Entretien avec Anne-Catherine Blanc
Anne-Catherine Blanc est née et a grandi au Sénégal. Professeur de Français, elle est revenue en France après avoir exercé en Afrique du Nord et à Tahiti.
Elle a publié au Vent des îles un premier roman , Moana blues, qui reçut le Prix des étudiants de l'Université de Polynésie française en 2003 et , chez Ramsay, L'astronome aveugle en 2009 et Passagers de l'archipel, un recueil de nouvelles, en mars 2011.
E.C. : Après un premier roman puis un conte, vous venez de publier un recueil de nouvelles : Passagers de l'archipel. Est-ce le sujet abordé qui vous dicte le choix de la forme ou cette variété de genres littéraires traduit-elle plutôt une curiosité de votre part, un désir d'exploration ?
A-C.B. : Les raisons de cet éclectisme apparent sont multiples. Certaines sont très prosaïques. Tout d’abord, mes livres ne me font pas vivre et mon métier absorbe une grande partie de mon temps. Donc pour l’instant, je produis surtout des textes courts : ni Moana ni L’Astronome ne dépassent deux cents pages. Comme, en outre, je suis une maniaque du mot juste, du rythme juste, etc., je peux passer des heures à peaufiner trois phrases qui ne me satisfont pas. Imaginez un peu le temps que me prendrait un roman-fleuve ! Il y a aussi les choix éditoriaux. Mes tiroirs sont pleins de manuscrits refusés. Ceux acceptés jusqu’ici appartiennent à trois genres de récit différents… c’est un peu dû au hasard. Avant d’être acceptés, ils ont d’abord été refusés ailleurs.
Mais c’est vrai, j’aime aussi l’exploration, rien ne me pèse comme la routine, surtout quand il s’agit d’écrire. Et puis je redoute les étiquettes que l’on vous colle d’autorité, j’essaie d’y échapper par la variété des sujets et des formes. Ceci dit, vous avez raison : un recueil de nouvelles, c’est aussi un archipel, dont les îles peuvent avoir des traits communs tout en gardant chacune son caractère propre, au point pour certaines de beaucoup se démarquer des autres.
E.C. : La cosmogonie des peuples du Pacifique «ignore les continents» et la mer est omniprésente dans vos trois livres dont le premier et le dernier ont pour cadre Tahiti. Votre long séjour dans cette île a-t-il influencé votre écriture ?
A-C.B. : Impossible de vivre à Tahiti sans être imprégné de l’esprit des lieux, à moins d’être totalement insensible, blindé, bref : civilisé. Cela s’est vu et se voit encore : certains débarquent dans l’île la tête pleine des clichés qu’elle véhicule dans notre pauvre imaginaire occidental, nivelé par les images publicitaires, certains croient y trouver la rédemption du simple fait de leur venue : ceux-là ne s’en remettent pas. Ils ne sont plus que déception, rancœur et raideur. D’autres viennent juste y faire du fric. Tahiti et les îles du Pacifique dégagent un « mana », une aura puissante, mais ce n’est pas tout.
Je suis née, j’ai grandi au bord de la mer, sur la mer, sous la mer. J’ai su nager avant presque de savoir marcher. Atlantique, Méditerranée, Pacifique, je navigue et je plonge depuis ma petite enfance. La mer est l’espace de l’abîme intérieur. Celui que l’on croit explorer indéfiniment alors qu’on demeure, contraint et forcé, à sa frange infime. Celui dont on remonte des perles, des coquillages et des cadavres gonflés. Celui où l’on évolue en trois dimensions, comme un oiseau dans l’espace, mais au prix de l’apnée. Où le sang gicle vert quand il se mêle à l’eau salée. Où l’on peut soit planer dans le bleu, soit sombrer dans les ténèbres, le ‘ere ‘ere. Dans une ivresse identique.
E.C. : La première de vos nouvelle est dédiée à Dagmar Bergmann. Ce fut l'occasion pour moi de découvrir les "peintures lyriques abstraites" de cette artiste sur son site * et j'ai vraiment été frappée par la parenté unissant vos deux univers - et notamment par la recherche d'harmonie qui émane de vos deux oeuvres. Vous sentez-vous en connivence avec ce "bleu intérieur" décliné par Dagmar Bergmann dans ses toiles ?
A-C.B. : Je ne connaissais pas le travail de Dagmar avant qu’elle ne lise Moana blues et me contacte par l’intermédiaire de l’éditeur. Depuis, j’ai visité une de ses expositions, nous nous sommes rencontrées – brièvement, compte tenu des contraintes géographiques - et appréciées, je l’espère en tout cas. Nous restons toujours en contact. Je suis fascinée par son univers, par la vibration de ses bleus, moins sombres, moins compacts que les miens.
E.C. : Poerava, la nouvelle qui ouvre Passagers de l'archipel, est déjà parue dans une revue en 2009 - année de publication de L'astronome aveugle - et les deux dernières nouvelles de ce recueil me semblent se démarquer nettement des quatre premières. Quand ces nouvelles ont-elles été écrites ? L'ont-elles été à la même époque ? Et comment s'insèrent-elles dans l'ensemble d'une oeuvre initiée en 2002 avec Moana blues ?
A-C.B. : Les nouvelles ont toutes été écrites à Tahiti, sur une période de trois ou quatre ans, juste après Moana Blues (qui a mis trois ans à trouver un éditeur), certaines en même temps. Il y en a six dans le recueil, mais j’en ai au moins autant en réserve!
L’Astronome aveugle avait été esquissé en France, quelques années auparavant, puis laissé en plan. Je l’ai repris lui aussi à Tahiti, juste après Moana. J’avais besoin de me remettre de cette sombre histoire de deuil à la chronologie bouleversée, au langage rocailleux, en écrivant un récit fluide, linéaire, classique. De plus, à cette époque je me sentais, au bord du lagon, nostalgique de la Méditerranée, de ses paysages, de ses fragrances : le cerveau humain est bourré de contradictions ! Bref, tout a été écrit à Tahiti, même si les nouvelles ont été peaufinées après mon retour en France métropolitaine. J’avais d’autres projets en même temps, j’en ai toujours plusieurs à la fois, que je reprends, que j’abandonne… le hasard est donc pour beaucoup dans la construction de mon « œuvre » encore bien modeste.
Les deux nouvelles qui terminent le recueil sont en effet différentes des autres, mais je les revendique tout autant. Partout sur terre, la tragédie frôle le mélodrame, le rire grince mais retentit quand même entre deux sanglots. L’humour est souvent la patience des petites gens, qui n’ont pas d’autre emprise sur la noirceur du monde. Tatie Vénucia dans Le sauvetage de tonton Philibert est pour moi une héroïne tragique, immolée dans son deuil par un homme acariâtre, alcoolique, confit dans la bière et l’égoïsme. Que la mésaventure du mari soit burlesque ne change rien à la douleur de l’épouse et n’empêche pas celle-ci de se retrouver, à la fin, dans la position d’une victime que personne ne plaint vraiment. C’est son ultime défaillance qui fait rire, alors même qu’elle témoigne de sa fidélité à un mari indigne. Quant à Jipé et Teiki, les gendarmes de La fourgonnette, ils doivent affronter une situation grandguignolesque qui pour une fois, se dénoue à leur avantage. Pour une fois… cela ne les empêchera pas de devoir poursuivre leur lutte quotidienne contre la bêtise, le pouvoir de l’argent, la prévarication et une forme larvée de racisme. Si ces nouvelles sont plus légères en apparence, elles n’en dressent pas moins un constat amer. De plus, il m’était impossible de parler du Tahiti des petites gens, celui de la débrouille, de la bibine et des tacots pétogènes, sur un ton toujours tragique : là-bas, pour peu qu’on veuille ouvrir les yeux, les oreilles, le rire fuse souvent et les incidents burlesques, les visions cocasses surgissent à chaque coin de rue. L’origine de ces deux nouvelles sont des brèves de La Dépêche de Tahiti ! Les situations sont authentiques. Je n’ai fait que broder sur leurs quelques lignes. Notre société rabotée, policée, millimétrée, standardisée, aveuglée par le mythe du 100°/° sécuritaire, n’offre plus ces tableautins, ou de moins en moins. Elle ghettoïse leurs personnages dans des squats, des quartiers réservés ou des trous de campagne, en attendant d’enfin les couler au moule, par la force si nécessaire.
E.C. : Vos héros semblent toujours en mouvement, en recherche, même quand ils ne se déplacent pas géographiquement : plongée rédemptrice de Paulo, le héros de Moana, dans son abîme intérieur, voyage initiatique de l'astronome aveugle, voyage touristique se muant en voyage initiatique de Colette, l'héroïne de votre quatrième nouvelle... L'errance est-elle pour vous avant tout une quête ? La rencontre de l'inconnu, de l'autre, une manière de découvrir l'autre qui est en soi ?
A-C.B. : Je vous répondrai par deux citations. La première : « Voyage, si tu veux prétendre à quelque valeur : c’est en parcourant le ciel que le croissant devient pleine lune » (Al-Aaz Ibn Qalaquiss). Et l’autre : « Le parfait voyageur ne sait où il va » (Lie Tseu). La sagesse bouddhiste affirme qu’il n’y a d’immuable que le changement. Vouloir figer l’instant, le confire dans un sirop de sécurité, c’est en évaporer l’essence même. « En équilibre », dans notre langue française, peut signifier soit « stable, solidement planté » soit « en danger de chute ». Tout est résumé dans ce paradoxe lexical. Disons que je cherche l’équilibre, sûre de ne le trouver que dans le mouvement perpétuel. J’évolue sur le fil avec cette seule certitude : si tu te figes, tu dégringoles. Hue donc ! Cette farandole des atomes que nous dansons tous, même sur place, même à notre insu, génère des étincelles, des frictions, des coups de feu, des coups de foudre. Elle génère la vie.
E.C. : Vos trois livres s'inscrivent dans un double univers, un univers maritime presque spirituel mais aussi un univers plus "terre à terre", celui des petites gens. Est-ce attachement, fidélité à un monde connu ou désir d'exalter toutes ces joies simples à la portée de tous comme un chemin vers le bonheur et la sagesse dans une optique un peu épicurienne ?
A-C.B. : Un peu de tout ça, je pense. Bien qu’exalter les joies simples… les savants, les artistes, les saints, les sages, les fous ne font pas autre chose depuis des millénaires. Et tout le monde, ou presque, s’en balance. Alors, loin de moi la prétention d’être mieux écoutée qu’eux. Que chacun se débrouille et se tricote un destin, avec tous les fils que le hasard veut bien lui tendre. Et tant pis pour lui s’il n’en tire qu’un sac de nœuds. Quelques sages professeurs m’ont « élevée », au sens étymologique du terme, par leur enseignement, je leur en serai toujours reconnaissante. Mais ils ne m’ont pas appris à vivre. C’est aux « petites gens » - ils n’ont de petit que cet adjectif condescendant, plaqué sur eux par les « grands de ce monde » que je dois ce que la vie m’a appris de bon : le goût de l’instant présent, l’autodérision entre autres. Ne pas se prendre au sérieux, ne pas se croire irremplaçable, tout en essayant quand même de bonifier le peu qu’on est… comme le vieux calligraphe de Lignes de vie. Et surtout, en finir avec l’ombilicocentrisme ! A notre époque, les spéléologues du nombril envahissent tous les domaines, dans notre belle civilisation occidentale ! Tous, et en particulier la littérature. Pour user du « je » sans tomber dans ce travers, il faut s’appeler Montaigne, Proust ou Leiris ! Quant à l’autofiction complaisante… beuh… et la résilience, alors ? Nous trimballons tous peu ou prou les mêmes casseroles. L’important, c’est de les faire sonner dans le rythme !
E.C. : Votre style semble épouser ces deux univers. Votre écriture adopte en effet un registre simple et familier pour décrire ces petites gens avec humour et empathie tout en prenant une dimension très poétique et philosophique pour décrire la nature et notamment la mer. Est-ce le reflet de ce désir d'authenticité et d'harmonie qui semble émaner de votre oeuvre ?
A-C.B. : "Bonne question et je vous remercie de me l’avoir posée"… selon la formule consacrée, parce qu’à dire vrai, je ne me la suis jamais posée à moi-même ! Je ne change pas de registre consciemment, j’essaie de trouver le mot exact, celui qui colle à l’histoire que je raconte. L’essentiel est que les mots sonnent juste. L’harmonie, oui… ça, c’est essentiel. Quitte à modifier le registre pour ne pas devenir, soi-même, la casserole qui sonne faux. Et puis la simplicité, la familiarité n’excluent ni la poésie ni la philosophie. Demandez donc aux "petites gens".
E.C. : Et, pour terminer, avez-vous un projet d'écriture ou, peut-être, un manuscrit déjà en cours ? Allez-vous aborder un autre genre littéraire ?
A-C.B. : J’ai toujours une quantité de projets en cours ! Un roman semble sur le point d’aboutir, sous condition de révision du manuscrit avant acceptation définitive de l’éditeur. Mais je n’ose pas encore y croire ! J’attendrai de signer ! Et bien sûr, je travaille davantage sur un manuscrit en particulier. Il s’agit aussi d’un roman, au moins dans sa forme (ou son absence de forme !) actuelle. Je ne change pas de genre littéraire. Mais les thèmes, les cadres sont totalement différents de ce que j’ai déjà publié. Mort à la routine !
* http://www.dagmarbergmann.net/