"Démiurge et autres nouvelles", de Florian Mazoyer

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Démiurge et autres nouvelles est le premier livre de Florian Mazoyer, un auteur que j'ai découvert récemment lors d'une rencontre à la librairie Feuilles des vignes de Sainte-Cécile-les-vignes (1). Délaissant l'auto-fiction ou même le roman, ce jeune écrivain de vingt-six ans, fervent amateur de littérature du XIXème et grand lecteur de nouvelles, a choisi pour entrer dans la profession (2) ce genre "très fictionnel" mais peu prisé du public. "Il se prêtait bien", en effet à ses dires, "à ce qu'il avait envie de raconter et permettait de ramasser l'action".

 


1) A l'occasion de Lire entre les vignes, quatrième salon des éditeurs indépendants se tenant dans ce village du Vaucluse

2) Une entrée plutôt réussie puisque, ayant frappé à une seule porte, son manuscrit fut d'emblée accepté par Gallimard qui le publia sans lui demander la moindre retouche !

 

 

A première lecture, les quatre nouvelles de ce court recueil, prises séparément, ne m'ont ni vraiment emportée, ni touchée.

La narration, habile malgré quelques lourdeurs, m'a paru en effet fastidieuse, encombrée de références érudites. Le style, certes aisé, n'évite pas la grandiloquence et la surcharge de métaphores finit par en altérer la puissance, tout comme certaines tournures alambiquées et la recherche un peu gratuite de mots rares. Et il émane parfois de ce recueil qui tranche pourtant avec la production actuelle une curieuse impression de déjà lu.


Lors de cette rencontre précédemment citée, Florian Mazoyer avait confié sa fascination pour l'écriture, cet acte créatif qui "engendre du vivant en fécondant du néant". Mais il semblait penser aussi qu'en littérature on ne "crée du vivant" qu' "à partir de matières mortes", puisqu'il avait précisé, interrogé sur la signification du Golem (3)- évoqué dans deux de ses nouvelles - que ce dernier était pour lui la métaphore de l'écriture . Un écrivain, comme tout artiste, devrait ainsi "absorber tout ce qui est avant" et le "digérer pour mieux écrire le présent".


Il faut donc voir, à mon sens, dans ce recueil un brillant exercice préparatoire et surtout libérateur : le vertigineux hommage de l'élève à ses maîtres prenant parfois la forme du pastiche, le credo littéraire affirmé d'un jeune auteur qui entend résister aux modes et ne cherche pas à tout prix à être moderne et l'expression lucide et sincère de ses rêves et de ses espoirs mais aussi de ses doutes.


3) Le Golem est un être fait de matières mortes auquel le rabbin donne vie d'un signe talmudique , c'est une figure neutre qui peut incarner soit le bien soit le mal

 

 

Si on lit ces récits qui se font habilement écho, ce que j'ai fait dans un deuxième temps, comme une seule histoire mettant en scène une thématique sous ses multiples facettes et portée par un héros unique dans lequel se projettent toutes les "joies et les souffrances" du créateur, toutes les certitudes et les angoisses de l'auteur, on ne peut qu'être impressionné par la maîtrise stupéfiante dont fait preuve ce dernier.


Après s'être  "interrogé sur la figure de l'écrivain" et avoir  évacué "les clichés du génie solitaire issus du romantisme" , Florian Mazoyer se penche sur le chaudron-même de l'écriture, semblable à celui de l'univers; il dialogue avec les éléments, se confrontant au mystère de la vie et de la mort : création et destruction, transmission et renaissance, métamorphose, damnation et rédemption... Une histoire qui plonge dans les grands mythes de l'humanité exprimant l'angoisse des hommes devant le Temps. ( L'auteur avoua d'ailleurs avoir été influencé par les nouvelles fantastiques de Mircea Eliade, ce grand historien anthropologue et philosophe qui avait mis en lumière la permanence des mythes "primitifs" dans les imaginaires occidentaux.) Et il puise abondamment dans la mythologie grecque ( se référant au combat des Titans et au mythe de Prométhée - que l'on retrouve dans la mythologie talmudique avec le Golem ) et dans tous les mythes apocalyptiques de fin du monde exaltés aussi par la littérature fantastique et notamment le romantisme allemand. Il nous entraîne également sur les traces de Borges , se référant explicitement à La bibliothèque de Babel (4) , explorant les frontières poreuses séparant la réalité de la fiction et évoquant au passage la pièce testamentaire de William Shakespeare (5).

Comment devenir écrivain, "passeur" et bâtisseur de mondes , novateur nourri de toutes les oeuvres de l'humanité ? Comment être autre, être libre, ni prisonnier des autres, ni de soi-même, de la réalité ? Le devenir du créateur semble passer par l'anéantissement de soi.


Florian Mazoyer prend comme héros de jeunes écrivains ou artistes qui sont prêts à tout sacrifier pour réaliser ce rêve de  démiurge qui semble les avoir envoûtés, et il évoque indirectement quelques exemples de réussite.

Clin d'oeil appuyé à Eleutheria (6), cette première comédie écrite en français par Samuel Beckett, l'auteur d'En attendant Godot qui renouvela le théâtre tout en reprenant , deux siècles après, le Godeau de Balzac (7), et dont le héros Victor incarnant la liberté semble ranimé par le Jonathan Freieman (!) de Gaudium. Sans compter la dernière nouvelle, Dies irae, où le requiem de Veri Leta résonne comme La symphonie fantastique dont l'écriture novatrice fera de Berlioz, jeune compositeur de vingt-sept ans, un maître reconnu de l'orchestration. Une symphonie démoniaque faisant entendre des cris étranges, parodiant le  Dies irae ( justement !), l'artiste ne se réveillant du Songe d'une nuit de Sabbat que lors de l'apocalyptique accord final ...

 


4)Nouvelle du recueil Fictions de l'écrivain argentin Jorge Luis Borges dans laquelle la bibliothèque est le symbole de l'univers ( Gallimard 1957 pour la traduction française)

5) La Tempête , réflexion sur le pouvoir et métaphore de l'incursion d'un autre monde dans la réalité. Prospero qui a dépossédé Caliban de son île, s'y croit devenu maître de l'illusion...

6) Beckett s'est toujours opposé à ce que Eleutheria ( qui signifie liberté en grec) cette pièce écrite en 1947 soit publiée , mais elle le fut pourtant de manière posthume en 1995, sans pour autant être autorisée à être montée sur scène .

7) C'est Félicien Marceau qui a remarqué que dans la comédie de Balzac Marcadet le faiseur on passait son temps à attendre un certain Godeau ...

 

 

Florian Mazoyer fait preuve, sans conteste, d'une grande érudition et d'une belle envergure et sa capacité à maîtriser une construction complexe devrait pleinement pouvoir s'exprimer dans un texte long. Mais il faudrait , sans renier son style pour autant, qu'il aille vers plus de simplicité et gomme cette tendance excessive à la préciosité qui ne semble satisfaire que son seul plaisir.

On comprend pourquoi Gallimard a misé sur ce jeune écrivain et, espérant que ce dernier s'est enfin libéré , on attendra la publication du roman auquel il travaille actuellement pour savoir si le pari est réussi.

 

 

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Démiurge et autres nouvelles, Florian Mazoyer, Gallimard mars 2011, 107 p.

 

 

 

EXTRAIT :


Gaudium, p.71/72


     (...)

   Avant cette retraite maudite, il avait été Jonathan Freieman. Auteur à succès couronné très tôt par les lauriers de la gloire et golden boy de la littérature dont le postérieur prétendait aux sièges usés de l'Académie. C'était en 1951. Six ans après l'assèchement des mamelles de la guerre, dont la lie avait taché la conscience de l'homme. Freieman, loin des culbutes du nouveau roman, avait écrit sa première oeuvre dans le compost encore fumant de Paris. Orphelin, résistant, éclairé, il s'était entièrement donné à ce labeur ingrat dont il ne s'écartait que pour se rationner . Il aurait pu appeler son premier roman Décombres ou Ruines, il lui préféra Gaudium. L'utilisation d'un terme latin ne relevait aucunement d'une volonté de pédanterie outrecuidante, il se suffisait simplement à lui-même en tant que titre. Jonathan, du haut de ses vingt-quatre ans , ne prétendait pas révolutionner le monde des lettres, c'est pourquoi il se détachait des nouvelles écoles florissantes, en prônant son amour pour le classique, il ne cherchait pas querelle aux mots – il leur était trop redevable – en les écartelant et les disséquant pour en tirer tout leur suc. Il bêchait sa terre, la pétrissait, la raclait avec la pointe de son stylo, en faisait glisser les mottes brunâtres entre ses doigts, afin d'en puiser la sève magique et précieuse qui, au contact de son âme, féconderait une page laissée en jachère par le plomb et le sang des combats, afin de la nourrir et de la faire germer. Telle était sa démarche, celle d'un besogneux qui avait appris à ployer l'échine sous le labeur et dont la langue pâteuse et asséchée dialoguait sourdement avec les éléments, l'encre qui parfois sortait de son lit et s'ébattait à l'air libre, à peine retenue par la digue d'une main tremblante et fébrile ou le grésillement d'un filament solaire qui brûlait et le laissait plongé dans l'ombre de cette éclipse inopinée. Durant six ans, Freieman avait été happé par ce travail, oublieux de tout ce qui l'entourait jusqu'à ce matin de mai où il avait mouché son manuscrit d'un point final. Puis, ça n' avait été que silence , silence de son âme repue, silence de son corps affamé.

    (...)

 

 

 


Publié dans Micro-fiction

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H
<br /> <br /> Merci pour ces découvertes que je parcours peu à peu ! (j'ai hâte également de voir la revue sur Pessoa, que j'aime beaucoup !)<br /> <br /> <br /> A bientôt !<br /> <br /> <br /> <br />
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