"La tempête", de Shakespeare
La tempête, dernière pièce de Shakespeare, s'articule autour du thème du pouvoir et de la liberté mais son champ dépasse largement celui de la réalité car elle est avant tout métaphore de l'incursion d'un autre monde qui bouleverse les certitudes.
La première scène nous transporte d'emblée sur la mer en furie. Un navire portant à son bord le roi de Naples et son fils ainsi qu'Antonio, le duc de Milan, y affronte la tempête. Tout s'inverse alors - annonçant les retournements de situation qui vont se succéder tout au long de la pièce - : le roi et sa suite se soumettent à la loi du Maître d'équipage chargé par le capitaine de diriger les manoeuvres. Mais le "capitaine" n'est pas celui que l'on croit, tous doivent céder face aux éléments et le naufrage est inévitable. Vanité du pouvoir en ce bas monde !
Les naufragés échouent séparément sur différents rivages d'une île où règne le magicien Prospero, frère d'Antonio qui a usurpé le pouvoir pendant son absence. Un seigneur exilé devenu lui-même maître de ce royaume enchanté après en avoir dépossédé Caliban et avoir asservi ce "démon", fils d'une sorcière, sur la "nature" duquel "aucune éducation" ne pouvait tenir.
Prospero, qui a commandé cette tempête à son esclave - le charmant esprit de l'air Ariel - pour se venger de son frère ainsi que du roi et des seigneurs qui l'ont rallié, se croit libre et tout puissant, maître de l'illusion et du destin. Mais le pouvoir et la liberté qu'il a conquis ne sont-ils pas illusoires ?
Tous ces personnages qui se retrouvent enfermés dans cette île, "cellule" symbolisant le monde, s'y livrent en effet à de multiples manoeuvres, intrigues et complots; quant à Miranda (la fille de Prospero) et à Ferdinand, le fils du roi de Naples, ils vont s'y rencontrer et s'aimer. Tout concourt ainsi à brouiller les frontières entre vérité et mensonge, réalité et illusion et à renverser les certitudes ...
La tempête est une pièce très riche d'interprétations et il ne faudrait pas la réduire à une lecture uniquement politique.
Certains y ont même trouvé, en extrapolant quelque peu, une métaphore de la colonisation. Caliban a en effet été dépossédé de sa terre natale par Prospero qui, renonçant à civiliser cette brute à laquelle il a inculqué sa langue, l'a réduit en esclavage. Et si Caliban réussit finalement à s'affranchir de son maître et croit avoir retrouvé sa liberté c'est pour mieux tomber sous la domination de Stephano, un sommelier ivre qui l'a fait boire... Mais Shakespeare, qui a écrit cette pièce à une époque de grandes explorations, a sans doute tout simplement répondu à la curiosité du public anglais pour ces indigènes peuplant les nouvelles terres découvertes. Un texte par ailleurs bien antérieur au mythe du bon sauvage initié par Rousseau.
La tempête s'avère, beaucoup plus largement, une réflexion quasi métaphysique sur le pouvoir et la liberté des hommes dans ce monde, dont seul l'amour semble sortir vainqueur. Le troisième acte semble très parlant à cet égard. Il se compose de trois scènes s'attachant aux trois groupes de naufragés disséminés sur l'île et faisant s'affronter trois pouvoirs : le pouvoir réel des rois de ce monde, celui de l'amour et celui de l'illusion. Dans chacune des scènes, un hôte invisible s'invite, ce lien continu entre le monde visible et l'invisible étant sans doute un des aspects les plus intéressants de la pièce.
Et les deux derniers actes, réduits chacun à une seule scène, semblent tirer la morale de cette fable : si l'empire de la réalité semble bien précaire face à celui de l'illusion, celui de l'amour paraît supérieur. Après avoir mis à l'épreuve les deux amoureux, Prospero donne en effet sa fille à Fernando. Il veut offrir au jeune couple une «illusion née de son art» mais les esprits du ciel, de la terre et des eaux disparaissent au son d'une rumeur étrange ramenant Prospero à la réalité, lui rappelant la précarité de son pouvoir. Emu par le triomphe de l'amour, il se laisse aller à la clémence sous les conseils d'Ariel. Il pardonne à tous et libère ce dernier, abjurant sa magie en signe d'humilité face à un monde invisible qui le dépasse. Ayant rejeté l'illusion et les vanités de ce monde, uniquement accessible désormais à l'amour et à la compassion, il achève son parcours spirituel en paraissant plus libre.
La tempête est une tragi-comédie abordant la noirceur de la nature humaine - tant "primitive" que "civilisée"- de manière apaisée, une pièce pleine d'ironie où cohabitent avec bonheur un comique truculent et une poésie aérienne.
Pour goûter la belle langue de Shakespeare on peut, quand on n'est pas un fin angliciste, lire ou relire cette pièce en collection bilingue. Et je déplore qu'il n'existe malheureusement aucune trace à ma connaissance, sauf dans nos mémoires, de la magnifique mise en scène de Peter Brook aux Bouffes du Nord* qui en avait si bien pénétré toute la magie. Car en faisant jouer des acteurs de tous pays, et notamment issus de sociétés encore traditionnelles moins ancrées dans la rationalité, il avait réussi à rendre palpable un autre monde tout en montrant la réalité de celui des hommes, ce qui semble la fonction de la littérature et de l'art en général, et fait du théâtre de Shakespeare une oeuvre universelle et intemporelle.
* mise en scène reprise au festival d'Avignon en 1991
La tempête / The Tempest, Shakespeare, Edition bilingue GF- Flammarion 1991, 280 p., traduction de Pierre Leyris
EXTRAITS :
ACTE I, Scène 1
Bruit de tempête mêlé de tonnerre et d'éclairs.
A bord d'un navire luttant contre une mer déchaînée. UN CAPITAINE et UN MAITRE D'EQUIPAGE.
LE CAPITAINE
Maître!
LE MAITRE
Ici, capitaine. Comment va ?
LE CAPITAINE
Bien. Presse les hommes, mon bon. Qu'on se démène, et vivement, sans quoi nous nous échouons.
Il sort.
Entrent les matelots.
LE MAITRE
Ohé, les gars ! Hardi, hardi, les gars ! Preste, preste. Amenez le hunier. Attention au sifflet du capitaine. (A la tempête) Va, souffle à en crever, pourvu qu'on ait du champ.
Entrent Alonso, Sébastien, Antonio, Ferdinand, Gonzalo et d'autres.
ALONSO
Veille au grain, brave maître d'équipage. Où est le capitaine ? Appelle tous les hommes.
LE MAITRE
Restez donc en bas, je vous en prie.
ANTONIO
Où est le capitaine, maître ?
LE MAITRE
Vous ne l'entendez pas, peut-être ? Vous êtes dans nos jambes. Restez dans vos cabines. Vrai, vous aidez la tempête !
GONZALO
Allons, mon brave, un peu de patience.
LE MAITRE
Quand la mer en aura. Au large ! Ces braillardes ,
( montrant les vagues)
Vous croyez que ça les arrête, un nom de roi ?
Silence. A vos cabines. Laissez-nous tranquilles.
GONZALO
Rappelle-toi pourtant qui tu portes à bord, mon bon.
LE MAITRE
Personne que j'aime mieux que moi-même. Vous êtes conseiller ? Eh bien, si vous savez enjoindre le silence à ces éléments et ramener tout de suite la paix, nous ne toucherons plus à un cordage. Usez voir de votre autorité. Si vous n'en pouvez mais, alors soyez reconnaissant d'être encore en vie, regagnez votre cabine et préparez-vous au coup de guignon s'il doit venir. Hardi les gars ! Otez-vous de là, vous dis-je.
Il sort.
GONZALO
Ce gaillard-là me rassure fort : je ne lui vois aucun signe de noyade, mais la mine d'un parfait gibier de potence. Tiens ferme pour sa pendaison, bon destin, et de sa corde fatale fais notre câble de salut, car les nôtres ne nous profitent guère. Si l'homme n'est pas né pour être branché, notre cas est pitoyable.
Rentre le Maître.
Ils sortent.
LE MAITRE
Amenez le mât de hune ! Vivement ! Amène, amène ! A la cape avec la grand' voile ! (Cris' en bas) Sacrés braillards, ils font plus de vacarme que la tempête et la manoeuvre.
Rentrent Sébastien, Antonio et Gonzalo.
Encore ! Qu'est-ce que vous faites ici ? Faut-il qu'on lâche tout et qu'on aille au fond ? C'est boire la tasse que vous voulez ?
SEBASTIEN
la vérole t'étouffe, aboyeur de blasphèmes, chien sans pitié !
LE MAITRE
Faites donc le travail, alors.
ANTONIO
Au gibet, dogue, au gibet, fils de garce, impudent gueulard ! Nous avons moins peur de nous noyer que toi.
GONZALO
Se noyer, lui? Non pas, je m'en porte garant, quand bien même le navire serait aussi frêle qu'une coquille de noix et perdrait comme une fille qui a des fuites.
LE MAITRE
Au plus près du vent ! Au plus près ! Hissez les deux basses voiles ! Au large ! Au large !
Entrent les matelots ruisselants.
LES MATELOTS
Tout est perdu ! En prières, en prières, tout est perdu !
LE MAITRE
Quoi, va-t-il falloir qu'on boive la goulée froide ?
GONZALO
Le roi est en prières, et le prince. Allons
Nous joindre à eux : nous avons le même sort.
SEBASTIEN
J'enrage.
ANTONIO
Nous sommes bel et bien floués de notre vie
Par des soûlards. Cette canaille à grande gueule
Mériterait d'être lavée par dix marées !
GONZALO
Moi, je tiens qu'il sera pendu, quand chaque goutte
Jurerait contre et bâillerait pour l'engloutir.
VOIX CONFUSES EN BAS
Nous coulons, nous coulons ! Ayez pitié de nous !
Adieu, ma femme, mes enfants. Adieu, mon frère.
Nous coulons, nous coulons, nous coulons!
ANTONIO
Allons tous
Sombrer avec le roi.
SEBASTIEN
Prenons congé de lui.
Ils sortent.
GONZALO
Je donnerais bien mille lieues de mer à cette heure pour un arpent de méchante terre : haute bruyère, pins rouges, n'importe quoi. Les volontés d'en haut soient faites, mais j'aimerais mieux mourir d'une mort sèche.
Fracas de naufrage
ACTE IV, scène 1
(...)
PROSPERO
Vous paraissez troublé, mon fils, et comme ému
De crainte; soyez donc rasséréné,monsieur,
Nos divertissements sont finis.Ces acteurs,
J'eus soin de vous le dire, étaient tous des esprits :
Ils se sont dissipés dans l'air, dans l'air subtil.
Tout de même que ce fantasme sans assises,
Les tours ennuagées, les palais somptueux,
Les temples solennels et ce grand globe même
Avec tous ceux qui l'habitent, se dissoudront,
S'évanouiront tel ce spectacle incorporel
Sans laisser derrière eux ne fût-ce qu'un brouillard.
Nous sommes de la même étoffe que les songes
Et notre vie infime est cernée de sommeil...
J'ai l'esprit inquiet, pardonnez-moi, c'est l'âge
Qui trouble mon cerveau... mais n'y prenez pas garde :
Allez plutôt vous reposer dans ma cellule
Cependant que je fais un tour pour m'efforcer
De calmer ma tête qui bat. (...)
EPILOGUE
dit par Prospéro
Tous mes charmes sont abolis
Et voici que j'en suis réduit
A mon seul pouvoir, combien pauvre.
Serai-je ici captif du vôtre
Ou renvoyé dans mon pays ?
Moi qui ai Naples reconquis
Et mon pardon donné au traitre,
Sur ce roc nu me faut-il être ?
Non pas, vous m'allez libérer
De vos bonnes mains secourables
En exhalant un souffle aimable
Qui vienne mes voiles gonfler.
Sans quoi, c'est que j'aurai manqué
Mon but, lequel était de plaire.
Sans plus d'esprits pour gouverner
Ni de magie pour enchanter,
Il faudra que je désespère
Si ne m'assiste la prière,
Assez puissante pour forcer
La Merci même et délier
Tout crime.Vos propres offenses,
Les souhaitez-vous pardonnées,
Que me délie votre indulgence !