"Ida ou le délire" d'Hélène Bessette
Ida ou le délire, le dernier livre d'Hélène Bessette publié chez Gallimard en 1973 – dont les éditions Léo Scheer nous ont offert une réédition posthume en 2009 – explore un double délire : le dédoublement contraint d'Ida, la bonne des Bessons, et celui de ses employeurs révélé par la duplicité de leurs mots. Ida y «joue à être servante», acculée à cette comédie par des voix faussement bienveillantes, des voix «discordantes par le timbre et par ce qu'elles disent».
C'est une violente critique sociale d'une réalité encore très prégnante au début du XXème siècle qui touchait à sa fin dans les années 1970 : celle d'une classe bourgeoise bien-pensante s'attachant des domestiques possédés comme des objets et dominés comme des enfants en toute condescendance. Cruauté d'un rapport contre-nature induisant de part et d'autre une véritable schizophrénie que l'auteure met brillamment en lumière, grâce à un parti-pris narratif habile, à une forme originale - fusionnant deux genres littéraires – dont elle fut la créatrice, et au comique désespéré né de l'acuité de son regard capable de saisir les discordances du quotidien.
Qui était Ida, «cette personne neutre pâle brumeuse à peine dessinée dans la foule», semblable à «toutes les Ida du monde» ? Il faudra que survienne la mort pour que la question soit posée, pour que cette femme «muette», «courbée silencieuse», «crie plus fort que les vivants».
A défaut de percer totalement le mystère d'Ida, Hélène Bessette redonne vie à son héroïne en lui restituant l'humanité et la singularité dont ses employeurs l'avaient toujours dépossédée, en lui rendant sa vérité et sa beauté. Ida, l'inférieure sans héritage, survit alors «en esprit», «magnifiée par la mort supérieure». Et l'auteure réussit même à renverser la situation avec brio en réduisant ces bourgeois à des «automates» dépourvus de vie, esclaves de leurs propres chaînes.
L'héroïne est curieusement absente de ce roman qui ne débute qu'après la mort d'Ida, percutée par un camion un jour d'été où les Bessons, partis en vacances, l'avaient laissée seule à leur domicile. N'y était-elle pas comme «chez elle» ?
Et c'est de manière indirecte, par le biais des voix mêlées des «Bessons et Alliés», de toutes celles et ceux qui l'ont côtoyée ou croisée, qu'Ida va progressivement investir le roman de sa forte présence. Toutes «ces conversations superficielles», «tous ces mots débonnaires mais faux», «ces idées toutes faites», «sottises séculaires des petits mots échangés», pour «expliquer la mort d'Ida» : «drôle d'oraison funèbre»!
Fort habilement, l'auteure intervient dans ce «choeur» comme un écho acide et narquois. Pour ponctuer de ses commentaires ironiques ces «zézaiements» essentiellement féminins, et relancer régulièrement ce récit spiralaire. Pour le faire avancer en le sortant de sa cacophonie redondante.
Fondatrice en 1956 du "Gang du roman poétique", Hélène Bessette, résolument d'avant-garde, entendait renouveler le roman et elle le fait ici de manière magistrale. Forme littéraire nouvelle mise au service d'une dénonciation sociale corrosive et d'une restauration de la dignité de ces «mondes enchaînés de l'esclavage», Ida ou le délire s'impose par sa force et sa beauté.
Liberté de la syntaxe, ponctuation fantaisiste, présentation typographique jouant sur les retours à la ligne, la répartition des blancs et l'utilisation des majuscules, jeux sur les mots, images fulgurantes, envolées lyriques, rythmes et tempi variés, font ainsi de ce roman portant en creux une histoire, et dans lequel on n'est jamais perdu malgré la multiplicité des voix qui s'y croisent, une sorte de long poème. Un poème qui permet d'éclairer par touches successives la nuit d'Ida, ses rêves envolés, et qui résonne comme un cri désespéré.
Ce roman poétique peut être rattaché au courant littéraire du comique de l'absurde, illustré notamment par A. Jarry, S. Beckett et E. Ionesco - on pense également souvent à Prévert -, mais il garde sa profonde originalité. Le comique d'Hélène Bessette, d'une grande économie de moyens, ne recourt jamais à l'exagération, à la caricature. L'auteure se contente de montrer ce monde bourgeois tel qu'il est. Elle possède l'art d'isoler certaines scènes ou conversations pour mieux les disséquer, pour en faire ressortir tous les décalages, toutes les discordances. Et ce quotidien apparemment "normal" apparaît soudain dans toute son absurdité, son hypocrisie et sa monstruosité. Hélène Bessette réussit ainsi, grâce à un regard aigu servi par une écriture concise et incisive, ironique et insolente, à dévoiler l'intense cruauté des rapports sociaux.
Au-delà du «drame-Ida», Ida ou le délire s'avère le drame d'une «incompréhension totale» entre deux mondes «malgré la ressemblance apparente des corps des visages des vêtements». Il nous faudrait «garder les valeurs essentielles» pour «faire face à l'épouvante», au tragique de la vie, mais Hélène Bessette semble sans espoir, car si «la mort ouvre les yeux», on s'empresse de les refermer.
Ida ou le délire, suivi de Le résumé*, éditions Léo Scheer, 2009 , 243 p. - dont une centaine de pages pour le deuxième titre .
( Ida ou le délire, Gallimard 1973, Le résumé, première édition dans la revue IF, 2007)
* Le résumé est un manifeste, un essai sur le monde en général et le monde littéraire en particulier, une revue qu'elle imprime à ses frais en 1969 et distribue à très peu d'exemplaires .
EXTRAITS:
Extrait 1, p. 36/37
(...) Elle ne parlait pas. Je ne la questionnais pas. Nous respectons la vie privée de nos employés. Je suis discrète. (Sous-entendu : délicate, du tact, etc.) Je n'ai jamais rien demandé aux filles que j'ai eues. La vie personnelle de nos domestiques ne nous regarde pas. Il faut accorder à chacun sa liberté. Ses libertés. S'il fallait encore s'embarrasser avec ça. Ce qui lui était arrivé jadis? J'ignore. Je disais : « Dites, Ida, vous êtes libre. Vos affaires ça ne me regarde pas. Si ça vous plaît de travailler la nuit. Faites à votre guise. Vous organisez votre ouvrage en toute indépendance. »
Elle riait.
« Je suis un oiseau de nuit. »
C'était sa phrase. Son leitmotiv. Sa devise.
Où avait-elle été choper ça?
Ida-poète
Reine des nuits
Couleur de lune
Triomphale dans les éclairages en veilleuse.
Baissant les yeux sur le grand jour.
«Je suis un oiseau de nuit. »
Mais faites attention Ida
Il vous arrivera quelque chose
Gertrude consternée
Avant d'être offensée
« Je suis un oiseau de nuit. »
Aveuglée par le jour
Par la crudité des foules blêmes
Des personnages blancs, livides.
Atterrée. Par un monde de fantômes.
La nuit lui est douce reposante
Vous prenez le jour pour la nuit Ida
On rit.
Encore
Elle a le don de faire rire
Ida-clown
Et l'on ne sait pas ce qu'elle pense
derrière le masque enfariné
Avec ses yeux dérobés bridés
au bord des larmes.
(...)
Extrait 2, p.43/44
(...)
L'accident a eu lieu au carrefour.
Les têtes se tournent vers le carrefour. Là-bas. Assez loin.
Ce tas informe et décoloré arrive de l'horizon.
Ils ont dû envoyer des policiers aux deux points.
Double service.
Des policiers au point de lancée. Des policiers au point de chute.
Double Ida.
Des journalistes aux deux points. Doublez les effectifs.
On double le personnel.
Le point de départ. Le point d'arrivée.
Double Ida qui vivait à la fois la nuit et le jour.
Pourquoi?
Cette femme a été projetée ici par un camion qui passait le carrefour.
Il ne dit pas un nom. Il ne la connaît pas. Il ne sait pas, l'inconnu que c'est justement Ida.
La femme-Ida.
Mon dieu avait-elle jamais été une femme ?
Personne ne peut lui dire : mais voyons, c'est Ida.
Il dit : la femme.
La femme est venue de là-bas. Il n'en sait pas plus. Et il ne dira rien de plus. Il s'esquive. Se faufile dans l'attroupement.
Ce soir peut-être au souper, il dira deux mots à sa femme (la sienne).
Il dira : une femme.
Anonyme. Quelconque. Inconnue.
Mais si la mort est au diapason de la vie. Ida n'est ni quelconque, ni inconnue ni anonyme.
(...)
Extrait 3,p.71/72
(...)
Elle qui se réjouissait tant d'aller sur le balcon
Elle s'en faisait une fête
C'est arrivé pendant les vacances
Dans le temps bleu des vacances
Quand les balcons ensoleillés se balancent entre deux soleils.
D'un millier d'ombres à un autre millier d'ombres.
Quand les jardins suspendus – pris de vertige -
s'évanouissent dans les vapeurs confuses.
C'était l'été
comme une gerbe de lumière
A la rencontre des jets d'eau retombants
Elle rêvait du balcon
Elle voulait son balcon.
Elle se réjouissait de flâner de somnoler dans la chaleur moite du balcon ensoleillé.
Est-ce qu'on ouvre le parasol
Il y aura la table de jardin
Ida chez elle
Car c'est le jour flambant
En langues brûlantes sur les murs blancs
Chez elle. Seule. Sans la propriétaire. Sans l'employeur. Puisque c'est les vacances.
- Moi, j'étais chez Henriette, dit Madame Besson, comme tous les ans.
Ida au balcon
L'employée riche ou enrichie
L'employée-cadre
Avec appartement. Avec meubles. Avec armoires pleines. Avec dentelles. Avec services. Avec argenteries.
Ida grisée. Par le soleil.
Ou par le rêve-balcon
Ou par le parvenir?
Or,
au dernier moment
comme toujours. Le grand service de cristal du Rêve
s'effondre en mille miettes lumineuses
qu'elle ne ramassera pas qui lui apparaîtront comme le signal fou
l'appel au secours de son désespoir à facettes
à musique cristalline et multipliée
tout à coup. Au creux de la nuit
De sa nuit
sans soleil et sans lune sans astres et sans étoiles
Le noir profond.
« Cela se devine facilement
l'erreur était profonde »
de la réalité fallacieuse
de la duplicité de sa vie
NON
elle n'est pas chez elle.
Non le balcon ne sera pas son balcon
Elle ne jouera pas la comédie du balcon
le gouffre du balcon brûlant verdoyant s'évapore.
Il n'en reste plus rien.
Seulement le frein hurlant-zigzaguant – le frein puissant – le cri aigu appelant
ATTENTION
(...)
Extrait 4, p.116/117
(...)
Tous ces mots emmêlés. Entremêlés.
Ces conversations superficielles
Ces voix artificielles
Pour expliquer la mort d'Ida.
Les doutes-les suppositions-les considérations-les souvenirs.
Madame Besson, Gertrude, Madame Fortin, Madame Sartini, Ginette, Mélita.
Tour à tour.
De multiples explications.
Si les tentatives d'explication sont une manière d'excuse.
Il faut convenir qu'il y a une faute.
La mort de Ida est une faute. Ou la mort de Ida est le résultat d'une faute.
Et,
c'est la faute à qui?
( de qui )
Madame Perrot, c'est la faute à personne (ou de personne )
Nous on n'y est pour rien.
Pauvre Ida, ce n'était pas sa faute. On ne peut rien dire contre elle. C'était une travailleuse. Elle travaillait comme quatre.
Ou bien était-ce là une faute ?
En tout cas le flot d'explications et de parole manifeste ou dissimule une inquiétude. Où est la faute ? ( Ou pourquoi faut-il à tout prix un coupable ? )
Qui, a commis la faute ?
Qui, est responsable ?
de la mort de Ida ?
Telle est la question posée à laquelle de longues explications simulent de longues réponses. Un peu emberlificotées. On n'y comprend rien. Vous parlez de tout à la fois. Vous ne savez plus où vous en êtes. Qu'est-ce que vous me chantez là ?
Personne n'aime être responsable d'une mort.
Car alors, il s'agirait d'un crime
oui, d'un crime.
Le grand mot est lâché.
Or ce livre en aucun cas n'est un roman policier.
Toutes les dames errent dans les nuages de l'à-peu-près, des alentours, des lointains brumeux.
Affolées par une affolante question.
Y a-t-il un crime ?
Et dans ce cas, qui est criminel ?
Si c'est un suicide, ce qui semble moindre, peut-on considérer que la victime a été poussée à se donner volontairement la mort ?
Troublées. Affolées. Inquiètes.
Ne se décidant même pas pour le suicide.
Comme le sont toutes les femmes, intuitivement consciente d'un drame.
Le drame-Ida.
Qu'elles n'avaient pas perçu, quand Ida, elle, le percevait jusqu'au désespoir.
Qui vous semble responsable du drame-Ida ?
S'il faut absolument trouver un responsable à un drame.
Ce n'est tout de même pas l'employeur Besson ?
Une si charmante dame.
S'il faut absolument un responsable à une mort.
Et si la linguistique oblige à passer de « responsable » et « mort » à « crime » et « criminel ».
Alors ... ?
Mais c'est horrible
O Dios mio
Nous ne sortirons pas de l'épouvante
hurler
HURLER DE PEUR.
JE SUIS HORRIBLEMENT INQUIÈTE
(...)