"Genitori", de Stefanu Cesari
Genitori est un très beau recueil de textes poétiques bilingues 1) accompagnés de quelques photographies que le jeune poète corse Stefanu Cesari a dédié à ses parents et, semble-t-il, plus particulièrement à son père.
Une vingtaine de textes déclinés en corse 2) et en français dialoguent entre eux et avec cinq photographies, de manière distincte et dans une présentation très élaborée.
Les plus courts s'étendent ainsi en caractères italiques pour former un fin liseré continu longeant le haut de la page - pour le texte français - et le bas pour le corse, ménageant au centre un large espace blanc mettant en valeur la photographie, troisième actant du dialogue qui leur fait face en page de droite. Tandis que les plus longs , partant au contraire du corse et présentés de manière classique sur deux pages en vis à vis, s'intercalent par groupes de trois dans ces face-à-face illustrés, prolongeant le rythme ternaire insufflé à ce recueil que le dernier texte conclut en mêlant les deux procédés.
Ces textes m'ont semblé former une chaîne , les cinq "face-à-face illustrés" m'apparaissant comme les clips reliant les anneaux ternaires en annonçant leur progression thématique. Une chaîne évoquant aussi un enchaînement de vies ayant accompli leur boucle du"marais" au marais.
Dans le silence de sa solitude, une voix orpheline aux aguets commence par s'interroger sur son identité, sa filiation. Et le poète, prenant conscience de la nécessité de dire pour redonner présence à l'absent, fait de ces choses restées, de ces traces laissées, une sorte de médium permettant de restaurer le dialogue interrompu. Le mystère de la mort d'un être aimé semble alors s'élargir au mystère d'un univers où les êtres comme les traces de leur passage sont amenés à disparaître. Et, de cette longue route, surgit la vie qui se transmet de mot à mot.
Il est plus facile pour un lecteur de parler d'un roman qui lui permet d'aller vers l'autre, mettant son pas dans diverses vies, que de poésie. Car ce langage elliptique et secret relevant de l'intime du poète le ramène souvent paradoxalement à soi.
La poésie de Stefanu Cesari - que je découvre avec ce recueil - m'apparaît lestée d'obscurité, une poésie de l'ombre, mystérieuse et révélatrice. Et ses textes qui s'inscrivent dans le champ sémantique du sec et de l'humide, de la mort et de la vie , muent une solitude en dialogue, retrouvent l'eau perdue de la parole et renouent le fil reliant chacun d'entre nous à des mondes disparus, à des êtres qui se sont tus.
Grâce à quelques mots évoquant des choses simples, ce (ceux) qui était caché derrière des volets clos ou tombé dans la pénombre silencieuse d'un puits refait surface. Par delà les rivières asséchées, le sang caillé, les voix éteintes et les larmes taries , un mince filet d'eau noire se fait jour, le sang se met à battre dans les veines et les voix oubliées commencent à chuchoter...
Des textes poétiques d'une simplicité bouleversante, à l'image de la magnifique photo en couverture : un simple verre de pyrex qui soudain fait sens , comme illuminé par l'ombre environnante.
Des mots qui portent la vie comme un héritage.
Un bel objet-livre à regarder, à lire et à relire...
1) Il ne s'agit pas toujours d'une traduction strictement fidèle. Et si, personnellement, elle m'a un peu aidée à comprendre le texte corse , elle m'a surtout permis de mieux le goûter en mesurant l'écart entre les deux langues...
2) Les textes corses sont écrits dans la langue du sud de l'île, celle de la région de Porto Vecchio
Genitori, Stefanu Cesari, Les Presses littéraires, mai 2010, 49 p.
Pour prolonger :
Genitori, chronique et interview de l'auteur par Norbert Paganelli
(dérouler le menu jusqu'à la news du 03-11-10) :
http://invistita.fr/news-invistita/
Le blog de Stefanu Cesari :
http://gattivi-ochja.blogspot.com/
EXTRAITS :
(Bien qu'ayant envie de faire partager bon nombre de ces textes,
je n'en retiendrai que trois parmi les plus courts - dans leurs deux versions -
afin de ne pas trop déflorer le recueil)
p.10/11
U me nomu mi richjappa, cuddendu calchi vadina à i spaddi, assicchita.
Nichja a so boci – di nanzi-
a casa si sfaci, appena prununciata. Porta scancarata par suddisfà u disiriu.
A traversa di l'umbra hè un bracciu tesu. L'ascidenza.
Mon nom me rattrape. D'une rivière aux épaules, asséchée.
Il fantôme sa voix – d'avant -
la maison se défait, sitôt prononcée. Porte dégondée pour répondre au désir.
Traverse l'ombre. Un bras tendu. L'ascendance.
p.16
Ne pas tout garder de l'alliance – amis morts, corps blessés / ne pas tout garder et se dire bête aux abois / tirer le fer dans les mots et toi / te croiser, encore une fois
Ùn tena si micca tuttu di l'allianza – amici morti corpi ferti / ùn tena si micca tuttu è dì si bestia à l'agguatu / incrucià u farru parlendu è tù / cunnoscia ti torra una volta
p.24
Comment te parler sans toutes ces anciennes choses / le sang caillé dans la conque, la pierre noire imprononçable / de consonnes et d'os / les poussières mortes ?
Com'e ti pudariu parlà senza à tutti quiddi cosi / u sangu caghatu 'n u ciòttulu, a petra nera ùn si dicini / ne u nomu ne l'ossa / è a pulvariccia ?