans Jade qui devient son unique monde, il «s'abandonne» à cette femme «terriblement possessive» - «c'est son rôle de femme ». «Ils se jouent la comédie de l'amour d'exception», un jeu auquel «les femmes croient toujours. Pauvreté de leurs rêves».
La femme aimée se transforme ainsi en ogresse porteuse de toutes les peurs masculines ancestrales. Samuel est donc acculé à la fuite pour se retrouver...
Etrangement, l'auteur , sans doute pour illustrer sa banalité, a construit cette histoire d'amour sur tous les clichés - ceux du «pays des Hommes» ! - ayant trait à la femme ou au couple, les confortant même en donnant à méditer les propos convenus d'un "philosophe" médiatique et n'hésitant pas à utiliser un des plus éculés comme prétexte à la fuite finale de son héros . Difficile de croire à cette histoire, surtout quand la fuite du héros a la beauté magique et troublante des rêves et se révèle paradoxalement plus authentique , plus émouvante...
Et le lecteur est conduit à revoir son interprétation.
L'héroïne, Jade, à l'évidence n'existe pas – l'auteur le répète suffisamment . D'où une deuxième lecture possible : c'est un personnage sorti de l'imagination de Samuel, écrivain vivant dans son «monde de papier» et «produisant un livre par an». Amour ou écriture, c'est toujours la même histoire !
On comprendrait autrement alors cette accumulation délibérée de clichés .
Dans «ses écritures répétitives», notre héros stakhanoviste ne montrerait pas de scrupules à recourir à la facilité des stéréotypes , à emprunter à un film populaire certains traits de son héroïne ou une réplique célèbre à un autre et même à s'inspirer de la jeunesse de ce fameux "philosophe" - décrite dans un de ses livres plutôt médiocre - pour étoffer son propre personnage ...
Mais cette lecture n'est pas totalement satisfaisante et le mérite du livre de Jean-Pierre Santini est de conduire le lecteur, comme dans un roman policier, à relever des indices et à échafauder diverses hypothèses. Personnellement, l'auteur m'a entraînée assez loin, peut-être trop ( ce n'est pas un crime quand c'est l'auteur qui vous y pousse ! ), ce qui n'exclut nullement la possibilité d'autres scénarios...
Ce roman ne raconte pas une histoire d'amour mais l'histoire d'une vie sans amour, celle de Samuel, le seul personnage doté de chair. Un héros solitaire et vieillissant ayant consacré son existence au militantisme et à l'écriture. C'est un voyageur immobile, «un rôdeur d'idées», un «vagabond de l'âme». Il n'a que ses mots pour «retenir le temps» et, quand ce dernier se rétrécit, il se met à douter de ses choix. Parvenu à l'heure des bilans, il tente de «mettre un peu d'ordre» et il se demande s'il n'est pas «passé à côté de la vie», à côté de l'amour.
Car il a consacré sa vie à la Corse, «il vit en elle» et, son engagement militant compensant son manque d'engagement amoureux, «il a oublié d'aimer». Il se voulait libre, sans attache, préférant s'intéresser aux autres plutôt qu'à l'autre, «imaginer ensemble que le bonheur est possible», et dans «la foule des solitaires» rêver de «solidarité». Malheureusement, après «trente ans d'une obscure pratique militante», il n'a pas accompli ses rêves et n'a plus la foi même s'il fait encore «semblant d'y croire».
Vieille photo oubliée, retrouvée en rangeant «sa cave» un jour où la solitude se faisait plus cruellement sentir - on ne sort jamais indemne de ce genre de rangement ! - , bouleversante évidence d'un rêve faisant ressurgir le passé dans un paysage aimé , d'un rêve «refuge» faisant accéder «enfin au pays réel qui fait alliance avec la mer».
Pour se consoler de «l'infinie tristesse» qui l'envahit, le héros a besoin de ré-inventer cette femme aimée disparue qu'il a quittée ou laissé partir. Il a besoin de se rassurer.
Jade, est un personnage semi-fantasmé, et caricaturé à dessein, «une belle passion» qui l'aurait perdu s'il l'avait réalisée. L'amour n'existe pas et «si l'amour est un imaginaire» mieux vaut s'accorder à «l'éphéméride du réel» plutôt qu'à «l'hystérie du couple obligé».
Notre héros n'est donc pas «passé à côté de la vie», il n'a rien à regretter...
La vie, finalement, c'est toujours la même histoire : la «longue patience de son effacement et la mise en oeuvre des moyens pour ne pas y penser. Attendre et se distraire de l'attente».
«Demain, c'est la vie même, rien ne dure, la sédentarisation est illusoire» et c'est la mort qui «fait obligation d'aimer et de mémoire». La vie, l'amour et l'écriture relèvent de la même illusion.
Ce roman est plus complexe et ambigu qu'il n'y paraît.
Il m'a semblé sombre car il met en scène un Sisyphe pathétique et résigné qui a du mal à se distraire de l'attente car il n'arrive plus à faire semblant d'y croire. Mais il en émane aussi quelque chose de ludique. Certes, le jeu sur les stéréotypes est à double tranchant. Le procédé est un peu agaçant et finit par devenir lassant, il a cependant le mérite de stimuler le lecteur :
C'est toujours la même histoire, Jean-Pierre Santini, éditions Clémentine, janvier 2010
Ligne d'horizon
Ch. 1 p. 2/3
(...)
Jade prend aussi son vélo, parfois, pour aller au parc. C'est à trois kilomètres. De loin, Samuel la voit comme ça. Elle arpente le monde. Constamment.
Mais ça sert à quoi? Lui dit-il.
Elle ne sait que répondre. Un besoin de locomotion. Instinctif. Automatique. Dès qu'on se tient debout, qu'on trouve son équilibre, on se projette dans l'espace. On le dévore.
Le temps se met aussi de la partie.
Il joue contre nous, explique Samuel.
Peut-être parce qu'il a dix ans de plus qu'elle. Qu'elle fait du roller et lui pas.
- Je n'ai jamais tenu sur des patins à roulettes. Je dois avoir des racines. Ca ne se promène pas les racines. Sauf en profondeur. Lentement. Une vie géologique en somme.
- Végétative, répond-elle dans un rire éclatant. Moi je préfère la géographie, les voyages, d'ailleurs...
- Je sais, dit-il, je sais. Ton mari te promène partout. A Prague, à New-York, dans les oasis du sud Tunisien. Et vous allez où aux prochaines vacances ?
Elle ne répond pas. Elle n'est plus sûre de rien. Ca ne va plus très bien avec Pierre. Elle a pris doucement ses distances. Il en souffre. Elle ne s'y résigne pas. N'accepte pas cette souffrance.
- J'aurais voulu partir mille fois, dit-elle. Mais quel bonheur possible sur le malheur des autres ? Là, je n'ai plus le temps... J'ai un cours.
- A quelle heure ton cours ?
- Dans dix minutes. J'y vais. Je te laisse. Je te rappelle.
Elle raccroche. Déclic. Il raccroche après elle.
Jade file à son rendez-vous. Ce soir, c'est une gamine de quinze ans qui ne comprend pas les maths. Surtout leur utilité.
- Ca sert à quoi Madame ?
- Tu sais, on peut poser la question pour tout. Ne te décourage pas. Mettons nous au travail.C'est quoi ton problème aujourd'hui ?
Ligne de fuite
Ch.11, p. 135/136
Samuel a rompu le pacte social. La loi des multitudes.
Il est parti. Seul.
Il gît désormais dans l'étroit refuge, près de la plage.
Des vagues sombres et lancinantes, déposent des îles en morceaux. Des paroles émiettées. Des algues rousses.
Ses mains reposent dans la pénombre accentuée. Mains mutiques, nervurées aux actes innombrables. Doigts dénoués de caresses sans retour.
Il extrait de sa poche une photographie. Echelles dressées sur un chantier en cours. Tenue de travail. Auprès de lui, une femme encore jeune. Sourire pâle. Robe noire et dentelles. Jade à jamais immobile dans un bonheur scénarisé.
Image de l'un dans le miroir de l'autre. La vie vire, virtuelle, sous la sarabande des mots, des rires, des silences.
De grands déserts s'installent aux sables éblouis.
Et l'on prend peur de l'autre.
Et l'on prend peur de soi.
Un je-ne-sais-quoi fait l'horreur des instantanés où le regard se glace. Où se dissipe le cliché des romances à quatre sous.