Entretien avec Fadéla Hebbadj

Publié le par Emmanuelle Caminade

 


 

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J'ai découvert Fadéla Hebbadj* après la sortie de son premier livre,  L'arbre d'ébène  (2008) , un beau roman comportant plusieurs niveaux de lecture que j'avais chroniqué sur ce blog , réalisant  ensuite une interview de l'auteure pour la publier sur le site de Mediapart.


Son deuxième livre,Les ensorcelés (2010), dont j'ai également rendu compte, confirme à mon sens – s'il en était besoin - son talent d'écrivain.

 

*http://www.k-libre.fr/klibre-ve/index.php?page=auteur&id=1548

 

 

 

E.C.

Les ensorcelés, récit totalement autobiographique, raconte l'assassinat de votre mère et de votre soeur lorsque vous étiez  enfant ainsi que le déni de justice dont s'est rendu coupable l'Etat républicain en relâchant un assassin ayant prémédité ses crimes.
Et je suppose que ce livre vous a longtemps habitée.


Qu'est-ce qui a rendu possible son écriture, l'articulation du "cri" de votre histoire ?


 

F.H.  

Un cri, une sonorité épuisante, comparable à celle d'un nouveau-né m'a poussée à écrire Les Ensorcelés.  Un départ forcé. Un appel universel et littéraire. On perçoit toutes sortes d'émotions dans un cri. Il suffit ensuite de les retranscrire avec des mots. Mais il faut avoir un courage particulier pour s'innerver dans ses vibrations articulaires. On ne sait pas où on va. Qu'est-ce qui se passera après l'avoir énoncé ? Quand on posera sur le papier les traces et les articulations cohérentes de ce cri ? Quand on aura branché la machine à mots dans ce lieu ? On ne sait pas...  Ecrire, c'est être en exil.


Tous les départs en écriture sont des immigrations vers la réalité, une immigration qui n'offre aucune promesse de retour.
J'immigre dans la création, sur la seule terre qui ne me méprisera pas, difficilement accessible.  J'ai besoin d'elle pour accepter ce que je vois. Mais pour y entrer, il faut un appel. J'en ai eu de nombreux.  
Le dernier a été plus clair, mieux articulé. Il est sorti de moi et j'ai eu enfin le courage de l'écouter.
Je ne sais pas comment vous expliquer ! Ce cri entendu est un réel acte d'amour. J'ai invoqué ma mère comme Lucrèce invoque Venus pour être soutenue. J'ai invoqué celle qui m'a mise au monde pour raconter l'assassinat de ma mère et de ma soeur. 

 

 

E.C. 

Quand vous m'avez  annoncé le sujet des  ensorcelés  , je me suis demandée comment vous arriveriez  à trouver les mots justes. J'avais un peu peur en  ouvrant ce livre,  et puis j'ai été emportée d'emblée par ce souffle épique, ce lyrisme baroque qui, partant de vos racines, mêlait les Berbères et les Grecs et faisait de votre histoire notre histoire à tous ... 

Ce recours au mythe, ce langage littéraire qui semble s'être imposé, vous est-il apparu comme le plus approprié pour traduire cette violence  ?

 

 

F.H.  

Cette appréhension est légitime. J'ai écrit cette histoire en étant sincère, je ne pouvais vous décevoir. On ne peut écrire une histoire aussi forte que dans une parole juste, une parole vraie.
L'histoire parle d'un double assassinat, d'une triple tentative d'homicide volontaire, et d'une justice qui ne tient pas son rôle d'instance régulatrice et réparatrice pour le rétablissement de l'ordre social. La langue de cette histoire ne pouvait s'ériger qu'en mythe. Des actes universellement interdits ont été ignorés par la justice française de 1972. Dans une société juste, ils auraient été condamnés.


Ces drames non jugés renvoient au problème du sacré. Ils remettent en cause la justice d'où découle toutes les vertus et les qualités humaines. Le mythe était le seul récit possible. Cette histoire fait rechuter notre société à un stade pré-social, dans une sphère pré-juridique, à l'époque justement de la tragédie grecque, du côté des mythes fondateurs. Elle révèle les masques derrière lesquels se cache le visage de la barbarie.

Dans la Genèse, Caïn tue son frère Abel mais aucune loi humaine ne le sanctionne. Reste la justice divine qui punit sa descendance à souffrir. Avec la naissance de la tragédie grecque, Oeidipe tue son père, couche avec sa mère. La seule justice possible, c'est la sienne. Il se crève les yeux. Avec lui, les sources embryonnaires d'une justice sociale sont possibles. Elles s'enracineront dans l'élaboration d'une justice profondément humaine. Nous voyons bien à quel point Oeidipe, au-delà du symbole psychanalytique, est un personnage hautement politique.

A l'époque de Platon, le terme mythe signifie : "récit concernant les dieux, les êtres divins, des héros et des descentes dans le monde de l'au-delà." C'est un récit qui se maintient dans aucune démonstration, se distinguant du logos, du discours de la raison, du fait de narrer une démonstration d'une façon rigoureuse. Le mythe est le seul récit authentique qui n'a besoin d'aucune argumentation pour être entendu. Il possède une valeur archétypale universelle.

Il renferme des vérités et des enseignements qui posent les germes fondateurs de nouvelles structures politiques et sociales. il contient l'origine d'un projet d'humanité.
J'ai travaillé avec Serge Boimare. Il travaille sur les mythes avec les enfants en difficultés. Et ça marche. Les mythes offrent des structures psychiques  définitivement stables, une colonne  vertébrale psychologiquement ferme. 
C'est sur le plan social et politique que mon histoire situe son importance.
Faire devenir un fait divers en mythe, c'est imposer une force supérieure aux décisions judiciaires injustes.
La langue du récit  Les ensorcelés, en répondant aux institutions barbares, dans son corps verbal inébranlable et ferme, s'inscrit, en effet, dans mes racines Berbères et dans l'organisation de la cité grecque, là où commence notre civilisation.


 

E.C. 

Vous utilisez aussi d'autres styles pour évoquer "l'avant" et "l'après". Vous avez  ainsi donné la parole à l'enfant que  vous étiez avant ce drame, une petite fille insouciante vivant dans une famille aimante et joyeuse. Quant à "l'après", c'est un regard d'adulte qui analyse le dossier judiciaire en le resituant dans le contexte d'une époque , en le confrontant aux témoignages recueillis...


A-t-il été difficile de retrouver cette voix d'enfant qui nous parvient avec tant de simplicité ? 


 

F.H. 

Je ne sais pas. Est-ce vraiment une enfant qui parle avant ? Je ne sais pas. Si c'est le cas, ce sont mes souvenirs qui l'ont faite revenir. Votre  question semble supposer que les faits passés sont toujours présents, que je ne suis pas libérée de la jeune enfant de six ans. Sans doute, est-ce cette absence de distance qui me donne le pouvoir d'écrire ! Une cousine m'a dit : "quand tu parles de cette histoire, on a l'impression que tout ça s'est passé hier." C'est le refus de l'analyse qui me fait entrer en création. Ma démarche est anti-thérapeutique, elle narre une origine au présent. Quoi qu'il en soit, si une thérapie doit avoir lieu, c'est de toute évidence celle de la justice. 

Il y a, comme vous le précisez, trois langages. Les émotions de la petite fille, le dossier déposé froidement, avec la scène du drame d'une grande violence, et la conscience d'une adulte, qui ne se laisse pas duper par les événements.

A ces trois niveaux de langage correspondent trois consciences bien distinctes. La conscience de l'enfant qui vise les jours heureux, celle de l'analyste qui fait l'autopsie sous la forme d'un rapport de police, qui vient elle-même réveiller, une colère et une conscience revendicatrice. On suit les étapes logiques et chronologiques d'une succession d'événements qui renvoient eux-mêmes à une série de langages différents. Apparaît une trinité d'expression que je n'ai pas choisie, comme si la figure de la trinité, symbole de la civilisation judéo-chrétienne, devait être présente.
Mais finalement, en y pensant, il n'y a pas trois langages, mais quatre langages. Le prologue et l'épilogue représentent la langue allégorique à part. C'est la langue des mères, des femmes berbères. Je dois retrouver ce langage. Il est celui de ma véritable écriture.
C'est le langage de la paix créative.

 

 

Vous appuyer avec rigueur sur les pièces du dossier  vous  a-t-il aidée à contenir votre colère et à mieux comprendre?

 

Quand j'ai lu la vingtaine de feuillets, j'étais en colère. Rien, aucun procès. Je n'arrivais pas à accepter ce que je lisais. J'ai demandé à une voisine de lire le dossier pour être sûre d'avoir bien entendu, d'avoir bien compris. J'ai mis des mois avant de me calmer.
J'ai compris après d'où naissaient mes révoltes contre les injustices. 

 

 

E.C. 

Vos livres sont un démenti à l'idée communément répandue qu'un récit autobiographique ou un premier roman seraient forcément narcissiques.

Dans L'arbre d'ébène , vous rendiez hommage à Romain Gary et vous donniez voix aux sans-papiers, une voix digne et émouvante.

Dans Les ensorcelés , c'est à votre famille, à  votre père et à votre mère, à vos mères même, que vous rendez hommage et vous portez dignement la parole de tous les démunis qui ne parviennent pas à se faire entendre.

Votre écriture est ainsi  tournée vers les autres, vers les morts et vers l'avenir.Elle semble à la fois un hommage et un témoignage  mais aussi  un combat.

 

Vous définissez-vous comme un écrivain engagé? 

 

 

F.H.  

Toutes les oeuvres sont dans l'engagement. Comment peut-on s'intéresser à un livre qui ne nous concerne pas ? L'intérêt se limiterait à un vulgaire voyeurisme ! J'aime partager.
Le refus de l'engagement signifie qu'on renonce à changer le monde. Si écrire, c'est créer, sa puissance repose sur le désir de métamorphoser la réalité, au service des hommes.
La vie littéraire, c'est la créativité engagée. Le désengagement, c'est l'indifférence. Une oeuvre littéraire sert une cause supérieure à l'art. Pour moi, c'est la justice.
Un livre n'est pas une chose morte, désengagée de la vie.
Un jour parlerais-je pour ne rien dire, avec lâcheté, mais dans l'immédiat, il y a tellement d'absurdités à dénoncer.
 
  

E.C.  

Dans Libération (1), la journaliste Patricia Tourancheau loue Les ensorcelés avec quelque ambiguïté, signant un article où perce parfois une certaine condescendance. Elle m'a semblé plus s'attacher à décrédibiliser vos convictions, vos engagements et même votre personne qu'à dresser le portrait d'un écrivain. 

Sur Rue 89 (2) , on croit rêver en voyant Les ensorcelés classé dans l'abécédaire de la rentrée littéraire à la lettre "G comme guerre" ! . Et , sur un autre site (3) , on affirme que l'histoire se déroule en Algérie ...

 

(1)  http//www.liberation.fr/societe/01012293992-dans-sa-peine-perdue

(2)   http://www.rue89.com/cabinet-de-lecture/2010/08/21/abecedaire-de-la-rentree-litteraire-163133

(3)  http://www.myboox.fr/actualite/l-algerie-la-une-3863.html

 

Ces réactions vous surprennent-elles ? Comment les expliquez-vous ?

 

 

F.H. 

Raphaël  Sorin, mon éditeur, a orienté l'article de Patricia Tourancheau, en lui révélant, sans m'en informer, des précisions sur le contenu de l'enquête.  Quand j'ai lu l'article dans Libération pour la première fois, j'ai passé outre ces détails. J'ai pensé que c'était bien. Puis en relisant attentivement son article, j'ai remarqué les ambiguïtés auxquelles vous faites allusion.
Très vite, j'ai compris que j'étais au coeur de problèmes personnels qui ne me regardaient pas. Ils réglaient leurs comptes sur mon dos. Raphaël avait déjà publié deux ouvrages d'elle.

 Les journalistes ont une emprise directe sur les écrivains. Certains conflits privés peuvent déborder. Sans connaître les raisons de leurs litiges, il est évident que le photographe Bruno Charoy, qui a lui-même retravaillé mon image pour que j'apparaisse aux yeux des lecteurs comme une figure de malheur, que Tourancheau, qui me décrit comme respirant le malheur, et Raphaël Sorin, qui a dit que j'étais une parente éloignée du soi-disant polygame diabolisé par les médias, ont tous trois désiré me rendre infréquentable.
C'est une stratégie médiatique. 
Quant à Rue 89, je ne pense pas qu'il ait eu le temps de lire mon livre. Les folles soirées parisiennes privent certains critiques de temps pour lire intégralement les oeuvres qu'ils ont à charge de traiter.   
Je ne suis pas surprise.
Raphaël m'a dit : "on te brisera quand le livre sortira". Si des enjeux précis et clairs existent, ils semblent m'échapper.

Il n'y a aucune intelligence, à projeter sur un individu, une image de malheur. Ceux qui sont péniblement dérangés par mon livre, et qui confondent un cri inarticulé avec un manuscrit, devraient changer de métier. Je croyais que seuls les obscurantistes pourchassaient les démons, il y a aussi des journalistes. Enfin, il est plus commode de dire qu'un auteur respire le malheur plutôt que de critiquer les institutions.
 

 

E.C. 

 

Votre troisième livre est déjà écrit .

 

Pouvez-vous  nous en dire quelques mots ? 

 

 

F.H.   

 

Mon troisième livre s'intitule : Le Café de l'espérance. C'est une oeuvre drôlatique et croustillante. Le personnage central est un escroc qui organise des mariages blancs dans son bistrot.
Je ne l'ai pas encore présentée à des éditeurs, mais elle est achevée.

 

 

 

( Entretien réalisé par e-mail, le 17/12/10)

Publié dans Interview - rencontre

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