"Laure, Flaubert et moi... Maupassant", de Cécile Delîle
Dès le titre de ce deuxième roman, Cécile Delîle installe sa biographie de Guy de Maupassant sous deux ombres tutélaires, et même sous une double filiation car il lui plaît d'adhérer à la thèse - jamais avérée – faisant de l'auteur de Boule de suif le fils naturel adultérin et clandestin de Laure Le Poittevin - épouse "de Maupassant" - et de son ami d'enfance Gustave Flaubert.
Un parti pris qui lui permet d'accentuer l'aspect romanesque de cette figure marquante que fut cette belle femme intelligente et cultivée, mariée à un peintre infidèle et violent au médiocre talent dont elle se séparera. Une femme libre, passionnée et rebelle, lucide et volontaire, à la fois «mondaine et républicaine, aristocrate et féministe tout en gardant sa féminité» qui reniera Dieu, sa famille et son mari. Mais aussi une mère sensible et aimante qui pressentit et encouragea les dons de son fils, l'aiguilla «sur la route du père», construisant pour une large part son destin littéraire. La prise en charge de l'éducation du jeune homme par Flaubert et l'affection qu'il lui témoigna s'affirment alors dans ce livre comme une reconnaissance de paternité, tout comme l'accession de Maupassant au statut d'écrivain semble la consécration de cet amour caché de Laure pour son «vieil ami». Satisfaction de la mère, revanche sur ce mari méprisé mais aussi sur la violence et l'hypocrisie d'une société ne reconnaissant pas aux femmes leurs droits.
Laure Le Poittevin
Dans Laure, Flaubert et moi... Maupassant, l'auteure use donc de toute la liberté que lui donne la fiction et offre un récit très touchant et vivant, entremêlant une série de courtes scènes, de lettres et de tableaux. Elle embrasse ainsi par touches successives cette Normandie où Maupassant vécut une enfance simple proche de la nature, son enfermement insupportable dans un pensionnat religieux, les enseignements pertinents de son maître et toute cette vie culturelle "parisienne" - notamment celle qui suivit la terrible guerre de 1870 -, nous entraînant dans les lieux à la mode, des salons parisiens aux berges de la Seine où se mêlaient artistes, écrivains et filles de joie dans une ambiance populaire, et se penchant avec beaucoup d'empathie sur les états d'âme de ses personnages. Et elle éclaire ainsi les différentes facettes de la personnalité de Maupassant, «son génie poétique et sa brutale sensualité».
Le charme de cette biographie, qui bien que fictive s'avère solidement étayée, tient aussi largement au fait que l'écriture de Cécile Delîle cherche manifestement à se rapprocher du style de l'écrivain dont elle épouse notamment la dynamique et la diversité narratives. Le récit linéaire maintient un juste équilibre entre le narratif et le descriptif et joue de la mobilité du point de vue et des changements de temporalité. L'histoire est en effet racontée le plus souvent par un narrateur extérieur mais avec de plus ou moins brèves incursions du "je" de Maupassant, tandis que de nombreux dialogues au registre plus familier introduisent encore d'autres narrateurs. Et, surtout, l'enchâssement de correspondances plus ou moins fictives – puisqu'elles recourent souvent à des extraits authentiques ou à d'autres extraits de lettres d'époque leur donnant beaucoup de véracité – fait de chaque épistolier un narrateur. Quant à la temporalité, elle oscille sans cesse entre narration antérieure au passé et narration simultanée au présent. L'auteure intègre de plus dans son récit de nombreux passages renvoyant aux ouvrages de Maupassant, clin d'oeil malicieux à l'écrivain donnant à son texte un surcroît d'authenticité.
Bain à La Grenouillère, Claude Monet
Cécile Delîle réussit ainsi à faire revivre toute une époque et on a plaisir à croiser Zola ou Dumas fils, Offenbach ou Nadar et à retrouver tous ces lieux immortalisés par les peintres impressionnistes. Elle fait pleinement ressentir cette sensualité de Maupassant s'exprimant dans son amour pour les femmes mais aussi dans cet amour porté à la nature, à l'eau et aux bateaux, qui donnent sens à sa vie. Elle décrit ainsi avec sensibilité ses premiers émois face à la mer à Etretat qui se mueront en une passion jamais assouvie pour la Seine, personnage à part entière de ce roman et seul objet de ses déclarations d'amour jusqu'à son lit de mort :
«Je veux la voir! Rien qu'au reflet de ses feuilles, je connais le mois, la saison ! Rien qu'à son mouvement, je devine la moindre embarcation, rien qu'à sa couleur je connais son humeur, rien qu'à son cri je sais l'animal qui y vit.»
On s'attache par ailleurs à ce couple mère/fils uni par un même goût de la liberté, par une même absence de préjugés, par un même respect des humbles, des gens «ordinaires», ainsi que par l'admiration et l'amour fidèle porté à Flaubert au-delà même de sa mort. Et la vitalité désespérée du fils semble rejoindre celle de sa mère dans cette immortalité donnée par la littérature.
(Article publié le 31/03/2014 sur La Cause littéraire)
Laure, Flaubert et moi... Maupassant, Cécile Delîle, éditions du Petit Pavé, mars 2013, 204 p.
A propos de l'auteure :
Cécile Delîle est née en 1968 et vit aux portes de la Normandie. Elle a publié un premier roman sur ses années d'enseignante dans les quartiers sensibles. Laure, Flaubert et moi... Maupassant est son deuxième roman.
EXTRAITS :
p. 34
(...) D'un geste mécanique, ses doigts se refermèrent sur la rampe d'escalier qu'il aimait sentir glisser avant d'arriver au salon, où il répétait avec Alfred leurs pièces sur un vieux billard servant de scène.
- Vous savez, dit-il en retrouvant brusquement la parole, «j'ai connu tous les hommes remarquables de ce temps, mais ils m'ont semblé petits auprès de lui». Flaubert revoyait la joue froide de son ami qu'il avait embrassée, avant de refermer le lourd cercueil. D'un geste naturel et pour bien s'assurer qu'il ne rêvait pas, il prit le bras de Guy et l'emmena marcher plus bas.
- Quant à vos vers, «commencez par travailler, jeune homme ! Vos poèmes ont au moins cinquante ans !»
Guy, subjugué de mêler ses pas à celui qu'il admirait tant et dont Laure lui parlait si souvent, n'écoutait pas. Il sentait la chaleur d'une épaule mâle et amicale le toucher pour la première fois et remplir l'immense trou béant de son corps.
Flaubert continuait en foulant le pavé.
- «Ce que vous m'avez apporté prouve une certaine intelligence, mais n'oubliez point ceci, jeune homme, le talent suivant le mot de Buffon n'est qu'une longue patience !»
Il enleva ses loupes de professeur et avec un large sourire enchaîna :
- Ce qui nous laisse largement le temps de faire un détour par la foire de Saint-Romain ! dont la musique et la bonne odeur de harengs frits lui parvenaient sous les moustaches. Qu'en pensez-vous mon jeune ami ? (...)
Matin sur la Seine, Claude Monet
p. 52
(...)
Ce matin à ses pieds, la grande Seine est «terre». Brassée pendant l'hiver, il n'y a qu'en février qu'elle a la couleur des quatre éléments mélangés qui enivre et laisse espérer. Entre l'ocre et le gris bleuté, elle ondule, bouscule tout sur son passage et lui montre qu'il n'est rien, seul à la contempler. Pourquoi il l'aime ? Il n'en sait rien. Jamais il n'aimera une femme autant qu'elle.
Dans ce paysage de boue où quelques tuiles orange éclairent le tableau, il enfonce copieusement ses pieds dans la vase. De l'oeil, il remercie chaque brindille, chaque branche, chaque arbre qui préparent en silence le grand chambardement. D'ici deux mois, il ne sera plus seul à arpenter ses rives hostiles. Les costumes, les rubans défileront sous des saules magnifiques et les corps brunis s'agiteront au soleil.
Pour l'instant, la Seine est à lui et il la désire. Il malaxe avec son pied le sol gélatineux, respire son odeur et s'amuse à décoller les vers grouillants prisonniers sous les pierres. Ensuite, il regarde flotter ses troncs effrayants, gonflés et décharnés, laissant sa pensée s'évaporer dans la mousse verdâtre. Brutalement, les canons des chasseurs le réveillent, la sirène du train lui rappelle ce maudit bureau qu'il doit rejoindre.
- Zut, mon pantalon !
Tant pis, il emporte sous les semelles les traces de son amie qu'il dispersera, amusé, sur un parquet vernis au nez et à la barbe de tous ces emmerdeurs.
(...)
Villa "les Verguies" (Les Vergers) à Etretat
p.74
«Pavillon des Verguies,
Etretat, le 2 décembre 1880
Mon cher Gustave,
Tu te demandes sans doute comment une femme vivant seule occupe ses journées ? Comment elle arrive encore devant cette étendue d'eau au charme mélancolique à trépigner d'impatience et de plaisir sous sa robe ? Eh bien, je lis tes livres, je les relis, les respire en caressant leur couverture jaune qui me réchauffe le coeur et les mains. C'est vrai que la solitude m'accable mais il suffit de te débusquer entre tes lignes pour me sentir à nouveau exister. J'ai bien reçu tes trois contes, que j'ai dévorés, tu t'en doutes, face à la mer. «J'ai commencé incontinent par le premier conte. J'ai suivi pas à pas l'humble servante Félicité dans sa vie de travail et d'abnégation; je suis entrée dans cette maison de petite ville où les jours se succèdent aux jours avec une désespérante monotonie; puis j'ai aimé le pauvre Loulou, le prerroquet vert, qui s'envole si bien au pays du rêve en dépit de son aile cassée, de son oeil de verre et de son ventre bourré d'étoupe. Cette étude est exquise dans ses demi-teintes si tendres et si fines». Merci donc mon ami, pour ces charmantes heures passées en ta compagnie, qui m'éloignent de mon isolement.
(...)