"Deux étrangers" de Emilie Frèche
Deux étrangers, le dernier roman d'Emilie Frèche témoigne du métier de ce jeune et prolixe écrivain qui assurément sait raconter des histoires. Tout en brassant de nombreux thèmes annexes, il a pour sujet central la transmission, la reproduction et l'héritage dans le cadre de la famille, ce lieu où se forgent des destins individuels s'inscrivant dans une lignée.
Après une enfance douloureuse, traumatisée par les humiliations et les violences verbales d'un père dominateur et la lâche soumission amoureuse de sa mère à cet homme tyrannique, Elise, la narratrice, s'est en apparence dégagée de l'emprise paternelle et le noyau familial originel s'est délité. Avec Simon et ses deux enfants, elle a construit son propre foyer, veillant à se démarquer du modèle parental, tandis que son frère, si complice autrefois, s'éloignait d'elle. Son père, lui, s'est installé au Maroc suite au décès de sa femme. Séparés par une mer et sept ans de silence, le père et la fille sont devenus des étrangers.
Un jour «quelqu'un» appelle au téléphone :«il faut que je te voie, je suis à Marrakech, je t'attends avant la fin du mois» énonce laconiquement son père avant de raccrocher. Et, d'autant plus vulnérable qu'elle reçoit cet appel au moment où l'équilibre de son couple vient par sa faute d'être remis en cause, la laissant totalement désemparée, Elise s'exécutera en petite fille obéissante ...
Se réfugiant d'abord dans la vieille Renault 5 ayant appartenu à sa mère «comme in utero», elle prendra courageusement la route au volant de cette épave, traversant la France et l'Espagne jusqu'à enfin devoir en être expulsée pour rejoindre son père de l'autre côté de la Méditerranée. Un long périple solitaire prétexte à une remontée dans le temps facilitée par l'âge du véhicule qui lui impose de nombreuses étapes. Au cours de ce double voyage dans l'espace et dans le passé, véritable parcours initiatique en quête de vérité et d'identité, Elise tentera d'analyser sa relation avec son père, de comprendre ce dernier afin de mieux se connaître pour pouvoir retrouver «un soupçon d'équilibre» et affronter ce monde aussi hostile qu'une «forêt amazonienne».
On pourrait formuler un certain nombre de critiques sur ce roman mais elles s'estompent dès lors qu'on le considère sous un autre angle.
Si de nombreux thèmes intéressants sont brassés, certains sont en effet évacués un peu rapidement. Quant aux personnages, hormis Elise qui nous fait partager son monologue intérieur, ils sont dépourvus d'incarnation : son compagnon, ses enfants, son frère sont réduits à de simples silhouettes tandis que sa mère et même son père, malgré leur omniprésence, restent bien caricaturaux et présentent parfois quelques incohérences. Les descriptions de certains paysages et décors pourraient de même être tirées d'un guide touristique ou d'une revue de décoration. Et l'auteure a beau inscrire cette histoire dans notre époque et dans celle de la génération des trentenaires en soignant de nombreux détails réalistes, en faisant des références musicales et cinématographiques abondantes ou en établissant des parallèles judicieux avec l'actualité nationale et internationale, cela ne la rend pas plus crédible.
Pourtant, on est vraiment séduit par cette histoire plus complexe et profonde qu'il n'y paraît et on est emporté par le rythme impulsé par l'auteure qui en multiplie les péripéties avec beaucoup d'imagination et de fantaisie.
Dans un style efficace et plein d'allant, Emilie Frèche réussit en effet à faire avancer ce récit de manière inéluctable avec beaucoup de vitalité tout en déployant une multitude de retours en arrière et de digressions habilement amenés qui n'en réduisent aucunement la tension. Elle n'aime visiblement pas s'appesantir, préférant suggérer et renouveler sans cesse notre attention en variant les décors et les éclairages, les tonalités. Son humour décapant et rageur virant parfois avec bonheur au fantastique et à l'onirique s'infléchit, s'allège peu à peu, et elle ne dédaigne pas une certaine gravité, émaillant son texte de brèves et pertinentes réflexions ou de rapides et sensibles notations psychologiques.
Avec finesse – et c'est là à mon sens l'aspect le plus intéressant du livre - , elle réussit à brouiller les frontières entre rêve et réalité et à s'enfoncer dans les profondeurs de l'inconscient, complexifiant ainsi les niveaux de lecture de ce roman dont l'héroïne semble ne «voyager qu'en songe». Une héroïne nourrie de livres et de films qui aime sans doute regarder de vieilles photos et cartes postales et s'évader en lisant des guides de voyage. Tout pour elle semble prétexte à décoller de la réalité : le regard insistant et troublant d'un homme, des informations écoutées à la radio, des images vues à la télévision ou même un appel téléphonique ... Elise souffre manifestement d'un manque, elle a un immense besoin d'amour et de valorisation. Il lui faut sans cesse entrer «dans la lumière d'une poursuite», s'inventer des histoires dont elle est la vedette pour exorciser ses peurs. «Elle n'habite plus le réel» et, dans cette optique, les SMS récurrents qui maintiennent le lien avec Simon et ses enfants durant son périple apparaissent comme de simples rappels au quotidien qui la font redescendre sur terre. On se prend alors à douter de tout, de son métier de rédactrice de guides touristiques, de sa trahison de Simon, de l'existence-même de son père ...
Car ce roman semble aussi porter en creux l'«ombre chinoise» d'un père disparu dont sa mère lui rappelait sans cesse l'amour qu'il lui portait, ce regard complice qui les liait. Un père peu connu, un étranger dont le temps a effacé les traits qu'il lui faut imaginer, ressusciter, pour pouvoir à son tour renaître. Son père l'appelle de son «paradis» et Elise doit prendre le chemin de sa «maison» qui n'a rien d'un «logis de France». Un chemin qui la conduira à sa «Terre» originelle qui n'est pas non plus l'Algérie où ce Juif séfarade vécut sa petite enfance. Et ce n'est qu'en retrouvant le lointain souvenir de la langue des Juifs d'Espagne contraints de traverser la Méditerranée, de ce «ladino», «langue d'un monde à jamais englouti» que son père comprenait si bien qu'elle pourra rétablir ce lien détruit et retrouver ses racines, recueillir son héritage.
Le voyage d'Elise fait alors écho non seulement au voyage du père mais à celui de tous ces «Juifs errants» qui n'ont en partage qu'une culture, des fêtes religieuses «mais aussi une cuisine». Un voyage pour recevoir sa judéité en héritage et s'inscrire comme «un tout petit maillon» dans «une chaîne qu'on ne rompt jamais».
Deux étrangers, Emilie Frèche, Actes Sud janvier 2013, 288 p.
(article publié sur La Cause littéraire , le 18/02/13)
A propos de l'auteure :
http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89milie_Fr%C3%A8che
Et le tout nouveau site d'Emilie Frèche :
EXTRAITS :
p.9/10
(...)
J'ai longtemps considéré la relation névrotique que mon père entretenait avec cet animal comme preuve tangible de sa folie. Et puis en grandissant, je me suis rendu compte que la plupart des gens qui possédaient des chiens étaient comme lui. Ces gens-là pouvaient insulter leur femme, maltraiter leurs gosses, se comporter comme des porcs avec leurs amis, ils restaient avec leurs chiens des personnes absolument délicieuses. Parce que les chiens ont cette qualité unique d'être à la fois serviles et aimants. Il suffit de savoir les dresser. S'ils sont bien dressés, les chiens obéissent au doigt et à l'oeil. Ils acceptent les brimades, les privations, le mépris. Certains enfants aussi, seulement les enfants, quand ils deviennent grands, vous en veulent et vous quittent – pas les chiens. Les chiens restent. Jusqu'à la fin. Parce que les chiens n'éprouvent pas de rancoeur. Parce qu'ils ne connaissent pas la honte. Vous les insultez et cinq minutes après ils sont de nouveau là, blottis à vos pieds, en train de vous lécher la paume des mains... N'est-ce pas excitant ? Quand on possède un chien, il est impossible de ne pas abuser de son pouvoir. Cela réclame trop d'efforts. Trop d'humanité. Depuis que j'ai compris cela, je me suis toujours méfiée des gens qui avaient des chiens. Jamais par exemple je n'aurais pu avoir une histoire avec un homme qui aurait eu un caniche, ou même un tout petit chihuahua.
Non, je n'aurais pas pu.
(...)
p.25/26
(...) Je me passionnais pour les voyages. Ils étaient le seul moyen que j'avais trouvé pour quitter le foyer familial, pour mettre une distance salutaire entre mon père et moi, mais c'était un moyen relativement médiocre car il ne se conjuguait qu'au futur. Je n'avais ni l'âge, ni les moyens de prendre mon sac à dos et de partir traverser l'Europe. Je ne pouvais donc voyager qu'en songe, dire un jour, je partirai, mais ce jour me paraissait à des années-lumière. Mon frère, lui, avait été bien plus malin que moi. Plutôt que de prendre de la distance, il avait décidé de prendre de la hauteur, dès l'âge de douze ans, il s'était entièrement consacré à l'alpinisme, et son départ avait été immédiat. En s'élevant au-dessus de notre petite famille, mon frère s'en était libéré instantanément, comme le neutron se détache de l'atome, et personne ne s'était rendu compte de rien. Paul allait simplement faire du sport. Paul allait grimper. Bientôt, pourtant, il y consacrerait tous ses week-ends, toutes ses vacances, bientôt, on ne le verrait plus qu'en coup de vent et il nous deviendrait totalement étranger, mais les choses se feraient sans que jamais aucun mot ne vienne nommer la réalité, et celle-ci s'inscrirait dans le temps sans douleur. (...)
p.130
(...)
Devant le miroir de la micro-salle de bains de cet hôtel du Pyla, sous la lumière crue des néons, je passe un long moment à chercher le nez busqué que j'ai hérité de ma grand-mère maternelle. Ce nez-là n'est plus. Je l'ai fait disparaître, c'était il y a des siècles, et j'ai vieilli sans, sans cette partie-là de ma famille, maintenant je ne ressemble plus à personne, pas même à mes fils qui pourraient être ceux de ma grand-mère. J'avais un nez semblable au leur, avant. Un nez juif. Plus juif encore que les nez croqués par les dessinateurs des pires brûlots antisémites de l'Occupation, et mon père avait fini par en faire une obsession. De plus en plus souvent, alors que nous étions tranquillement en train de dîner, ou de regarder la télévision, il m'attrapait par le menton et me forçait à lui présenter mon profil. On aurait dit qu'il voulait s'assurer de la bonne évolution des choses, comme si je n'avais pas eu un nez au milieu du visage mais un énorme bouton d'herpès. J'avais pourtant déjà atteint ma taille adulte, mais c'était comme si les choses pouvaient encore empirer (...)
p.188
(...)
Le ladino était une langue étrange que je n'avais jamais entendue ailleurs que chez Perla, et que mon père semblait parfaitement comprendre sans pour autant vouloir la parler. Pour quoi faire ? Chez Perla, il n'avait pas besoin, comme devant les cousins alsaciens de ma mère, de prouver qu'il était un Juif espagnol. Et cette langue était la leur. Doté d'une syntaxe hébraïque mais d'un vocabulaire roman, le ladino avait été inventé par les rabbins de la péninsule Ibérique pour traduire et enseigner les textes sacrés puis, quand on les avait chassés, les Juifs espagnols avaient emporté cette langue au Maroc, en Tunisie, au Portugal, en Turquie, en Algérie. Comme le yiddish, le ladino était la langue sacrée de l'exil. De l'errance. La langue d'un monde à jamais englouti et qui disparaîtrait bientôt elle aussi, avec les derniers anciens parce que plus personne ne savait la chanter,(...)