"La dernière fois où j'ai eu un corps", de Christophe Fourvel
La dernière fois où j'ai eu un corps raconte la violente - et malheureusement banale - histoire d'une jeune prostituée albanaise. C'est un court texte de Christophe Fourvel (1) que les éditions du Chemin de fer ont donné à illustrer à la peintre et plasticienne Natalie Lamotte (2).
J'ai abordé ce "livre à deux voix" qui permet la rencontre d'un écrivain et d'un artiste contemporains comme je l'avais fait pour le précédent (3): en m'imprégnant longuement des images avant d'en commencer la lecture.
Les peintures troublantes de Natalie Lamotte explorent la force et la vulnérabilité. Sur un fond d'une blancheur aveuglante, se déploient des nuances de rouge carmin jouant sur l'opacité et la transparence de la couleur, sur la dilution et la superposition. Ce sont des formes rondes, molles ou dures et massives, indécises et menaçantes, dont s'échappent d'étranges excroissances; des formes indéfinies et suggestives que l'on peut lire comme les taches d'encre du fameux test de Rorschach. Des formes malléables qui, associées à la symbolique de la couleur, plongent dans des abîmes vertigineux en évoquant le mystère de la vie et de la mort, le sexe et le sang, l'organique , le végétal et le minéral, mais aussi l'onirique et l'inconscient , ce que résume fort bien la fascinante peinture proposée en couverture.
Et ces images racontent déjà une histoire d'une violence inouïe, un conte terrifiant dont on ne peut sortir : le djinn capturé dès la première page restera ainsi emprisonné dans sa lampe jusqu'à la dernière. C'est une histoire foetale d'enveloppement protecteur et d'arrachement brutal, une histoire monstrueuse d'engloutisse- ments et d'érections, de fusion et de déchirement. Un univers de chairs dépouillées, déformées , de matières fragiles et tendres exposées à la dureté sombre d'une puissance quasi tellurique. Coeur aux artères sectionnées, lourds sacs noués dissimulant sans doute le cadavre d'une Gilda innocente, oisillon sortant de l'oeuf dressant un mince cou fragile ou gemmes de sang cristallisé émergeant de leur gangue de pierre, sombre bouton de fleur figé avant d'éclore. L'ogre était dans la forêt, il a avalé tout rond son chaperon dont seules deux jambes graciles dépassent de ses babines sanglantes...
Christophe Fourvel confie habilement la narration à sa très jeune héroïne, une héroïne au langage démuni ne possédant pas les mots pour dire l'innocence livrée à la violence du monde sur fond d'inceste et de coups. Confession lucide et sans issue d'une fille trahie, vendue, prostituée, et droguée , passée par l'abattage comme tant d'autres envoyées par camion pour alimenter nos sociétés riches et assouvir les honteux désirs d'hommes avides de chair fraîche.
Dès le premier chapitre l'auteur trouve les mots justes, des mots simples, triviaux et poétiques, pour dire l'indicible; dès le premier chapitre on mesure avec stupéfaction l'étroite connivence du texte et des images de Natalie Lamotte qui a su s'y abandonner. Car même si son univers était assez proche de celui que l'auteur a érigé avec force et sensibilité, elle a légèrement infléchi son travail pictural en l'ancrant solidement dans ce monde dur et violent et en délaissant l'aspect flottant de formes semblant parfois en suspension sur ses grandes toiles blanches – à la seule exception de l'image retenue pour la couverture. Elle a accentué l'opacité angoissante de la couleur, la mort l'emportant sur la vie, tout en y maintenant une partie claire et aérienne, diluée, soulignant la fragilité et la tendresse de l'héroïne qui, dans ses formulations naïves, affleure sous la carapace de langue dure et crue employée pour décrire son quotidien. Des mots de plus en plus durs et crus à mesure qu'elle avance dans sa descente aux enfers. Et la connivence images/texte est si poussée que je pourrais commenter ce dernier avec les mots employés pour interpréter les peintures qui l'illustrent.
Un texte juste et puissant, émouvant, éclairant avec force la réalité de la prostitution. Des pages magnifiques pour traduire le ressenti bouleversant de l'héroïne, pages dont la numérotation lovée dans des parenthèses sanglantes souligne l'absence d'horizon. Une fois piégée par la «lampe rouge», impossible pour cette jeune Albanaise de s'en sortir !
Belle rencontre donc de l'image et du texte, le talent et la sincérité s'avérant manifeste des deux côtés. Et si les peintures de Natalie Lamotte racontent une histoire à elles seules , le texte de Christophe Fourvel - qui se suffit également à lui-même - y trouve un écho qui l'enrichit encore. Ce monologue, ce récit en forme de confession qui interpelle le lecteur et dérange sa bonne conscience a, de plus, une vocation théâtrale évidente. Il a d'ailleurs fait l'objet d'une lecture publique (4) sur la scène nationale de Belfort.
La dernière fois où j'ai eu un corps, Christophe Fourvel, Vu par Natalie Lamotte, éditions du Chemin de fer, février 2011, 67 p.
1)http://www.m-e-l.fr/Christophe%20Fourvel,490
2)http://www.natalie-lamotte.com/Content/articles/summary-2010.html
3)L'invention du désir de Carole Zalberg vu par Frédéric Poincelet
4)Au théâtre Le Granit , le 8 mars 2010 avec la comédienne Laure Wolf et dans une mise en scène d'Anne Monfort
EXTRAITS :
p.9/10
(deux premières pages)
La dernière fois où j'ai eu un corps, c'était à Elbasan, sous le pont où l'oncle Sazan m'avait emmenée pêcher des écrevisses. J'avais douze ans. Ses yeux étaient tout petits dans le rouge où la lampe enfermait sa figure. Je marchais pieds nus dans une boue d'après la pluie, j'avais la fièvre, la diarrhée, des boutons et des fois, je me coupais les ongles. Même quand mon père pressait fort mon visage parce que j'avais laissé l'odeur des écrevisses dans l'assiette de ma grand-mère, j'avais encore un mal qui était moi. Qui montait et retombait comme la température.
Entre le moment où le rouge a éclairé son visage et où l'oncle Sazan a pris ma main pour la poser contre sa cuisse, j'ai eu une sorte d'escalier qui est monté de mon émotion et que j'ai dégringolé jusqu'à perdre connaissance. En me relevant, j'ai vu la cuisine de la rue Asim Zeneli où quelque chose de pas trop abîmé du monde m'avait appris à vivre. Le dos de ma mère rétrécissait à la fenêtre sur le jardin de Salim et il y avait encore mon putain de père. Oncle Sazan n'était plus là. J'envoyais l'eau dans la cuvette des toilettes pour chasser la lampe rouge qui en vacillant au-dessus de moi, poussait à rire derrière mon cul. Je gardais toujours en bouche les gros noyaux d'olives alors quand j'avais un corps, il pleurait.
p. 19/20
J'ai commencé la deuxième nuit, le geste final de poser mon corps au-dessus des mots, comme sur le filet trop haut du train, où l'on jette la valise. Depuis, au mieux quand je vous parle, je saute avec un de mes talons cassés mais deux mètres trop bas. Celui qui vient avec des mots et du café, je te dirai plus tard, il dit que ça s'appelle l'attendrissage. Mais je n'ai pas encore fini avec le commencé de ma mort. Je pensais dans les cachets et la langue pourrie sans trop comprendre encore que j'allais dans l'arrière-boutique de la boucherie universelle , sur le dernier talon qu'il me restait du rêve Parisit et des salaires "à deux mille pour le début". Si j'ai une honte c'est à cet endroit . De m'être habillée pour du champagne sans voir que le champagne, c'était juste le maquillage de la viande à bite, que Marco m'avait offert en face de sa dent en or. Marco, il avait les yeux bleus comme le ciel à l'endroit lointain du lac Ohrid et moi, ma couleur préférée, c'était exactement le ciel quand il a ce bleu à perdre et à montrer. Au deux ou troisième camion, j'ai mouru déjà, car il faut du mort pour survivre. T'apprends ça avec toutes les misères . Avec les arbres des jardins que tu coupes . Au plus tu as de mort en toi, au plus tu deviens petite et les balafres te ratent. Elles rayent l'air à côté de toi. Alors j'ai tout tué petit à petit. Commencé par ma chatte, bien sûr. Il y a des endroits de soi qui meurent tout de suite, on n'a pas à y penser. Mais ma chatte, j'ai appris.