"Carnets de Marche", d'Angèle Paoli
Contrairement à mes habitudes, j'ai lu les Carnets de Marche d'Angèle Paoli avec des attentes . Je savais en effet que cette marche se déroulait dans l'ouest du Cap Corse - une terre à laquelle je suis attachée - et sur un mode répétitif et solitaire propice à l'observation et à la rêverie. Et je m'attendais à voir surgir de ce double cheminement un regard poétique, un regard étranger, innocent, sur un monde connu.
Or, si j'ai apprécié l'authenticité de nombreux passages évoquant les bruits et les odeurs, les couleurs et les lumières, la faune ou la flore..., si j'ai retrouvé le contraste exacerbé entre l'immuable et le changeant, le mouvant, de ces paysages à la fois montagneux et maritimes , l'aspect égocentré de ces carnets où prime un regard introspectif m'a un peu déroutée.
La marche semble en effet y revêtir une fonction thérapeutique pour une héroïne et narratrice qui, submergée par le flot de son monologue intérieur, semble plus imprimer ses angoisses et ses peines, ses rêves et ses souvenirs, ses lectures et ses projets sur les paysages que s' abandonner à ce dernier, du moins dans un premier temps.
Néanmoins, si je fais abstraction de mes attentes et prends ces carnets pour ce qu'ils sont, à savoir une auto-fiction, force est de leur reconnaître une cohérence certaine , notamment dans l'évolution du regard qui s'y dessine.
La narratrice, en perte de repères, sentant proche la rupture avec la femme aimée tente de trouver d'autres marques en s'ancrant dans sa terre d'enfance . Et cette marche d'une héroïne perturbée, à l'esprit encombré par de multiples pensées, qui tente d'oublier, de se fuir ou de se trouver, m'a touchée par cette aspiration au détachement qui en émane. Détachement non seulement de la femme aimée mais de la vie aimée, aspiration au détachement de soi, comme pour anticiper la rupture définitive de la mort. Et la narratrice s'interroge, faisant écho, pour moi, à un poème d'Andrée Chedid 1) :
«Sauras-tu un jour glisser tes pas dans une vie autre ? Est-ce toujours toi ? Es-tu autre ?» .
Ces carnets me sont alors apparus comme une recherche de sérénité dans un retour fusionnel à la terre-mère, à la matrice originelle. Retourner au sexe de la terre, «le sexe et la mort à quelques mètres de distance» , la mort couronnant la vie 1).
Et, peu à peu, l'héroïne s'apaise et se délivre de sa pensée pour se laisser absorber par ses sensations et se fondre dans la nature, faisant le «deuil» de son amour et de la vie éphémère. Devenir «arbre», être «oiseau et nid», "se fondre dans le soleil et la fraîcheur de la vague, se laisser enrouler dans sa paisible profondeur"...
La lecture des premières pages de ces carnets m'a quand même été un peu gâchée par le jeu de l'auteure sur les pronoms, sa narration alternant le "elle", le "tu" et le "je" avec une certaine brutalité.
Certes, cet aspect saccadé traduit bien le désarroi et les hésitations d'une héroïne qui peine à «mettre de l'ordre dans ses fragments» mais cela rend, à mon sens, la lecture trop confuse et heurtée et donne au texte un côté un peu artificiel, renforcé par l'ambigüité du "elle" désignant tour à tour la narratrice ou la femme aimée.
Fort heureusement, le "je" finit par s'affirmer , réussissant paradoxalement à mieux traduire l'amorce du détachement final de l'héroïne que ses vaines tentatives illustrées par ce "tu", dédoublement faisant dialoguer deux parties de soi, et surtout ce "elle" qui m'a semblé plus relever de la mise en avant, de l'auto-mise en scène que de la distanciation et m'a évoqué un passage de L'amant de Marguerite Duras 2).
Aussi les plus belles pages se situent-elles, pour moi, vers la fin quand la narratrice s'abandonne, «oublie qui elle est» , quand l'écriture, débarrassée de tout artifice, rayonne dans sa simplicité.
1)
Ô mon aimé, la mort couronne la vie
Et je ne sais nous voir
Ni tout à fait sans l'une
Ni tout à fait en l'autre.
Sur l'eau du fleuve
Nos ombre ont pâli
Ah qu'elles étaient légères
Et comme on y croyait
Nous passons nous glissons
Images englouties
Bien avant la pierre sourde
Et tout ce qui n'est pas.
Andrée Chedid, Textes pour la terre aimée, Ombre, 1955.
2) Le passage de la rencontre avec l'amant sur le bac
Photo tirée du site de l'auteure :http://terresdefemmes.blogs.com/
Carnets de Marche, Angèle Paoli, Les éditions du Petit pois, juin 2010, 126 p.
EXTRAITS :
p.99/100
(...) Sentir, seulement sentir ce désir-là de marcher à nouveau sur la route sombre, de renouer avec les feuillages argentés du myrte, le frissonnement tendre des bruyères, l'odeur humide des talus déchaussés par les coups des hommes, ressembler à la bogue verte qui déboule soudain devant moi, me faire caméléon du vent, rejoindre Andoar dans ses cimes, laisser le vide prendre place aux abords du non-désir. Je voudrais trouver le temps d'avant le temps de ma préhistoire inconsciente. Eros est mort ici, à la Croix. Une vipère gît sous la roche. Nid de fourmis agglutiné dans l'or de la plaie.
p.101
Ils sont là tous les deux dans la lumière du matin. Ils se font face, silencieux, observent, paisibles, la montée du soleil derrière la montagne. Le petit port est désert. Les volets sont clos sur les désordres d'août. Le clocher de Saint Roch, immobile, s'arrime à son immuable solitude. Que reste-t-il de l'été, se demandent aussi les crabes rendus au ralenti de leur marche? La lumière fait des ronds dans l'eau. Ils se toisent l'un l'autre, respirent les légèretés de l'air. Ne plus garder que cela, cette clarté originelle, se fondre dans le soleil et la fraîcheur de la vague, se laisser enrouler dans sa paisible profondeur.