"Carnets de guerre", de Vassili Grossman

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

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La lecture des Carnets de guerre de Vassili Grossman me semble un complément incontournable de celle de son long et marquant roman Vie et destin qui s'appuie largement sur ce matériau brut.

Ces notes prises sur le front de 1941 à 1945, alors que l'écrivain russe était correspondant de guerre pour le journal de L'Armée Rouge Krasnaïa Zverzda – notes auxquelles  Antony Beevor et Luba Vinogradova ont intelligemment ajouté des extraits de lettres et des articles de l'auteur, tout en les resituant dans leur contexte - présentent en effet un grand intérêt, tant pour l'acuité et l'honnêteté du témoignage historique (1) que pour leurs qualités humaines et littéraires.

 

(1)L'enfer de Treblinka , le long article reconstituant le martyre des 800 000 victimes de ce camp d'extermination nazie qui  fut cité au procès de Nuremberg, justifie à lui seul la lecture de ces carnets. ( Grossman fut le premier journaliste à pénétrer dans le camp de Treblinka, à pouvoir interroger les rares survivants et les paysans polonais des environs. ) 

 

 Ces carnets gagnent encore en intérêt  quand on les compare à Vie et destin qui fut écrit plus tard, de 1950 à 1960, après une longue crise morale ayant fait évoluer le regard de l'auteur. Une évolution qui se dessine déjà à mi-parcours de ces textes, mais encore timidement.

Et cet écart, cette maturation progressive du regard de Grossman sur cette terrible période m'a particulièrement touchée. On mesure mieux le chemin parcouru pour arriver à cette réflexion pénétrante et à cette humanité profonde qui fascinent tant dans son chef d'oeuvre Vie et destin.

 

Des qualités littéraires et humaines manifestes

 

Ces qualités littéraires et humaines qui s'épanouiront par la suite s'affirment déjà fortement dans les Carnets de guerre.

Vassili Grossman possède l'art de croquer des portraits saisissants en quelques traits, d'enregistrer les conversations sur le vif et d'en retranscrire les anecdotes, les réflexions et les plaisanteries significatives . Il donne vie aux petites scènes qu'il décrit avec un souci du détail qui nous les rend très proches . Et il nous fait ainsi partager le quotidien des hommes du front et des populations qu'ils croisent, « la vérité de la guerre » telle qu'elle est vécue par ceux qui se trouvent en première ligne, qu'ils la fassent ou la subissent.
La force de l'écriture de Grossman vient de son humanité. Au-delà de la sobriété des notes d'un journaliste dressant le constat de ce qu'il voit et entend – l'horreur lui semble à juste titre suffisamment éloquente – , on ressent toute l'empathie de l'homme pour les victimes  et son admiration pour le courage de certains. Mais jamais ne sourd aucune haine à l'encontre des auteurs des violences , des lâchetés et même des actes barbares qu'il rapporte.

Simples notes dressées à la hâte, ou enrichies d'épanchements plus lyriques, le style de Grossman est déjà doté d'une grande puissance poétique. L'écrivain sait en effet saisir les situations sous plusieurs angles, faire émerger des contrastes parlants et jouer sur les symboles . Il souligne ainsi avec dérision le comique qui se mêle au tragique, mettant en lumière l'aspect parfois surréaliste de certaines scènes et il nous donne à voir, avec émotion, cette beauté qui bien souvent côtoie l'horreur, les deux se rehaussant l'une l'autre.

 

Une grande honnêteté doublée d'une naïveté touchante et d'un certain aveuglement

 

Grossman était un fin et honnête observateur mais ses carnets témoignent aussi d'une certaine naïveté, d'une fascination presque enfantine pour la technique militaire et la stratégie guerrière ainsi que d'un net aveuglement lié à son idéalisme et à son émotivité ainsi qu'à son absence flagrante de jugement politique. Toutes choses que les commentaires d'Antony Beevor et de Luba Vinogradova soulignent assez bien :

 

Il faut préciser qu'en 1941 Grossman était un écrivain qui, certes, n'adhérait pas au culte de la personnalité de Staline mais pensait que seul le communisme soviétique pourrait résister à la menace du fascisme et de l'antisémitisme, et ses idées étaient très proches de la ligne du parti.

Il avait publié quelques nouvelles et romans obéissant aux mots d'ordre staliniens et, à défaut d'avoir jamais adhéré au parti, il était membre de l'union des écrivains, marque officielle de reconnaissance procurant bien des avantages. (Il séjournait ainsi avec sa famille dans une maison de vacances de cette institution quand il se porta volontaire pour l'Armée Rouge – alors qu'il était complètement inapte à la guerre. )

Grossman était un internationaliste patriote, grand admirateur du métier militaire . Et sa fascination pour les tireurs d'élite de Stalingrad , pour la façon « dont les soldats observaient , apprenaient et improvisaient des manières de tuer l'ennemi » met un peu mal à l'aise. De même que son enthousiasme immodéré pour les tankistes, ces nouveaux héros du front Bielorusse qui vengent l'Armée Rouge des terribles humiliations subies en 1941.

L'auteur idéalise cette Armée Rouge avec laquelle il a partagé la peur et les souffrances sur le front ainsi que le peuple russe, qu'il y a découvert, car il n'avait jamais eu le moindre contact avec le monde rural.(2)

 

(2)Ukrainien faisant partie de l'élite cultivée, il considérait auparavant les paysans comme des étrangers , ce qui explique en partie peut-être – outre son absence des lieux à l'époque des faits - qu'il n'ait jamais réagi à la dékoulakisation avant l'écriture de ses romans Vie et destin et Tout passe.

 

Il devra par la suite se résigner à réaliser que le comportement de L'Armée Rouge n'est plus le même en sol étranger. Mais tout en enregistrant ses crimes il tente d'opérer une distinction entre les troupes de l'arrière et les valeureux soldats du front et il aura bien du mal à admettre que ses héros des unités blindés qu'il admirait tant devenaient bien souvent les pillards et les violeurs les plus acharnés (3).

 

(3)Après la guerre, il avoua à sa fille que « l'Armée Rouge avait changé en pire dès l'instant où elle avait franchi la frontière [ soviétique] ».

 

 

Grossman a beau être honnête, il n'est pas totalement exempt de l'influence de la propagande stalinienne. Il cherche des exemples illustrant le mauvais moral des Allemands pour ne pas décourager ses lecteurs, restant optimiste malgré les pertes massives dues au manque de préparation de l'armée et à l'indigence de son commandement - qui ressortent pourtant de ses carnets ...

Il est persuadé que l'héroïsme de L'Armée Rouge lui fera gagner la guerre et changera la société soviétique, que Staline pourra alors démanteler la police secrète et fermer le goulag après la victoire.

Ce n'est qu'à partir de 1943 qu'il commence à douter. Il entrevoit l'antisémitisme renaissant en Union soviétique mais il pense que ce sont des faits isolés, des reliques du passé pré-révolutionnaire. La découverte de l'implication des Ukrainiens dans le massacre des Juifs de Berditchev(4) et le choc de Treblinka - ainsi que le refus des autorités soviétiques de distinguer les Juifs des autres victimes de guerre, leur désir de minimiser la collaboration ukrainienne - accélérèrent sa prise de conscience. Mais ce ne sera que bien après - et notamment à partir de 1948 et surtout de 1952, avec la campagne « anticosmopolite » qu'il comprendra la véritable nature du bolchévisme et réalisera que le système stalinien était profondément antisémite.


(4) sa mère en fut une des victimes

 

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Vassili Grossman

Carnets de guerre, De Moscou à Berlin 1941-1945, Vassili Grossman, textes choisis par Antony Beevor et Luba Vinogradova , traduit de l'anglais et du russe par Catherine Astroff et Jacques Guiod

Calmann-Lévy, 2007 pour la traduction française, Le livre de poche 2008, 501 p.

 


EXTRAITS :

p.42/43

(...)

On m'a raconté comment, après l'incendie de Minsk, les aveugles d'un hospice marchaient sur la chaussée en une longue chaîne, liés les uns aux autres par des serviettes.

 

Un photographe déclare : «  Hier, j'ai vu de très bons réfugiés. »

 

Un soldat de l'Armée rouge après le combat, couché dans l'herbe, se dit à lui-même : «  Les animaux et les plantent luttent pour vivre, les hommes pour dominer. » 

 

La dialectique de la guerre : savoir se cacher, sauver sa vie et savoir se battre, offrir sa vie.

 

Récits sur l'encerclement. Tous ceux qui arrivent aiment à raconter des histoires d'encerclement, toutes ces histoires sont parfaitement terrifiantes.

 

Un aviateur est arrivé en caleçon, mais avec son revolver, après avoir échappé à l'encerclement.

 

Des chiens qu'on a dressés à cela se jettent avec des bouteilles contre les tanks, ils flambent.

 

Des bombes explosent, le commissaire de bataillon est couché dans l'herbe, il ne veut pas en bouger. Ses camarades lui crient : « Tu es complètement cinglé, rentre au moins dans les buissons! »

 

L'état-major est dans la forêt. Au-dessus de la forêt des avions rôdent.On retire les casquettes – les visières brillent, on range les papiers.Chaque matin, de tous côtés, les machines à écrire crépitent. Sitôt qu'il y a un avion, on donne des capotes aux dactylos, parce qu'elles sont en robes de couleur. Les secrétaires dans les buissons continuent à se chamailler à propos du partage des dossiers.

 

La poule de l'état-major se promène au milieu des abris, l'aile pleine d'encre.

J'aperçois quantité de cèpes, c'est triste de les voir.

(...)


 

p.89/91


(...)

Je pensais savoir ce qu'est une retraite, mais une chose pareille, non seulement je ne l'avais jamais vue , mais je n'en avais pas même l'idée . L'exode! La Bible !Les voitures s'avancent sur huit rangées; en un hurlement déchirant, des dizaines de camions s'extraient en même temps de la boue. Par les champs, sont poussés d'énormes troupeaux de moutons et de vaches; plus loin grincent des charrettes à cheval, des milliers de chariots recouvert de bâches colorées, de contre-plaqué, de fer- blanc, avec dedans des réfugiés venant d'Ukraine; encore plus loin marchent des foules de piétons chargés de sacs, de ballots, de valises. Ce n'est pas un courant, pas un fleuve, c'est le lent mouvement d'un océan qui se déverse, un mouvement qui se fait sur une largeur de plusieurs centaines de mètres à droite et à gauche. De dessous les bâches qui recouvrent les chariots sortent des têtes d'enfants blondes et brunes, les barbes bibliques des vieux Juifs, les fichus des paysannes, les couvre-chefs des grands-pères ukrainiens, des jeunes filles et des femmes aux cheveux noirs. Et quelle sérénité dans leurs yeux, quelle sagesse dans le chagrin, quel sentiment du destin, d'une catastrophe mondiale!

Le soir, de sous plusieurs couches de nuages sombres, noirs et gris, le soleil apparaît. Ses rayons sont larges, énormes, ils balaient l'espace entre ciel et terre comme dans les tableaux de Gustave Doré qui représentent les terribles scènes bibliques de l'arrivée sur la Terre de forces célestes vengeresses. Dans ces larges rayons jaunes, le mouvement des vieillards, des femmes avec des bébés dans les bras, des troupeaux de moutons, des guerriers revêt une grandeur et un tragique tels que par moment l'illusion est complète, de la réalité de notre transfert dans des temps de catastrophes bibliques.
Tous regardent le ciel, non pas dans l'attente de la venue du Messie, mais dans celle des bombardiers allemands. Soudain des cris : «  les voilà,! Ils arrivent! Ils viennent par ici! »

(...)

 

( L'enfer de Treblinka )

p.429/431

(...)

Les habitants du village le plus proche de Treblinka, Wolka, racontent que parfois le cri des femmes qu'on assassinait était si effroyable que le village entier en devenait fou et courait loin dans la forêt pour ne pas entendre ce cri perçant qui vrillait les poutres des maisons, le ciel et la terre. Puis le cri s'arrêtait soudain, et de nouveau, aussi brusquement, s'en élevait un autre identique, effroyable, perçant et vrillant les os, le crâne, l'âme. Il en allait ainsi trois ou quatre fois par jour.

J'ai questionné l'un des bourreaux arrêtés, Ch. , à propos de ces cris. Il a expliqué que les femmes criaient à l'instant où on lâchait les chiens et où on poussait tout le groupe des condamnés dans le bâtiment de la mort. «  Ils voyaient la mort, et en outre, ils étaient terriblement serrés, on les battait atrocement, les chiens les déchiquetaient. »

Le silence s'installait soudain quand les portes des chambres se fermaient. Le cri des femmes se faisait entendre à nouveau lorsqu'on conduisait un nouveau groupe vers les chambres à gaz. Cela se répétait deux, trois ou quatre fois par jour, parfois cinq. Car le camp de Treblinka n'était pas un simple camp d'extermination, c'était un camp d'extermination à la chaîne.

(...)

 

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