"L'invention du désir" de Carole Zalberg
Dans son dernier livre, L'invention du désir, Carole Zalberg a eu envie d'éclairer de ses mots le mystère profond du désir qui fonde le vivant et ce beau titre souligne l'importance de l'imaginaire dans cet embrasement du corps, cet élan vers l'autre mêlé d'attente et de crainte.
Elle est partie d'une brève rencontre entre un homme et une femme mariés pour construire le monologue d'une héroïne s'adressant à un amant absent qu'elle invente. Et que ces mots relèvent du fantasme ou du vécu n'a en fait guère d'importance au regard du langage, «ni mièvre ni cru», qu'elle voulait trouver pour tenter de faire ressentir au plus juste ce désir.
L'invention du désir est un court texte totalement à part dans l'oeuvre de l'auteure, un texte qui fut écrit avec une arrière-pensée théâtrale et Carole Zalberg - qui semble aimer tisser des liens entre différents genres littéraires et artistiques - a engagé son texte dans une autre aventure dès sa publication. Car elle a accepté qu'il soit publié par une maison d'édition qui renouvelle le livre illustré en proposant des livres à deux voix : celle d'un auteur et celle d'un artiste qui vient accompagner le texte de ses images, en toute liberté.
Pour illustrer l'invention du désir, l'éditeur a choisi Frédéric Poincelet, une figure importante du dessin contemporain dont il savait bien que la vision du désir n'allait pas dans le sens du texte, estimant sans doute qu'il pouvait naître quelque chose d'intéressant de cet écart (1).
Comment lire un livre à deux voix? Personnellement j'ai commencé par regarder attentivement les dessins en ignorant le texte avant d'entamer la lecture du livre illustré.
Disons-le franchement, indépendamment même de ce qu'ils représentent, je n'ai pas aimé du tout la facture de ces dessins (2) dont il émane à mon sens beaucoup de dureté, de froideur et surtout de monotonie. Le tracé fin, anguleux, méticuleux, évoque parfois le dessin industriel. Le traitement des ombres au moyen exclusif de verticales serrées, d'horizontales – plus rarement - ou d'un quadrillage semble relever du système, d'une obsession rectiligne qui vient étouffer les rares recours à la douceur, à la rondeur de la courbe. Manque de volume mais aussi de profondeur dans ces dessins généralement avares en perspective - celui de la couverture excepté. Manque de lumière aussi dans ces fonds jaunes et ces gris quasiment monochromes renforçant l'impression de platitude qui ressort de l'ensemble, même si le dessinateur y ménage parfois quelques contrastes violents avec des noirs agressifs.
Un univers triste et figé, sans horizon, sans surprise, sans vie : la négation-même du désir ! Un monde bien différent de celui de l'héroïne qui s'annonce dans la belle citation en exergue du livre :
"Il y a là sous la chair
entre les os fragiles
et les réseaux habiles
dans une profondeur que les mots seuls éclairent
un lac sombre, un monde qui scintille,
d’homme en homme à la file
un fond de vies où j’erre,
où je plonge une et reviens mille"
(Clara Strykovska, in Poésie 1 Vagabondage n°30)
Carole Zalberg a voulu que ses héros aient, chacun de leur côté, une vie qu'ils n'entendent pas détruire. Mais que ces deux amants - réels ou fantasmés – soient mariés ne fait pas pour autant de ce texte une histoire d'adultère dont l'auteure célébrerait les plaisirs , comme l'indique l'éditeur dans sa présentation (3). Ce sont les situations d'empêchement et d'absence en résultant qui ont intéressé l'auteure car elles accentuent le désir amoureux en sollicitant l'imaginaire. Et c'est cette intensité mystérieuse du désir qu'elle cherche avant tout à exprimer.
De plus, cela lui permet également, à mon sens, d'enrichir les lectures possibles de son texte. Il peut en effet tout autant s'agir de l'invention du désir amoureux dans une aventure adultère plus ou moins fantasmée que de la réinvention de l'amour, de l'amour "désireux", cette «confusion des sentiments et des sens», au sein d'une relation stable; cette seconde lecture intégrant parfaitement l'absence de culpabilité – et de jalousie – de l'héroïne. Plusieurs pages évoquent avec tendresse la vie maritale respective des deux amants et les passages décrivant, imaginant les relations naissantes des deux héros peuvent autant apparaître comme les souvenirs toujours présents de l'emphase des débuts de la rencontre des deux époux.
Réinventer sans cesse le désir pour jouir de la «plénitude douce-amère d'une vie commune» et du «frisson de la répétition» tout en se redécouvrant comme des «amants interdits» (aux deux sens du terme) ...
L'invention du désir est un texte ambitieux car éclairer de ses mots non seulement le désir mais le plaisir amoureux était une aventure en soi, le sujet ayant été peu, ou mal exploré. Entre la langue crue, technique ou parfois éthérée de la chair et le vocabulaire galvaudé, souvent grandiloquent du sentiment, existaient encore des espaces vierges.
Un exercice difficile que Carole Zalberg réussit brillamment en inventant les mots pour dire la joie tremblante des corps qui cherchent à se rejoindre dans ce «point» au-delà de la solitude première de chaque être. Un langage qui suggère avec force, lyrisme et sensualité, avec pudeur mais sans retenue. Une langue poétique magnifique, musicale - jouant sur les assonances et les allitérations, sur les rythmes -, faisant surgir avec des mots simples une multitude d'images neuves d'une grande beauté approchant avec justesse la vérité du désir et du plaisir.
Un livre qui se lit comme un poème , un chant d'amour.
2) Voir un aperçu de ces dessins sur le site de l'éditeur : http://www.chemindefer.org/catalogue/l-invention-du-desir/l-artiste-frederic-poincelet/l-artiste-frederic-poincelet.html
3) «L'invention du désir ou le monologue d'une femme qui célèbre avec lyrisme et sans culpabilité le désir amoureux et les plaisirs de l'adultère» (quatrième de couverture)
Que dire maintenant de cette illustration en total contre-sens avec le texte ?
Que la vision du désir de l'auteure et sa représentation par le dessinateur sont antinomiques - ce qui ne doit rien au fait que la première soit une femme et le second un homme (4)! Que le dessinateur a refusé de voir combien la chair est joyeuse et le désir tourné vers l'autre chez l'auteure. Et ces dessins, qu'ils desservent le texte ou lui servent au contraire de faire-valoir, à mon sens n'apportent rien au lecteur, ce qui est dommage. Ni érotique, ni même pornographique, cette représentation répétitive de tristes "plaisirs" mécaniques et solitaires ne dérange même pas, elle ennuie !
Si le texte de Carole Zalberg est une réussite totale, ce livre à deux voix n'en est pas moins pour moi un échec car la rencontre n'a pas eu lieu. Et il me semble que l'entière responsabilité en échoit à Frédéric Poincelet. Le principe séduisant sur lequel reposent les éditions du Chemin de fer n'est en effet intéressant que si les dés ne sont pas pipés, que si les deux partenaires respectent les mêmes règles.
Or, si l'auteure a donné ses mots, le dessinateur ne s'y est pas abandonné, il ne semble pas y avoir sincèrement réagi, se contentant à mon sens de provoquer en plaquant ses dessins habituels – dans une version un peu plus "soft" tout de même – sans aucune évolution de son style (5). De plus, en s'amusant à prendre le contre-pied du texte, ce dessinateur adepte de la trahison réitère, dix ans après, la démarche qu'il avait adoptée pour illustrer un scénario de Loïc Néou et, personnellement, je n'attends pas d'un artiste qu'il se répète ! Une démarche qui m'a paru en outre manquer d'honnêteté car, contrairement à L'essai de sentimentalisme, collaboration moqueuse qui relevait d'un petit jeu assumé entre le dessinateur et son ami scénariste et éditeur (6), je ne suis pas sûre que Carole Zalberg ait été mise au courant ...
4) Il serait vain de se retrancher derrière des clichés ! N'est-ce pas à un homme, Martin Scorsese, que l'on doit - dans son film Le temps de l'innocence - la scène érotique la plus intense du cinéma ? Brève rencontre de deux mains, dans une voiture (à cheval), dans un contexte d'empêchement – l'héroïne ne voulant pas faire rompre l'engagement du héros marié -, et suite à une longue absence ... Une scène d'adieu en parfait accord avec le texte de l'auteure !
5) Il n'y a qu'à se reporter aux dessins proposé sur ce site : https://www.flickr.com/photos/fredericpoincelet/albums/72157603723560769
6) Lire à ce sujet la très instructive interview de Loïc Néou par Sandrine Gras à l'occasion du 38ème salon de la BD d'Angoulème : http://www.theglamattitude.com/spip.php?article162 (Réédité : malheureusement, tout comme pour le premier lien, on ne peut désormais plus accéder à cet article, et cette double disparition ne relève sans doute pas du hasard ...)
L'invention du désir , Carole Zalberg, Vu par Frédéric Poincelet, éditions du Chemin de fer , novembre 2010, 75 p.
Pour prolonger:
Le site de Carole Zalberg: http://www.carolezalberg.com/
Le DVD , Le temps de l'innocence, un film à part dans l'oeuvre de Martin Scorsese, d'après un roman d'Edith Wharton :
EXTRAITS :
p.12
(...)
Après... je ne sais pas. Nos mains qui ne doivent pas et ne pensent qu'à ça.
Et nous ne pourrions pas. Mais si nous pouvions, ce serait une bérézina.
Toi et moi debout en même temps, écrasant la table entre nous, l'oubliant malgré les bords dans la chair. L'oubliant à la pulvériser.
Dans ce nuage de bois défait – cette victoire – nous serions seuls enfin, enfuis enfouis l'un dans l'autre de la tête aux pieds, mains fouilleuses arracheuses heureuses, bouches effleurreuses dévoreuses courageuses.
Et ce serait le sol, un lit, un mur nu, le ciel au-dessus et au-dessous. Le ciel en dedans de nous. Et Ce Serait.
p.47
(...)
Bien sûr je meurs de ce désir violent. Mais je rêve aussi d'habitudes, de tes gestes posés un à un sur le fil du quotidien; ta musique.
J'en ignore tout et pourtant je la sais, je l'entends. Elle rend parfois inaudibles les notes de ma vie d'ici.
C'est que ce regard de gardien de temple que tu as sur les gens, sur tout ce qui fait le monde comme tu l'accueilles et l'espères, je l'ai lu et aimé à l'instant où il m'a englobée. J'étais devenue, dans ce lever de rideau presque théâtral de tes paupières, l'un de tes trésors, de ceux que tu chéris, contemples et dis avec tant de justesse inquiète.
Dans ces yeux-là, j'ai tout de suite été au mieux de moi et ce n'est pas, ce ne sera jamais une pose creuse.
Ainsi baignée de ta belle veillance, je pourrais aller plus forte et plus légère le long de mes jours. Le réveil qui, ailleurs, est un arrachement, sonnerait aube après aube froides, étouffantes, imprécises, les retrouvailles avec ton regard qui me fait moi.
p. 55/56
(...)
Triviale, ancrée au sol, plongeant dans la chair des secondes, m'y vautrant presque pour ne rien en perdre. Aimer tout du besoin, des heures, des éléments. Puisque cela pèse et contraint, qu'au moins on l'épouse, l'étreigne, le brasse, s'y roule ! Le quotidien comme une couche rude et vaste pour notre un.
Haute très haute, faisant du moindre geste un rituel et ainsi me fondre avec toi dans la toile d'un temps plein : lever un verre et sentir en écho tous les verres levés, tous ceux qu'on lèvera demain; dégager une lame et juste avant d'en ficher la pointe dans une miche de pain encore chaude s'abandonner au frisson de la répétition. Et de toi à moi, toujours, voir aller et venir ces dons que les autres ignorent, méprisent de tout leur poids d'aveugles et sourds englués dans le vide.
Sous tes yeux être enfin moi.