Du style de Jérôme Ferrari et de l'intérêt de la critique...
Le succès public de Où j'ai laissé mon âme, le sixième et dernier livre de Jérôme Ferrari a permis, pour la première fois, de pouvoir lire de nombreux commentaires sur le style de cet auteur dans la presse et surtout sur le web .
Suite à une première salve très élogieuse louant le "styliste", quelques critiques ont commencé à s'élever, dont certaines assez virulentes. Et je trouve dommage qu'aucun dialogue ne s'instaure entre ces points de vue opposés, que l'on se contente de prendre acte de la variété légitime des goûts et des interprétations de chacun sans chercher à aller plus loin.
Deux articles de la blogosphère - la chronique de Joël Jegouzo ainsi que les commentaires de Noann suite à son billet (1) - ont particulièrement retenu mon attention. Car ces chroniqueurs, qui justifient leurs critiques avec plus ou moins d'érudition mais avec sincérité, ont en commun de faire grief à l'auteur de son style qu'ils jugent révélateur d'intentions inacceptables de sa part.
Ils ont donc pour moi un double mérite :
Inciter à réfléchir à la déontologie de la critique, qu'elle soit le fait de spécialistes ou de simples lecteurs exprimant leurs "coups de gueule" . Amener à formuler, à préciser en retour sur quoi se fondent ses propres éloges .
1) J'ai déjà dialogué avec Noann au sujet de ce billet, mais sur d'autres aspects de sa critique
Alors, ampleur et beauté du style ou emphase et esthétisme ?
Il est peu pertinent de dissocier la forme du fond , mais cela m'apparaît néanmoins utile dans un premier temps . Je commencerai donc par m'attacher au style avant d'analyser son adéquation au sujet.
Tout d'abord ,pour répondre à Noann, la langue de Ferrari n'est en effet pas "simple", c'est une écriture qui se démarque de l'oralité ; elle n'est pas non plus "élégante" et je ne pense vraiment pas que l'élégance soit la préoccupation majeure de l'auteur.
Ce qui domine, à mon sens dans cette écriture , c'est son ampleur et sa fluidité, mais aussi l'importance des images - souvent oniriques - et la musicalité. C'est une mélodie qui se développe souvent de manière continue, passant d'une grande douceur à des sommets incandescents, un chant qui emporte la majorité des lecteurs mais déplaît fortement à d'autres et notamment à Joël Jegouzo qui ne succombe pas aux "chanteurs de charme" .
L' appréciation d'un style est bien sûr très subjective mais il me semble qu'au-delà des goûts de chacun celui de Jérôme Ferrari, reconnaissable entre tous et donc non dépourvu d'originalité, a peut-être pour certains le tort de n'être pas moderne ( et je ne vise dans cette remarque générale ni Noann, ni même Joël Jegouzo dont je ne connais rien d'autre que l'article cité). Rien de sec, d' âpre, de brut, de heurté ou de grinçant... Ample, fluide, harmonieux, il a le tort d'être beau et donc facilement aimable. Peut-être , d'ailleurs, ce style ,qui ne correspond pas à ce qui est prisé par l'avant-garde depuis un certain temps déjà, est-il plus novateur qu'il n'y paraît ...
Quoi qu'il en soit, cette ampleur et cette beauté peuvent parfaitement être ressenties comme "emphase", "pompe" , "éloquence" "virtuosité" - dans la connotation péjorative du terme - sans qu'il soit besoin de s'en émouvoir.
Si je suis emportée par l'écriture de Jérôme Ferrari, j'apprécie également de nombreux styles radicalement différents car l'important, pour moi, c'est l'ensemble. Et je ressens dans les textes de cet auteur, justement, une grande cohérence entre le fond et la forme , cohérence pouvant naître de leur dissonance apparente qui devient consonance lorsque l'on se situe à une autre échelle.
Un facteur source, à mon sens, d'erreurs d'interprétation .
Noann , n'ayant rien lu de cet auteur auparavant, a pensé que ce style "appuyait fortement le propos " et se révélait ainsi très "démonstratif " , et il affirme que l'auteur a échoué à lui faire aimer les militaires . On rejoint l'accusation de purification et de glorification des bourreaux de Joël Jegouzo, pour lequel le style édulcore la matérialité des faits , et dont je ne sais s'il est, lui, un habitué ou non de l'univers de l'auteur.
Si de telles critiques sont apparues, cela tient aussi au sujet de départ de ce roman: la torture pendant la guerre d'Algérie.
Beaucoup en effet n'ont pas réussi à dépasser cette violente réalité historique encore sensible et ont négligé de prendre le recul que donnait la fiction. Le titre de l'article de Joël Jegouzo , La torture en Algérie, un genre littéraire virtuose , en est un indice, de même que le reproche de Noann de ne rien avoir appris sur la guerre d'Algérie en lisant ce roman.
Tous deux me semblent s'être montrés, de ce fait, aveugles à certaines thématiques qui traversent ce livre comme tous les précédents de l'auteur, un aveuglement renforcé quand on ne connaît pas ces derniers .
Ceci devrait interpeller sur leur propre pratique tous les critiques et les lecteurs/blogueurs faisant part de leur ressenti sur la toile 2), et je ne m'exclue pas du lot :
A-t-on le droit d'émettre une critique virulente sur un livre en faisant un procès d'intention à son auteur quand on n'a pas lu ses autres livres, quand on ne connaît pas son univers ? Et même, plus simplement, quand on peut toujours, en toute "honnêteté", n'avoir pas compris un aspect du livre , en avoir fait une lecture tronquée ?
Certains lecteurs ont donc été choqués de ce que la violence de faits réels s'accompagne de ce style , ils l'ont mal interprété, d'où leur agressivité envers l'auteur.
Un auteur accusé d'esthétisme et de "complaisance" . Complaisance envers les "bourreaux " - ou les "militaires - d'un auteur qui ne s'affecterait que du désir de les "purifier" et même de les "glorifier" par "l'esthétique du style" . Vanité d'un "homme de lettres" utilisant l'horreur comme "prétexte à sa virtuosité " ,pour J. Jegouzo, ou d'un auteur qui "en ajoute(rait) et se ser(virait) du sordide, avec un style racoleur " dans un "genre littéraire démonstratif bien dans l'air du temps" , pour Noann...
Ces critiques dépassent l'appréciation du style , du texte , pour s'attaquer aux intentions supposées de l'auteur . Elles visent l'écrivain en se fondant, non sur ses propos personnels mais sur ses écrits fictionnels - et même sur une lecture amputée de ces derniers. Elles ne sont pas recevables à mes yeux et ne relèvent plus de la liberté des goûts et des interprétations de chacun.
2) Les blogs sont des espaces publics où les écrits restent longtemps, et facilement , accessibles ce qui donne une responsabilité certaine à ceux qui s'y expriment...
Les livres de Jérôme Ferrari portent un regard d'une extrème lucidité sur le monde et sur les hommes , dont ils sondent la complexité avec un recul d'une grande maturité . Et là, le propos, à défaut du style, est souvent rude, grinçant . On ne peut y déceler une once de complaisance sur la violence, aucune purification ni glorification des tueurs ni des bourreaux, mais ses propos peuvent parfois être très dérangeants car jamais manichéens .
Le style de l'auteur n'épouse pas le désordre du monde ni la violence et la laideur des hommes , mais cette dissonance revêt une grande cohérence et est pour moi recherche d'harmonie.
Déjà présente dans certaines nouvelles de Variétés de la mort et dans Aleph zéro, la recherche d'harmonie me semble en effet au centre de l'oeuvre de cet auteur après ce que j'appellerai le " tournant algérien" (entre Aleph zéro ,2002, et Dans le secret ,2007, 5 ans de silence, dont 4 passés en Algérie...)
Jérôme Ferrari, s'il nous donne le vertige en nous montrant des abîmes ne tente jamais de nous y entraîner, cherchant sans cesse à trouver "l'équilibre" sur la crête. Et j'utilise encore un langage musical pour dire l'importance que joue pour moi le style dans cette recherche d'harmonie. Il me semble tendre à "accorder" les contraires , à harmoniser le chaos du monde et les contradictions des hommes, leur dualité. (Rien d'étonnant alors dans cette fascination de l'auteur pour l'appréhension mystique de l'univers .)
"Accorder" le passé et le présent, l'ici et l'ailleurs, le rêve et la réalité, unifier cet éclatement dans une fusion du temps et de l'espace, du réel et de l'onirique, soulignée par l'ampleur et la fluidité du style et tendant à une sorte d'éternité sereine . Concilier la violence et la douceur, la beauté et la laideur, la jouissance et la souffrance , la vie et la mort...
L'empathie ou la compassion qui émane des livres de l'auteur me paraît également s'intégrer dans cette recherche d'harmonie. Et c'est en partie du style que naît cette compassion qui accompagne la lucidité de son regard sur les hommes . C'est en partie grâce à lui qu'émerge aussi la lumière de la rédemption possible qui éclaire la noirceur de ses romans .
C'est ce style qui permet à l'auteur , me semble-t-il, d' exprimer à la fois un pessimisme sur les hommes et sur le monde et une foi paradoxale en l'homme et en la vie. Sa perfection - résultant sans doute d'un humble travail - me paraît alors plutôt contribuer à faire entendre au lecteur cette "cinquième note" (3), celle qui donne l'espoir que "l'homme déchu" n'est pas "tout à fait abandonné".
Et ceux qui ne l'entendent pas sont en droit d'estimer cette virtuosité inefficace et même agaçante mais non de lui supposer des motivations dont ils n'ont ni preuve , ni indice...
3) Voir l'extrait n°2, suite à ma chronique sur Dans le secret