"La vie très privée de Mr Sim", de Jonathan Coe
Jonathan Coe est un écrivain britannique dont les livres sont très appréciés en France où il reçut le prix Femina étranger pour Testament à l'anglaise en 1995 et le Médicis étranger pour La maison du sommeil en 1998. Son dernier roman, La vie très privée de Mr Sim, qui s'articule autour de la thématique centrale de l'illusion, du mensonge et de la tromperie, nous entraîne dans un long périple qui dépasse largement les déplacements de son héros vers l'Australie et son exploration de la Grande-Bretagne actuelle à bord de sa «Toyota Prius» dernier cri pour promouvoir des brosses à dents écologiques dans les régions les plus reculées.
C'est un voyage dans l'espace mais aussi dans le temps sur les traces du passé de Monsieur Sim et des paysages de son enfance qui s'étend au «monde entier», appréhendé, au-delà de ses points cardinaux, dans la dimension symbolique de ses quatre éléments. Un voyage périlleux qui prend la forme d'une véritable odyssée intérieure.
L'auteur fait naviguer avec brio son héros dans un monde moderne virtuel et fictif, le contraignant à découvrir la vérité de rencontre en rencontre, à accepter sa véritable nature et celle de la nature humaine. Et Maxwell Sim a bien du mal à affronter sa «terrible intimité» ainsi qu'à se résigner à son statut de «levier» éphémère, à comprendre qu'on ne peut revenir en arrière et que l'homme ne sera jamais maître de son destin.
Jonathan Coe combine habilement à la première une seconde thématique, celle de la proximité et du partage, si rares face à l'isolement et la solitude. Et, en croisant tous ses thèmes, il épingle les travers de ses contemporains, se livrant à la fois à une critique acérée de notre société moderne envahie par la technique, où l'économie financière règne en maître et la communication virtuelle a remplacé les échanges réels, et à une étude approfondie d'un héros quelque peu dépressif qui semble avoir raté sa vie et dont il nous dévoile les secrets les plus intimes. Une analyse sociétale et psychologique menée avec beaucoup de dérision qui se double d'une réflexion sur l'écriture, l'auteur allant jusqu'à intercaler divers types de textes écrits par ses personnages secondaires pour éclairer son récit et montrant une nette prédilection pour la fiction. Inventer, édifier une architecture imaginaire complexe permettant d'approcher la vérité tout en s'amusant...
Jonathan Coe tisse un impressionnant patchwork dont les éléments épars viennent peu à peu s'imbriquer pour faire sens, intégrant savamment flashes-back et digressions dans le récit linéaire du héros narrateur sans jamais en altérer le fil. On apprécie la magistrale mise en abyme qu'il déploie à travers de multiples détails qui se font écho et de personnages qui se dédoublent et on admire particulièrement l'ingéniosité de l'idée de départ sur laquelle il a bâti tout son roman jusqu'à la pirouette finale.
Pourtant, s'il fait preuve sans conteste d'une grande imagination et d'une parfaite maîtrise de la construction, l'auteur n'a pas, à mon sens, tiré le meilleur parti de son solide et talentueux travail préliminaire en passant à l'écriture et cet ouvrage de près de 450 pages, même s'il se lit malgré tout assez facilement, m'est apparu assez laborieux et démonstratif.
Jonathan Coe, de manière surprenante, commence en effet par éventer en partie son ingénieuse idée de départ en reprenant son titre (1) dans une des épigraphes du livre (2), mettant d'emblée le lecteur sur la voie. Un indice qu'il renforce de plus en l'interpellant directement à plusieurs reprises dès les premières pages . Certes, il sauvegarde toujours un certain suspense mais la révélation finale en voit son ampleur sérieusement atténuée, d'autant plus qu'il s'évertue aussi à désamorcer toutes les surprises successives qu'il avait ménagées en donnant de manière beaucoup trop anticipée des indices pour les deviner.
De même, au lieu de gommer les articulations d'un ouvrage déjà solidement structuré il les fait ressortir inutilement. Ainsi les quatre textes extérieurs (3) qui, amenés avec adresse, s'y fondaient naturellement sont chacun mis en évidence dans un chapitre particulier rehaussé d'un titre en lettres capitales !
Quant au regard sur notre époque, on ne peut dire, malgré sa pertinence, qu'il apporte grand chose de neuf et cette satire sociale, à mon sens desservie par un style relâché et un humour trop appuyé, devient à la longue lassante.
La langue, en effet, n'a rien de marquant et la narration n'est pas suffisamment resserrée, l'auteur semblant "délayer" son récit comme s'il était soumis à un impératif de publication en feuilleton. Un auteur qui tient visiblement par ailleurs à exploiter à fond toutes ses trouvailles comiques. Ainsi, non content de nous dévoiler un long message publicitaire dont le contenu ne brille déjà pas par sa finesse, il nous en impose quatre de suite du même acabit (4) ! Et les dialogues répétés du héros avec son GPS, interminables, poussent au bord de l'exaspération ...
Une écriture qu'on aurait voulue drôle, légère et percutante et qui, du fait de sa pesanteur et de son manque d'intensité, ne réussit pas même à attacher le lecteur à un héros dont la psychologie aurait pourtant dû le toucher.
Ce roman de Jonathan Coe m'a donné l'impression d'avoir été écrit un peu rapidement et je trouve dommage que l'auteur n'ait pas su faire preuve de plus d'exigence pour mettre en valeur le si beau matériau dont il s'était doté. Sans doute, La vie très privée de Mr Sim n'est-il pas son meilleur livre et je ne conseillerai donc pas de découvrir Jonathan Coe, comme je l'ai fait, en commençant par la lecture de son dernier roman.
1) Curieusement, la traduction ne rend pas compte du titre original : "The terrible privacy of Maxwell Sim"...
2) "Par les mots, elle nous offre ses révélations scandaleuses. Par les mots elle nous fait don de sa terrible intimité"
3) Une lettre – bien longue ! - de l'oncle Clive à sa nièce évoquant le journal fictif d'un célèbre navigateur, la nouvelle - très autobiographique – de l'ex-femme du héros, l'essai d'une étudiante et amie d'enfance du héros , fondé lui aussi sur un fait autobiographique et une sorte de confession du père du héros à son fils
4) Quand le héros consulte sa boîte mail après quelques mois d'absence , il tombe sur 4 longs messages vantant un produit permettant de recouvrer sa virilité, son filtre anti-spam ayant été désactivé...
La vie très privée de Mr Sim, Jonathan Coe, traduit de l'anglais par Josée Kamoun, Gallimard 2011
Voir le compte rendu de la rencontre du 16/09/11 avec Josée Kamoun, la traductrice de ce roman:
Rencontre avec Josée Kamoun, la nouvelle traductrice de Jonathan Coe
EXTRAITS :
p.17/18
(...) En cet instant, d'ailleurs, je me sentais sans doute plus seul que jamais dans ma vie, et ce qui m'en avait fait prendre conscience, c'était le spectacle de cette Chinoise avec sa fille , en train de jouer aux cartes à leur table.Elles semblaient si heureuses en compagnie l'une de l'autre, il y avait une telle complicité entre elles. Elles ne parlaient pas beaucoup, et quand elles parlaient, c'était de leur partie de cartes, autant que je pouvais en juger. Mais peu importait, tout se passait dans leur regard, leur sourire, cette façon de rire tout le temps, de se pencher l'une vers l'autre. A côté d'elles, aucun des dîneurs n'avait l'air de profiter de l'instant. Certes, ils parlaient et riaient, eux aussi. Mais ils ne paraissaient pas absorbés les uns dans les autres comme la Chinoise et sa fille. Il y avait un couple assis en face de moi, et manifestement sorti « en amoureux »; le type n'arrêtait pas de regarder l'heure à sa montre, et la fille les textos de son mobile. Derrière moi se trouvait une famille de quatre personnes : les deux petits garçons jouaient sur leur consoles Nitendo, et le mari et la femme ne s'étaient pas adressé la parole depuis dix minutes. A ma gauche, me cachant un peu le front de mer, un groupe de six amis : deux d'entre eux étaient lancés dans une grande discussion qui avait commencé comme un débat sur le réchauffement climatique et semblait s'orienter davantage vers des questions économiques; comme ils campaient sur leurs positions, les quatre autres assistaient sans mot dire à leur échange, s'ennuyant ferme. A ma droite, un couple âgé avait préféré s'asseoir côte à côte plutôt que face à face, ce qui leur permettait de profiter de la vue tout en les dispensant de causer. Rien de tout cela ne me déprimait à proprement parler. Sans doute ces gens rentreraient-ils chez eux convaincus d'avoir passé une excellente soirée. Mais moi, je n'enviais vraiment que la Chinoise et sa fille. Il est clair qu'elles possédaient quelque chose de précieux, quelque chose qui me manquait cruellement. Quelque chose dont j'aurais voulu avoir ma part.
(...)
p.86/87
(...)
Mais plus tard, à mesure que l'horreur de sa situation le plombait, les entrées du journal se firent encore plus singulières. Indépendamment de l'isolement farouche auquel il se contraignait, des mois d'absolue solitude, sans rien d'autre pour distraire son regard que l'immensité de l'océan roulant sur ses bords, il s'apercevait qu'à supposer que sa supercherie ne soit pas éventée, il lui faudrait vivre un énorme mensonge pour le restant de ses jours. Or c'était une chose de donner le frisson aux journalistes, et même à ses amis des bars nautiques, en leur contant des prouesses sur fond d'Atlantique Sud perfide, ou l'allégresse éprouvée à dépasser le cap Horn, des histoires comme il saurait en inventer des douzaines, mais que dirait-il à sa femme, par exemple ? Comment lui mentir, allongé auprès d'elle au fil des nuits, sachant que l'amour et l'admiration qu'elle lui portait reposait en partie sur des actes héroïques dont il était bien incapable ? Pourrait-il lui cacher cette vérité pendant les quarante, cinquante années à venir ? J'ai parlé de la « terrible intimité » de sa cabine, mais ses mensonges allaient-ils survivre à l'intimité plus redoutable encore de la vie de famille ?
(...)
p.218/220
(...)
Mr et Mrs Byrne sont revenus en même temps, chacun suivant son idée.
« Quand dois-tu être aux Shetlands, exactement ? A demandé Mrs Byrne ?
Tiens, les voilà, a dit Mr Byrne en me tendant un trousseau de clefs. Dis donc, elle est à toi, la Prius, dehors?
- Ca n'a pas tellement d'importance, pourvu que j'y sois en fin de semaine, j'ai répondu à Mrs Byrne. Enfin, le temps du voyage.
- Eh bien alors, pourquoi n'irais-tu pas dîner chez Alison et Philip, demain soir ?
- Comment tu la trouves? Agréable à conduire? »
J'ai supposé que Philip était le mari d'Alison, le prénom me disait vaguement quelque chose.
« Je ne peux pas, malheureusement, je vais retrouver Lucy, ma fille, demain soir. A Kendal. Oui, j'adore la conduire. Vous savez que j'ai tenu une moyenne de 6 litres au cent pour venir jusqu'ici? Et puis le GPS est fabuleux.
- A Kendal? Qu'est-ce qu'elle fait à Kendal, ta fille?
- Pas mal, mais attention, tu as des petites diesels qui font pas tellement plus aujourd'hui. Il est gros, le moteur?
- C'est à dire que...Caroline m'a quitté, vous comprenez. Il y a six mois. Elles habitent Kendal à présent. Euh, je n'en ai pas la moindre idée, c'est sans doute précisé dans le manuel...
- Oh, Max, je ne savais pas. Tu dois être effondré. Pourquoi est-ce que Chris ne nous en a pas parlé, je me le demande.
- Je me suis laissé dire qu'elle n'a pas beaucoup de reprise, qu'elle manque un peu de puissance, quand tu dois doubler dans l'urgence.
- Oui, ça a été une ... déception. La pire déception de ma vie, à vrai dire. »
Mr Byrne m'a regardé, interloqué, jusqu'à ce que sa femme lui donne une tape réprobatrice sur le genou.
« Il parle de la rupture de son couple, pas de la puissance de sa voiture. Tu ne peux pas écouter un peu? »
Puis, s'adressant à moi : « Il y a des tas de relations qui traversent des passages à vide, Max, je suis sûre que ça n'aura qu'un temps.
(...)