"Le Connemara pays de l'imaginaire", de Gil Jouanard
Né en 1937 à Avignon, Gil Jouanard - qui fut à ses débuts remarqué par René Char - a beaucoup contribué à promouvoir la culture et a collaboré à de nombreuses revues. Ecrivain et poète voyageur, il a toujours relié dans ses ouvrages les hommes aux paysages qui disent leur origine.
Ayant parcouru les routes d'Irlande et notamment celles de son extrême Ouest, il décrit dans Le Connemara pays de l'imaginaire la beauté sauvage de ces paysages de «bout du monde» qui sont aussi «le bout de nous mêmes», «celui où tous nos mots viennent se dissoudre (...) rendus à la simple expression de leur nudité originelle». Et il offre une vision de cette région transcendant largement celle de cette «immense prairie glissant vers la mer», de «tout ce vert quadrillé de gris» et «ponctué de moutons» qui en constitue la «vignette identitaire».
Parvenant à saisir l'essence de cette terre, il y confronte en effet le lecteur à son humaine condition en lui faisant emboîter le pas de «l'homme du Connemara». Un «homme des finistères» qui a gardé l'«imaginaire tellurique» «du vieux peuple de bergers néolithiques dont les Gaëls furent les conquérants». Un homme dont «le sentiment tragi-comique de l'existence, s'il va puiser sa source sarcastique dans la tumultueuse convivialité des pubs (...) prend en fait racine dans la sinistrose puissamment oniriforme des tourbières de ce comble d'ouest».
Ce petit livre, entrecoupé d'une bonne vingtaine de photos en noir et blanc, est introduit par une très courte partie qui semble l'ancrer dans la Mémoire de la tourbe.
Gil Jouanard y fait apparaître l'«épine dorsale granitique», cette «arête d'obstination engluée dans la mémoire carbonifère» qui bute «contre l'herculéenne dérobade de la mer». Une «mémoire récurrente» de toutes ces vies bues dont il resterait la lie :
«On pourrait comparer le Connemara à cette mince pellicule de sucre qui est restée collée au fond de la tasse lorsqu'on a mal touillé.»
Et ce dépôt pourvoyeur de sens qui fait avancer l'homme vers ses «abysses intérieurs» m'a renvoyée au poète Jean-François Agostini remontant le chemin des algues bleues en sondant le "dépôt scripturaire" ...
Dans la deuxième partie constituant le coeur du livre l'auteur, semblant s'être coulé dans cet homme paradoxal du Connemara qui «marche en silence ou parle en buvant», invite le lecteur à explorer avec lui Le pays des rêves amphibies.
C'est un Connemara «brouillardeux, confus, ambigu et cependant irréfutable» où, par delà le «friselis de vert herbager» parcourant le marron foncé omniprésent de la tourbe, la route, «bande de violet grisâtre montant vers la masse gris bleuté du ciel», se mue en une projection de votre propre parcours, où l'horizon conduit plus vers le ciel que vers la mer. Un ciel qui n'a rien d'un «parchemin étale» mais est «un brouillon confus, débordant de délires verbaux»...
Déclinant une «grammaire» des couleurs dans un double cheminement fortement digressif, ce voyageur méditatif passe et repasse – sans éviter quelques redites – , dessinant une sorte de «carte du tendre» humoristique et poétique de "son" Connemara. Une péninsule irlandaise dans laquelle il retrouve son propre «paysage intime», sa «patrie disloquée», tendue comme un arc «en direction des deux pôles opposés de l'énigme suprême». Allant«jusqu'au fond de soi-même»dans ce brouillard, matière d'un «pays dans le pays» qui remonte à la surface, il finit par entendre sa propre voix chanter. Se dissolvant «dans l'amphibisme universel en chantant» comme on respire, c'est alors «tout l'océan d'air humide qui [le] tire lentement vers le fond en une chute dans l'apesanteur de l'opacité».
«L'Irlande en son Connemara est la tourbière de l'imaginaire universel» et tout ce livre, jusque dans le bref épilogue qui vient le clore «au matin du 12 septembre» 2001 sur une pluie irlandaise aperçue d'une fenêtre ouverte sur l'aber de Clifden, vient incarner cette «vérité» première énoncée par Gil Jouanard : «Lorsqu'on entre dans le Connemara, on sort instantanément du temps».
Le Connemara pays de l'imaginaire, Gil Jouanard, éditions du Laquet (collection Terre d'encre) 2002,153 p.
EXTRAITS :
p.19
(...)
Un homme seul, perpendiculaire à la superposition des horizontales accumulées, avance sur une route qui n'en est pas véritablement une, qui est plutôt la projection de son parcours monomaniaque, bande étroite de couleur gris violacé, sinuant à travers les verts et les bruns alternés, parfois même entremêlés, bande de violet grisâtre montant, à partir de l'horizon, vers la masse gris bleuté du ciel. C'est un homme seul sur une route. Et, ensemble, la route et lui, ils avancent vers nulle part, autant dire le ciel, sans se presser.
(...)
p. 36/37
(...)
Mon Connemara est le lieu-dit de la fin du monde. La tristesse pourtant vient s'y user jusqu'à la trame et laisse transparaître les fibres d'une sérénité sans cause, d'une sourde joie sans motif.
C'est comme si, brusquement plongé dans l'absence, on y découvrait, non pas l'effroi ou la détresse, mais cette paix éternelle dont on ne peut guère attendre, en effet, qu'elle fasse bondir d'exubérante joie.
(...)
p. 39/40
(...)
Lorque l'on voit ce qu'est la tourbe, d'où elle vient, ce qui la constitue organiquement, on ne peut s'empêcher de penser que l'île entière, et spécialement le Connemara – Irlande de l'Irlande – n'est rien d'autre que le produit de décomposition de millénaires de rêves et de fantasmes.
Tout, en effet, donne ici l'impression d'être recouvert de la substance dégradée de tous les morts qui, depuis la nuit des temps, ont effectué la traversée vers l'île d'Avallon; et tout laisse entendre que ces rumeurs confuses ne sont rien d'aurtre que les échos ruminés de légendes plus vraies que nature.
L'Irlande en son Connemara est la tourbière de l'imaginaire universel.
p.118
Mais rien n'y fait, plus on va dans le Connemara, moins on avance à sa surface, plus on se laisse aspirer par l'intérieur, celui du Connemara, celui de nous-même; et c'est bientôt le même.
Le Connemara est un de ces pays qui prennent toute leur envergure lorsqu'ils sont entrés en vous. Comme ces maquettes de bateaux dans les bouteilles.
Après, on ne peut plus les faire ressortir, sinon en cassant la bouteille.